Salle Pleyel, 12 mars 2014 : Strauss et Schubert

Orchestre de Paris, salle Pleyel, 12 mars 2013. Avec notamment Roland Daugareil (2ème à gauche) et Marek Janowski, qui a un coup (d’archet) dans le nez.
Après la démission de Anja Harteros, l’Orchestre de Paris a monté in extremis un programme exclusivement instrumental dans une salle forcément très clairsemée.
La première partie s’ouvre par Mort et transfiguration de Richard Strauss (25′), un poème symphonique en quatre mouvements enchaînés. L’orchestre est massif, avec cuivres et percussions de rigueur. D’emblée, Marek Janowski semble affirmer ses directives : pas de spectaculaire, peu de pathos, mais des nuances volontiers fondues-enchaînées. Les premières mesures présentent des piano maîtrisés, qui donnent à entendre l’orchestre sous son meilleur aspect. Par la suite, on regrette que la phalange capitale (je sais, mais, dans l’immédiat, j’ai pas d’autre synonyme en tête pour « orchestre parisien ») ne laisse pas éclater la puissance de la composition : peu de fortissimo réellement éclatants, comme s’il s’agissait de privilégier la musicalité sur la puissance de l’écriture orchestrale. Cette option se révèle très précieuse dans une grande partie de ce « poème symphonique », qui s’ouvre et se ferme sur un murmure magnifique ; mais elle eût sans doute été plus gouleyante à nos ouïes si elle avait plus nettement contrastée avec de toniques scènes de batailles en milieu de bal.
C’est d’ailleurs cette même impression de manque de tonicité qui catalyserait nos menues critiques pendant l’audition de la Huitième symphonie de Franz Schubert (25′). La pièce, il est vrai, est curieuse : dans le premier mouvement archicélèbre, la force des thèmes s’associe avec la science des marches harmoniques, le tout subtilement distillé entre les pupitres ; dans le second, le compositeur joue davantage sur le développement d’un matériau récurrent qu’il prend plaisir à exploser puis à réexposer entre deux variations ou digressions. Manque au moins un dernier mouvement – d’où l’appellation fantasmatique de « symphonie inachevée ». L’Orchestre de Paris, qui a glissé cette pièce dans le concert pour pallier la défection de la soprano, rend bien, malgré quelques apparences de décalages sporadiques, l’élégance et la subtilité d’une œuvre réellement séduisante. Les vents (clarinettes, flûtes, hautbois en premier chef) jubilent, et l’on apprécie les sonorités très caractérisées des solistes, Pascal Moraguès en tête. Et cependant, en dépit de la beauté de la composition et de la qualité d’ensemble des musiciens, peut-être parce que nous sommes grognon de nature, il nous manque une petite pincée d’énergie, de dynamisme, d’allant qui pourrait complètement nous emballer.
Après la pause douiche-champagne, la brève seconde partie poursuit l’assèchement de l’orchestre : après que celui-ci s’est allégé en passant de Strauss à Schubert, le voici réduit à un ensemble de vingt-trois cordes solistes pour les Métamorphoses de Richard Strauss (25′). Magnifique est cette pièce, qui sonne comme un quatuor à cordes amplifié, avec des thèmes qui montent des contrebasses aux violons, puis s’égaillent parmi les musiciens, gonflent, s’essoufflent et grondent de nouveau. Les bien-cultivés y lisent des allusions à la destruction de l’Opéra de Munich (l’œuvre est achevée en 1945) et à tel thème beethovénien : franchement, on s’en tampiponne le bibobéchon, tant chaque audition de la pièce saisit. Les musiciens de l’Orchestre de Paris, presque sans un regard pour leur chef, réussissent une belle version, très cohérente, d’où émergent cependant quelques sons singuliers qui ajoutent du piquant. Là encore, un soupçon d’énergie supplémentaire, ou à tout le moins un zeste de tension retenue par moments, aurait achevé de nous convaincre.
Restent un programme tronqué mais bien construit, des interprétations parfois prudentes mais de bonne facture, et cette impression de sérieux et de qualité qui, associée aux précédentes qualités, font, en dépit du faux bond d’Anja Harteros, les bons concerts de Pleyel ; d’ailleurs, pour une fois, les applaudissements nourris du maigre public traduisent avec pertinence cette joyeuse impression. Alléluia (même si, bon, en Carême, c’est de mauvais goût, point n’en disconviens-je) !
Best of colloque international « Cinéma et littérature »
Qu’est-ce qu’un colloque ? Un endroit où des gens prononcent des phrases qui ont parfois du sens in situ mais qui surprennent hors contexte, au-delà même des astuces visant à parler le plus longtemps possible (au bout de 5’/20 autorisées, on déclare : « Je voudrais commencer ma communication » ; au bout de 20’/20, on annonce : « Je vais terminer par trois exemples » ; au bout d’une demi-heure, on lâche : « Enfin, je voulais ajouter, avant de conclure », etc.). Surgissent de la bouche des communicants et des spectateurs, pendant les exposés comme pendant les « débats », des emballements liés à la fougue de l’oralité, des expressions incontrôlées, des trouvailles étonnantes, des professions de foi peu étayées par le raisonnement, des formulations témoignant de la joie universelle de jargonner un brin, des étrangetés amusantes… Par réflexe, je note ces miscellanées, quelquefois épicées par les embardées des interprètes. Et, cette fois-ci, lors du colloque « Fiction littéraire et cinéma » organisé à Carthage par l’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts, j’ai notamment graffité ceci.
- « Comme disait le poète, le roman est un miroir avec lequel on se déplace le long d’une route. »
- « Le cinéma et la littérature sont les moyens par excellence d’expression de la souffrance et de la détresse humaine. »
- « L’iconologie essaye d’étudier les différentes interférences entre les différents genres d’expressions. »
- « Ici, je pense surtout au grand roman de García Marquez, Un siècle d’isolement. »
- « Le cinématisme est un langage offrant une modalité d’expression très précieuse. »
- « Le cinéaste doit-il résister à des pressions extérieures qui ne peuvent être combattues ? »
- « Quand on lit un livre, on voit beaucoup mieux ce qu’on lit qu’au cinéma. »
- « Comme dit Blanchot, le roman va toujours vers un focus, et c’est au lecteur de chercher ce focus pluriel. »
- « La littérature est née parce que l’œil qui voyait a commencé à écrire. »
- « Les romans, depuis Nathalie Sarraute, vont dans le sens du cinéma. »
- « Le romantisme veut préserver l’amour jusqu’à la mort, comme on le voit dans Tristan et Iseut. »
- « Quand je parle de généalogie, c’est un peu fanfaron de ma part. »
- « Jean-Paul Sartre, dans L’Imaginaire, étudie l’imaginaire. »
- « On sait tous que Proust a produit beaucoup d’images littéraires. »
- « Chez Proust, l’image mentale fonctionne comme un hypotexte mémoratif. »
- « La métaphore de la spatialisation temporelle est dénotée par l’emploi du mot jour. »
- « Cette utilisation du couloir révèle une géographie spatiale à vocation dédalique. »
- « Le travelling est une métaphorisation spatiale de l’image en mouvement. »
- « Ce qui frappe, incontestablement, c’est qu’il y a une heuristique de la coprésence absolument monumentale. »
- « Ce qu’il faut, c’est prendre en compte la situation socio-civilisationnelle – je ne dis pas socio-historique, attention ! »
- « On ne fait pas un film tout seul. On travaille avec des gens. »
- « La littérature, il lui faut au moins deux molécules pour se former. »
- « Bref, pour le dire plus sobrement, la figure du kaléidoscope conjugue les aspects incoatifs et terminatifs. »
Délices de la sémioticité bruélienne
Oui, sur cette photo volée à ma grande surprise, diffusée par des médias internationaux et longuement commentée dans les foyers, l’on constate que, entre deux séances du colloque international sur « Fiction littéraire et cinéma : constantes et mutations dans le monde contemporain », organisé par l’Académie tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts (Beït al-Hikma), j’ai pu, brièvement, me faufiler jusqu’à Sidi Bou Said et son Café des délices afin d’envisager la suite des débats intellectuels, féconds et ô combien enrichissants (gling), avec une manière de recul sociocritique culturellement mieux informé. Devrais-je me justifier de ce souci de contact, de proximité avec la réalité locale ? On croit rêver !
Opéra Bastille, 22 février 2014 : « La Fanciulla del West »

Marco Berti (Dick Johnson), Carlo Rizzi, Patrick Marie Aubert, Nina Stemme (Minnie), Claudio Sgura (Jack Rance) et André Heyboer (Sonora). Photo : Josée Novicz.
Nina Stemme reprend une production de La Fanciulla del West importée de l’Opéra d’Amsterdam, où s’est illustrée et dévédéisée la Westbroek. Paris a accueilli cette production sous les huées des conservateurs et les brava de spectateurs plus sensibles. Le soir où France Musique diffusait le produit (interdit à la réécoute), nous y étions.
L’histoire : dans un monde d’hommes, Minnie est la pépite du saloon local, où un seul de ses sourires vaut une tournée générale. Courtisée par tous, notamment Jack Rance, le shérif, elle tient à garder sa virginité, tant sexuelle que labiale. Pourtant, à la fin de l’acte I (55′), elle se laisse séduire par Dick Johnson, une vague connaissance arrivée dans le tripot au moment où tous les autres hommes partaient à la poursuite d’un bandit, tadaaam. Invité chez Minnie au début du II (40′), l’inconnu est sur le point de niquer, quand la nouvelle tombe : il n’est autre que, un, le bandit, deux, le jules de la pute locale. Minnie, outrée, le chasse, puis le recueille quand il est blessé par ses poursuivants. Le shérif le déniche dans la cabane de la donzelle, mais celle-ci entourloupe le justicier afin d’obtenir la vie de son chéri. Lequel, dès le début du III (30′), est rattrapé et condamné à être pendu. Las, double peine pour les mineurs : en ressortant du doss’, Minnie obtient la vie sauve pour le fautif, et décide d’aller vivre ailleurs, comme chez Francis.
La représentation : disons-le, on est déçu de n’être pas choqué. Juste énervé. La mise en scène s’intègre dans trois décors signés Raimund Bauer : le saloon modernisé (tuyaux, flippers, bandits manchots électroniques), un mobil-home kawaï façon Barbie en guise de cabane pour Minnie, et une casse de voitures qui dissimule un escalier lumineux. Si. Le tout est agrémenté par quelques effets numériques de Jonas Gerberding, incluant un lion de la Goldwyn et des dollars qui pleuviotent sur des traders ou les chanteurs. Si aussi. Andrea Schmidt-Futterer habille les mineurs de l’Ouest en zonards (cuir, lunettes de sun, guns faciles). Par chance, la mise en scène de Nikolaus Lehnoff ne pâtit pas de ces choix esthétisants, dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils sont ridicules (même les soutiens de ces options débiles rigolent devant une si pathétique « modernisation »). Les choristes, omniprésents dans cet opéra, bougent bien – on sent que le spectacle a été joué sept fois avant cette représentation -, ensemble et à bon escient. On s’étonne juste de ne pas entendre une basse, un accordéon et un disc-jockey. Après tout, pourquoi seuls ces crétins incultes et prétentieux de décorateurs auraient-ils le droit de changer ce qui est écrit ? Let’s rock Puccini, motherfucker! Allez, souk, souk, souk, monsieur le Vanillé ! Nan ? Pourquoi ?
- Aux saluts, Marco Berti menace de siphonner…
- … le coffre de la Wells Fargo. (Photos : Josée Novicz)
La musique : cet opéra bref (2 h 05′, honteusement troutées par 55′ d’entracte) donne à sentir la beauté d’un opéra de Puccini quand il est réussi. Une histoire linéaire, intelligible, stéréotypée, oui ; mais une orchestration brillante, aux harmonies souvent riches et vibrantes, surtout hors des grands airs obligés où le maestro se contente de faire, avec science, ce qui est attendu de lui. L’orchestre de l’Opéra, dirigé par Carlo Rizzi, peut s’y donner avec d’autant plus de tranquillité que, d’une part, le chef veille, au-delà des départs limite, au grain – il est notamment très attentif aux chanteurs – et, d’autre part, les chanteurs savent chanter, ce qui n’est pas si obligatoire que l’on pourrait fantasmer.
La Fanciulla del West est caractérisé par une tripotée de seconds rôles (19 solistes !), incluant le puissant Emmanuele Gianinno en Trin, le tonique Roman Sadnik en Nick, l’un peu court en coffre Andrea Mastroni en Ashby, les habitués Éric Huchet et Ugo Rabec, ou encore Anna Pennisi, sosie miniature d’une Anna Netrebko mâtinée d’Eva Longoria, en Wowkle porteuse de poupon. Toutefois, il se concentre surtout autour du trio amoureux. L’incarne en premier chef, dans le rôle du shérif éconduit, Claudio Sgura, beau gosse italien entendu il y a moins d’un an dans La Gioconda, peut-être moins parfait dans sa voix (belle, mais un peu lente à s’exprimer dans toute sa puissance) que dans sa présence scénique. L’homme séduit et finit fort, de telle sorte que l’on a du mal à voir pourquoi Minnie lui préfère le Dick Johnson-Rameerez joué par Marco Berti. Celui-ci, beaucoup moins gossbo même dans le costard dont il est curieusement affublé in fine, est un spécialiste des rôles de ténors à l’italienne, et sa spécialité n’est pas usurpée : projection, tessiture, premier degré dans l’excès tellement cliché, tout est parfait, rien ne dépasse – c’est pourquoi il faut à la fois souligner l’excellence du zozo, absolument impeccable à nos ouïes, et notre difficulté à être, plus qu’admiratif, séduit.

Vue générale de la casse del West. Troisième à gauche, Anna Pennisi ; au centre, Nina Stemme, à l’extrême-droite, André Heyboer. Photo : Josée Novicz.
Dans une salle pas pleine du tout, ce qui est surprenant car l’opéra est accessible par sa brièveté et son côté spectaculaire (avec les hommes présents en masse aux actes I et III), c’est surtout « la » Stemme qui est attendue. Le rôle est sous-dimensionné pour une cantatrice de son acabit, qui l’apprécie – troisième interprétation – sans doute pour sa relative facilité au regard de ses autres emplois. Pas de quoi oublier que cette facilité est réellement relative : les aigus inaccessibles doivent sortir ; et le souffle comme la présence scénique sont obligatoires pour donner un brin de consistance à ce personnage dont la scénographie hollandaise surligne vainement la vacuité. Or, Nina Stemme, déjà dévédéisée dans le rôle, s’active pour maintenir une illusion dramatique qui devrait être inhérente à la notion d’opéra, sous peine de la réduire, comme c’est si souvent le cas, à une performance vocale. On sait donc gré à la diva suédoise de jouer son personnage. Son aisance vocale lui autorise quelques acidités dans des premières interventions qui nous semblent sonner moins chaleureuses que sait le faire cette voix ; c’est sans conséquence, car la chanteuse fait ensuite sonner sa voix pleine, et, surtout, elle est Minnie, . Ridicule ? Oui – et encore, dans les deux premiers actes, nulle taupe ne lui a chié sur la tête une perruque de merde. Cucul la praline ? Oui. Mais avec un mélange de foi dans l’honnêteté troublée de cette pauvre nénette, et de distance indispensable pour laisser penser que la pauvre nénette n’est pas si conne qu’elle veut le laisser supputer.
Bref, c’est vocalement enlevé et scéniquement abouti. Beau job des trois héros.
En conclusion, grâce à un bon travail d’acteurs et un joli plateau vocal, cette Fanciulla del West prouve qu’un décor stupide (doit-on vraiment chercher à accorder un sens à ces contre-sens vaniteux ?) ne suffit pas à terrasser une mise en scène de qualité et un opéra dramatiquement sot mais de haute volée musicale.
Opéra Comique, 21 février 2014 : « Pelléas et Mélisande »

Dima Bawab, Laurent Alvaro, Karen Vourc’h, Philipp Addis et Sylvie Brunet-Grupposo. Photo : Josée Novicz.
Souvent monté à Paris, le « drame lyrique » de Claude Debussy a retrouvé pour cinq représentations son Opéra Comique originel, sous la direction de Louis Langrée, dans une reprise de la production de juin 2010. Nous y étions.
L’histoire : Golaud se perd dans la forêt en chassant, mais il y pêche Mélisande, une fugueuse ensuquée dans le mystère, qu’il décide néanmoins d’épouser en secondes noces vu qu’elle est bien accorte. Il la ramène au château d’Arkel, son vieux père, roi d’Allemonde. Dans ce coin pourri (la famine sévit pour les pauvres, les forêts sont si hautes « qu’on ne voit presque jamais le soleil », le château est triste et ses habitants sont tous vieux), Mélisande entame une grave dépression… à peine agrémentée par la présence de Pelléas, son beau-frère, avec qui elle conte fleurette. Golaud s’inquiète de voir fricoter ceux qu’il traite pourtant d’enfants, au point de charger son fils Yniold les espionner. Une nuit, patatras et badaboum, il surprend les deux zozos en train de s’embrasser lors d’un rendez-vous secret. Il tue Pelléas ; Mélisande accouche puis meurt de lassitude (ou sur l’ordre de son mari) sans avoir vraiment convaincu son époux qu’elle ne coucha point avec Pelléas.
La représentation : malgré des problèmes techniques obligeant le théâtre à offrir une première respiration aux spectateurs dès la fin du premier interlude, le spectacle a pu se dérouler à peu près normalement. Au programme, donc un décor vide, hormis le contour boisé marquant l’enfermement et les pistes d’ouverture sur la fin, ainsi qu’une sorte de coquille d’huître troué servant de plateau général (tour à tour berge, bord de fontaine, chambre ou château-phare – un jeu de mots derridien sur Mélisande, représentée comme une chatte à forts ?) ; des accessoires anachroniques (chaise roulante façon Ring de Bastille, perfusion récurrente, couveuse pour le poupon) ; des costumes, signés – comme quoi la honte n’existe pas chez les paresseux sans talent – Thibault Vancraenenbroeck, les photos permettant d’admirer l’insignifiance de ces nippes, avec néanmoins une mention spéciale pour la nuisette dans laquelle Mélisande passe tout le spectacle ; et une mise en scène, signée comme le décor – pardon, la scénographie – Stéphane Brauschweig, dont un euphémisme aimable consiste à dire qu’elle n’a pas le moindre intérêt (ainsi de la scène ambiguë, ici bâclée, de la visite des sous-sols puants par les deux frères, où Pelléas est jeté puis ressort comme si de rien n’était). Quand on pense qu’une « dramaturge », en l’espèce Anne-Françoise Benhamou, a sévi également, cela laisse supputer que le budget était trop grand et qu’il fallait embaucher une intermittente de plus pour le justifier, tant l’ensemble manque de mise en exergue pertinente, de choix stimulants et de cohérence profonde (ainsi du personnage d’Arkel : aveugle ou infirme ou quoi ou qu’est-ce, in fine ?).
On exagère : toute la mise en scène de cette production tourne autour d’une idée – Mélisande est une salope. Elle aguiche par sa tenue, ses attitudes, voire une séance de caresses aboutissant à une manière d’orgasme pour saluer les déclarations enflammées de Pelléas. Cette option putassière, soulignée par une scène de la tour où les deux personnages sont collés l’un à l’autre, contre le texte et l’esprit du texte, ne présente de charme que pour les mâles venus profiter du corps de Karen Vourc’h. Les spectateurs venus pour l’opéra – tous, donc, moins le vieux connard derrière moi qui tentait de succionner dans sa bouche plus fort que l’orchestre et les chanteurs réunis pendant les actes quatrième et cinquième, puisses-tu crever dans des souffrances humiliantes, salopard – sont en droit de s’étonner de ce contre-sens. En effet, tout le drame repose sur l’ambiguïté du personnage qui incarne la femme vue par l’Occident : innocente mais imprécise, enfant mais traversée de désirs, libre mais soumise à ses époux, pure mais draguant éhontément le frère de son mari… La présente version ôte toute ambiguïté à la princesse inconnue, de sorte que tombent comme des mouches sur le potage les scènes où Mélisande avoue sa tristesse, ou celle où Golaud s’aperçoit que, quelle que soit la réponse, il ne saura jamais la vérité. Dans le premier cas, Mélisande passe pour une simple menteuse ; dans le second cas, Golaud, magnifique figure dramatique, passe pour un gros con, et son désespoir paraît grotesque au spectateur censé avoir la clef de l’énigme. Autant dire que l’on attendra pour applaudir une version de l’adaptation debussyste de Maurice Maeterlinck qui rende raison, en dépit de certaines formulations surannées ou maladroites, de la puissance d’un symbolisme bien compris.

Décor principal de la scène finale de « Pelléas et Mélisande » version Opéra Comique. Photo : Josée Novicz.
La musique : heureusement, il y a la musique ! La beauté des harmonies, la science de l’orchestre, la variété des couleurs sonores captent l’attention de l’auditeur ; et l’Orchestre des Champs-Élysées rend assez bien les richesses de la redoutable partition. Certes, çà, il semble que certains cuivres souffrent un peu ; là, la justesse des cordes nous paraît perfectible. Reste que ce serait chipoter que faire la très fine bouche, tant l’essentiel est là. Sans emphase et avec élégance, la phalange composite parvient à bon port et propose une interprétation de qualité. Deux remarques toutefois. Première remarque : Louis Langrée se targue d’être revenu aux sources, remettant en place tel interlude ou telle scène rare, hésitant jusqu’à la veille de la première sur le positionnement des pupitres. N’y a-t-il pas un hiatus entre cette revendication d’historicité tandis que, sur scène, Stéphane Braunschweig fait représenter une chambre d’hôpital où Golaud se retrouve proprement, bandé, en train d’arracher sa perfusion ? Seconde remarque, autrement plus essentielle : on eût aimé plus d’attention au potentiel des chanteurs, partant une diminution du volume orchestral.
Le chant : dans l’ensemble, le casting vocal séduit. Karen Vourc’h n’est certes pas la plus expressive des Mélisande (en témoigne son unique rictus aux yeux exorbités, c’est un peu limité pour 3 h de scène), mais c’est sans doute faute d’être mieux dirigée : pour preuve, quand elle est simplement allongée, à la fin du V, elle paraît juste, vraie, comme libérée de ce corps qu’elle est contrainte d’exhiber et dont elle perd l’usage dramatique faute de mise en scène pertinente. La voix est belle, la déclamation intelligible ; à peine regrette-t-on une hésitation sur la nécessité ou non de rrrrouler les « r ». Cette remarque vaut pour la plupart de ses camarades de scène, parmi lesquels Phillip Addis, qui joue Pelléas. Le beau gosse paraît engoncé dans son emploi de jeune premier ; des voyelles dérapent, parfois de façon savoureuse (joli « où êtes-vous nue » pour « où êtes-vous née ») ; néanmoins, la voix, quoique prudente (coupure un brin hâtive des syllabes aiguës), est assurée. Manque, à notre goût, la capacité d’insuffler un brin de mystère à ce personnage, qui peut très bien n’être pas le niaiseux univoque ici privilégié.
Jérôme Varnier en Arkel a une voix riche (belles résonances, notamment lors du I 2) ; mais il semble un peu court dans les parties vraiment graves que ses dernières apparitions sollicitent. Sylvie Brunet-Grupposo fait une apparition bénigne en Geneviève ; Yniold est bien tenu par Dima Bawab ; et Luc Bertin-Hugault, comme à son habitude, joue avec fermeté ses rôles secondaires, en l’occurrence celui de berger hors champ annonçant l’abattoir, et celui de médecin pour femme en phase terminale.
Cependant, on se laisse surtout séduire par le Golaud de Laurent Alvaro. Le chant est maîtrisé, la voix puissante quand elle le doit, et le chanteur laisse percer l’acteur qui est en lui – c’est vital pour un personnage pétri de contradictions que la mise en scène tente d’écraser – ainsi, il ne nous souvient pas, contrairement à ce qu’exige lourdement de lui le metteur en scène, qu’il soit celui qui oblige les deux lovers à s’embrasser. Une belle prestation, mais qui ne masque pas la difficulté de la plupart des chanteurs à passer par-dessus l’orchestre. Dès que celui-ci joue un peu fort, les mots tendent à disparaître. Assurément plus un problème de direction que de chanteurs, dont aucun n’a usurpé sa place !
En conclusion : en dépit de circonstances techniques peut-être crispantes pour les artistes (quand le rideau va-t-il remonter ?), impossible de ne pas apprécier la qualité de cette exécution, notamment l’effort de diction de chaque intervenant… et tout aussi impossible de ne pas rager en regrettant la faiblesse de cette production, rayon mise en scène. De quoi remettre à plus tard l’espoir de voir, un jour, un Pelléas et Mélisande doté d’un joli casting et d’une dramaturgie aussi séduisante que la nuisette de Karen Vourc’h.