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Etsuko Hirose – Le grand entretien – L’intégrale

Etsuko Hirose au Jardin de Rome (Paris 8), le 20 mars 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Elle a l’élégance des artistes qui n’ont pas besoin de jouer

  • les engagées-du-bon-côté-du-manche,
  • les saugrenues évaporées ou
  • les olé-olé toujours à court de textile

pour que leur talent saute aux oreilles. Etsuko Hirose n’en est pas moins auréolée

  • de plusieurs prix dans ces Jeux olympiques de la musique classique que sont les grands concours internationaux (sans défilé de transgenres pour lancer la compétition, c’est l’avantage),
  • d’une bonne vingtaine de disques et
  • de plusieurs centaines de concerts dans le monde entier,
    • en solo,
    • en formation de chambre ou
    • avec orchestre,sous la baguette de pointures comme Charles Dutoit ou Augustin Dumay.

Le 20 mars 2025, entre une tournée au Japon et un récital à Berlin, elle nous a accordé un entretien sans

  • faux-semblant,
  • punchline préfabriquée ou
  • élément de langage usé jusqu’à la corde que l’on ne peut écouter en entier – son effet soporifique est immédiat.

 

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Au programme :

  • sa formation,
  • son travail,
  • son répertoire,
  • ses projets et
  • sa vision de l’évolution du métier.

Voici des mots

  • toujours sincères,
  • tour à tour percutants et délicats,
  • jamais dénués de l’humour discret qui enveloppe souvent les vrais modestes,

posés par une artiste qui a su effectuer la bascule de son statut de très jeune prodige à celui de grande musicienne internationale.


1.
Les années japonaises

 

Fréquemment, les CV d’artistes sont téléologiques. Il semble que, dès leur naissance, peu ou prou, ils étaient destinés à devenir des bêtes de scène dans le monde entier. Au moment d’aborder les années de formation d’Etsuko Hirose, j’ai eu envie de gratter un peu ce vernis convenu pour vérifier s’il ne cacherait pas quelque chose. Et ça a donné ce qui suit…

 

Etsuko, je voudrais commencer notre entretien en vous interrogeant sur votre formation pianistique et sur l’émergence de votre désir artistique. Pas seulement pour commencer par le début, aussi parce que, quand on lit les « biographies » d’artistes internationaux, quelque chose me fascine et me laisse sur ma faim. Leur parcours est présenté comme quelque chose de lisse et de facile. Vous ne faites pas exception à la règle.
Ah bon ?

Oh, oui ! Laissez-moi vous raconter votre vie comme dans un programme de concert… Vous avez commencé à jouer du piano à trois ans.
C’est vrai.

Vous avez joué en public votre premier concerto avec orchestre à six ans, le vingt-sixième de Mozart.
Je confirme.

Alors que vous êtes une toute jeune adolescente japonaise, vous gagnez un énorme concours pour jeunes pianistes à Moscou avant de poursuivre et même de rattraper vos études à Paris, d’abord à l’École normale de musique (ENM) puis au conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Vous y obtenez votre Premier prix. Parallèlement, vous gagnez de nombreux concours internationaux et pas des moindres.
Oui.

Donc on aurait pu arrêter l’entretien ici, puisque tout est si simple. Sauf que la simplicité de ce récit me conduit, au contraire, à vous poser une première question : est-ce que votre expérience réelle d’apprentie pianiste virtuose a été aussi lisse qu’il y paraît, ou est-ce que…
Mais pas du tout, pas du tout, pas du tout, oh la la ! Enfin, il faut distinguer deux choses : quand j’étais enfant et après. Quand j’étais enfant, c’était hyperfacile. Pas de stress, pas de trac, pas de pression. Je me contentais de faire ce que l’on me disait de faire.

À très haute dose, toutefois, surtout pour une enfant, non ?
Oui, c’est ça. Mais ce n’était pas un problème, pour moi. Je ne connaissais pas vraiment d’autre vie. J’imaginais que tout le monde vivait comme ça. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce n’était pas le cas.

 

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« Je voyais le piano comme un jeu »

 

Dès que vous avez trois ans, votre vie tourne autour du piano. Néanmoins, même avant votre naissance, vous étiez en contact permanent avec la musique…
Peu avant ma naissance, ma mère avait lu un article sur la méthode Suzuki. Le principe de cette méthode est que l’on apprend la musique comme on apprend à parler. Or, on apprend à parler en écoutant parler les autres. Dans ce sens, si on met la musique du matin au soir, on apprend la musique. Ma mère était tellement convaincue de ça qu’elle a voulu essayer avec moi.

Vous êtes devenue son cobaye !
Oui et non : ce qu’elle faisait pour moi, elle le faisait pour mon bien. Je ne suis pas sûre que ce que l’on fasse aux cobayes, ce soit toujours pour leur bien…

Pour votre bien, donc, vous étiez entourée de musique sans discontinuer.
Oui, et pas seulement depuis mon plus jeune âge, avant aussi ! Quand j’étais dans son ventre, du matin au soir, ma mère mettait des vinyles classiques. Des symphonies, du violon, des voix, du piano… Quand je suis née et que j’étais tout bébé, ça n’a pas changé : j’étais plongée dans la musique classique du matin au soir. C’est devenu mon milieu naturel, comme l’oxygène.

Dans cette immersion, le piano est arrivé très tôt.
Ma mère jouait du piano en amatrice. Dans la maison, il y avait un piano droit sur lequel elle donnait des cours aux enfants du coin si bien que le piano était quelque chose qui faisait partie de ma vie.

Vous n’avez pas tardé à grimper vous-même sur la banquette à hauteur modulable…
En effet, quand j’ai eu trois ans, ma mère m’a mise au piano. Ce n’était pas un traumatisme, c’était une fierté ! Pour moi, le piano, l’instrument, le son était quelque chose de familier, mieux : de naturel. J’étais très contente !

Et, là, vous avez commencé la fameuse méthode Suzuki. Qu’a-t-elle de particulier ?
Il y a sept cahiers, de difficulté progressive. Sa singularité est de se concentrer exclusivement sur la musique. Il n’y a ni gamme, ni arpège. Dès ses premiers cours, l’élève joue Mozart, Schumann, des œuvres au début très simples puis des œuvres plus compliquées. Une sonate de Mozart apparaît ; un menuet de Paderewski suite ; un cahier propose le concerto italien puis la première partita de Bach ; et ainsi de suite jusqu’à la sonate Appassionnata… du moins à mon époque !

Et quand jouez-vous l’Appassionata ?
J’arrive à l’Appassionata à huit ans.

À huit ans ?
Pour moi, c’était normal. J’écoutais ces musiques depuis toujours, de sorte que j’avais envie de les jouer le plus tôt possible. Ça me motivait pour travailler. Je voyais ce projet presque comme un jeu.

 

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« J’adore les défis »

 

Un jeu, pour un petit Français, c’est une manette et un écran, pas ses mains sur un piano… Vous jouiez du piano, mais vous travailliez surtout votre instrument !
C’est vrai que, à l’époque, pour une enfant, je travaillais beaucoup.

Concrètement ?
Quand j’avais cinq ans, j’étais au piano trois heures par jour.

C’est énorme, non ?
Bon, je n’ai pas vraiment eu d’enfance, si c’est ce que vous sous-entendez. Cela dit, cela ne me dérangeait pas parce que je ne savais pas que ça existait. Ce que vivaient les autres m’était étranger ; et ce contexte un peu particulier m’a permis de jouer l’Appassionata à huit ans.

Est-ce que, pour vous, cette performance était normale, ou est-ce que vous aviez conscience d’être hors normes ?
Un peu des deux, j’imagine, grâce aux masterclasses qui rythment la progression dans la méthode. À l’une de ces masterclasses, j’ai rencontré Pascal Devoyon, dont la femme était alors une violoniste japonaise qui enseignait la méthode Suzuki – je suppose que c’est pourquoi il était invité au Japon. À huit ans, devant lui, j’ai joué « La Campanella » de Franz Liszt.

Avec vos mains d’enfant ?
C’était le hic. J’avais des mains un peu petites, et je ne pouvais pas vraiment jouer les octaves.

Autant dire que vous jouiez une transcription…
En quelque sorte. Et Pascal Devoyon était en colère. Il m’a félicitée, mais il était en colère. Il demandait : « Pourquoi faire jouer ce genre d’œuvre à une enfant en enlevant autant de notes ? » Ça m’a aidé à comprendre qu’il était vain de jouer ce genre de répertoire en l’adaptant… même si j’adooorais ce genre de pièces et de défis !

Sauf que vous avez huit ans et, clairement, même si vous savez jouer Liszt, vous ne pouvez pas le jouer.
Non.

 

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« J’aspirais à copier les grands pianistes »

 

Alors peut-être arrive-t-on à un premier point de bascule, dans votre vie… Au début de cet entretien, vous nous avez dit que votre parcours n’avait pas toujours été a bed of roses. Quand comprenez-vous que l’aventure musicale risque de se compliquer ?
Il est certain que ma rencontre avec Pascal Devoyon marque un tournant. Elle a contribué à me faire prendre conscience que la méthode que je suivais n’était pas parfaite. Si je m’en tenais à elle, je n’accèderais pas à une expérience musicale pleine et entière.

Vous touchiez aux limites de la méthode Suzuki…
La méthode Suzuki est formidable parce qu’elle fait aimer la musique. L’élève joue toujours quelque chose de beau. Il n’a pas le temps de s’ennuyer. Cependant, il lui manque la rigueur, la technique, la précision qui, seules, permettent de se perfectionner en profondeur.

Vous avez huit ans et, déjà, vous sentez qu’il y a un fossé entre être une très bonne pianiste et devenir une pianiste professionnelle.
Voilà. Jusqu’à cinq ans, j’apprenais d’oreille, à force d’écouter. Le solfège m’a aussi aidée à comprendre qu’il y avait un problème. Je savais très bien lire la musique. Alors, j’ai appris à comprendre les partitions.

Le fait d’apprendre par cœur ou d’oreille participait aussi d’une pédagogie de l’imitation.
Oui. Inconsciemment, j’aspirais à copier les autres. En réalité, je n’aspirais pas : je copiais. Quand j’écoute les cassettes enregistrées à l’époque quand je jouais, c’est bluffant de constater que je copiais-collais. Vraiment. Je n’avais pas de personnalité. Rien.

Quand avez-vous eu le déclic que vous aviez le droit d’être Etsuko Hirose ?
Beaucoup, beaucoup plus tard ! Au CNSM, en fait. Quand j’ai travaillé avec Bruno Rigutto. En m’écoutant, il m’a expliqué que, sans m’en rendre compte, j’imitais des interprétations de Maurizio Pollini ou d’Arthur Rubinstein.

 

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« Je ne voulais qu’une chose : jouer du piano »

 

Alors que vous ne cessez de bûcher votre instrument, un nouveau point de bascule survient. Vous avez treize ans et vous allez à Moscou.
C’est exact, je suis allée à Moscou afin de participer à un grand concours pour jeunes pianistes.

Comme tout est simple, vous obtenez le premier prix, et pas que parce que votre professeur est dans le jury. La petite Etsuko vit-elle cela comme une victoire éclatante ou comme un événement normal ?
Oh, j’avais conscience de ce que j’avais accompli, croyez-moi ! J’étais trrrès fière pour au moins deux raisons. D’une part, j’adooorais les pianistes russes comme Sviatoslav Richter ou Vladimir Horowitz. D’autre part, je savais que, dans ce grand pays, l’éducation musicale était exceptionnelle. Mes concurrents étaient comme moi : ils passaient leurs journées entières devant leur piano ! Les autres pianistes qui passaient l’épreuve jouaient donc très bien. Alors, oui, être lauréate d’un tel concours, ça m’a donné beaucoup de confiance et ça m’a même laissé croire que, peut-être, un jour, je serai pianiste.

Cette idée était une nouveauté, pour vous ?
Pas en tant que telle, car j’y pensais. En revanche, j’ignorais si je serais capable de vivre avec, de et pour la musique.

À cette époque, quelles images aviez-vous de la vie de pianiste ?
Difficile à dire. C’était moins un statut qu’un défi. Le concours m’a vraiment décidée de tenter ma chance à un moment où j’hésitais car, parallèlement à la musique, j’étais une bonne élève, au collège. J’aurais pu poursuivre des études autres que pianistiques. Quand il m’a fallu choisir, j’ai opté pour la musique.

Quel a été l’élément déclencheur ?
Je me suis aperçue que la musique était ma passion. Je n’aurais pas pu m’en passer. Pas su non plus. C’était ma vie. Toute ma vie. Depuis que j’avais trois ans, je n’avais fait que ça : du piano, et je voulais continuer à ne faire que ça : du piano.


2.
La vie parisienne

 

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Comment et pourquoi devient-on pianiste ? Dans ce deuxième volet de notre entretien, la concertiste internationale Estuko Hirose revient sur ce moment très particulier où le rêve prend chair, se déploie et s’enrichit – bref, son arrivée à Paris, à quinze ans, et ce qui s’est ensuivi. Instructif et vibrant.


Au cours de la première partie de notre entretien, nous avons évoqué quelques moments-clefs dans votre formation de musicienne :

  • le bain de musique dans lequel vous plonge votre mort quasiment dès votre conception ;
  • le premier contact avec le piano à trois ans ;
  • le concerto joué à six ans ;
  • la prise de conscience de la nécessité de vous perfectionner, provoquée par la colère de Pascal Devoyon contre une méthode et non contre vous ; enfin,
  • votre victoire dans un grand concours international.

Nous arrivons à un nouveau point de bascule : deux ans après votre prix moscovite, vous avez quinze ans, et vous vous exilez en France afin de poursuivre ce qui est moins un rêve qu’un projet : devenir pianiste professionnelle.
Oui.

Ce n’est pas rien, comme aventure !
J’étais obligée de déménager. Si je voulais progresser, je devais aller dans une ville importante pour entrer dans un conservatoire de haut niveau. Or, je viens de Nagoya. Pour me former sérieusement, je devais aller au conservatoire de Tokyo, à 350 km de chez moi.

 

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« On s’habitue vite aux habitudes françaises »

 

Vous vous êtes trompée de route, et c’est ainsi que vous avez débarqué à Paris, soit à 6000 km de chez vous ?
Ha ha, pas vraiment ! En réalité, les études à Tokyo coûtaient les yeux de la tête. On a fait le calcul : ça revenait au même prix que des études à Paris. Alors, j’ai choisi Paris, et ma mère m’y a accompagnée.

Pourquoi Paris ?
C’était un rêve. J’adooorais Debussy, Ravel, Chopin. Vivre dans cette tradition, dans le pays où ont vécu ces grands compositeurs, ça m’attirait. En plus, la pédagogie était tellement différente de celle que l’on pratique au Japon !

Dans quel sens ?
Au Japon, on est presque obligés de copier les autres. Si un prof vous montre un exemple, vous devez reproduire exactement ce qu’il fait. En France, j’ai découvert que non seulement, on avait le droit de montrer davantage sa personnalité et d’exprimer son opinion, mais cette audace et cette créativité étaient indispensables.

Pourquoi ?
Sinon, on n’existe pas !

Comment avez-vous réagi à cette révolution ?
J’ai vécu cela comme un choc salutaire. Ça a changé mon approche de l’interprétation… et j’étais très contente !

Ni désarçonnée, ni même surprise ?
J’avais quinze ans. J’étais comme une éponge. J’étais capable d’absorber beaucoup de choses.

Même un changement de mode de vie radicale ? La mondialisation n’en peut mais, la France – et singulièrement Paris –, ce n’est pas tout à fait le Japon ! Pardon pour la caricature, mais la rigueur, la pudeur et la délicatesse japonaises ne sont pas vraiment les spécialités des Français…
Oh, moi, je vivais un conte de fées. Je voyais bien sûr les défauts des habitudes françaises…

Par exemple ?
Les manifs, les grèves, les choses comme ça ! Mais on s’habitue vite.

Parce que vous étiez portée par votre projet ?
Peut-être… Je sais que beaucoup de Japonais souffrent quand ils viennent vivre ici. Il y a la différence entre le mythe et le réel ; il y a aussi le mal du pays, l’éloignement, etc. Pour ma part, je n’ai pas eu ce genre de difficulté. Vraiment, c’était plutôt facile.

 

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« Quand j’ai été recalée au CNSM, j’étais choquée ! »

 

Vous êtes alors étudiante à l’École normale de musique de Paris. Pourquoi avez-vous choisi cet établissement ?
À Nagoya, mon école de musique disposait d’un système d’échange d’élèves et d’équivalence des examens, si bien que j’avais déjà un diplôme de l’ENM en poche, et ça a facilité mon cursus à Paris.

Après cela, tout s’accélère.
Oui, j’entre au CNSM [conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris].

C’est un nouveau point de bascule que vous présentez comme une simple formalité. Parce que vous aviez compris ce qui était attendu d’une étudiante du CNSM ?
Non, justement ! La première fois que j’ai tenté le concours, j’ai été recalée.

Avez-vous accusé le coup, ou…
J’avoue que, sur le moment, cet échec m’a vraiment choquée.

Choquée ?
Oui, c’était presque le premier échec de ma vie. Heureusement que j’ai été admise à ma seconde tentative !

Beaucoup de musiciens français passés par le CNSM déplorent une certaine rigidité dans l’enseignement, qui ne leur permet pas d’exprimer leur personnalité – certains vont compléter leur formation dans des établissements américains, allemands ou belges, notamment. Vous, vous affichez une position inverse. Avez-vous jamais éprouvé une impression d’étouffement d’un point de vue artistique ?
Non, jamais, mais… comment dire ? Mes études ont été un peu spéciales.

En quel sens ?
En théorie, j’étais dans la classe de Bruno Rigutto. En pratique, il était extrêmement sollicité et donnait des concerts dans le monde entier, de sorte qu’il lui arrivait très souvent de s’absenter. Cela me donnait une grande liberté, d’autant que, quand il était là, il était vraiment génial. J’adorais ce prof. Quand il se mettait au piano pour me montrer quelque chose, j’avais presque envie de pleurer ! Et quand il n’était pas là, je travaillais beaucoup avec feue Marie-Françoise Bucquet, notamment en déchiffrage et musique de chambre. Elle m’a beaucoup appris. Même quand j’ai eu mon prix, j’ai continué de prendre des cours particuliers avec elle.

 

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« Récital, musique de chambre, concertos : j’aime tout »

 

C’est un nouveau point de bascule : le moment où vous quittez le conservatoire pour entrer dans la vie professionnelle.
Non, c’est plutôt une transition qu’une rupture. En même temps que j’ai obtenu mon prix au CNSM, j’ai gagné le concours Martha Argerich. Ça m’a vraiment lancée, notamment au Japon, mais j’ai dû arrêter mes études : quand je devais passer le concours d’entrée au troisième cycle, j’étais déjà engagée pour une belle tournée ! J’ai donc continué à étudier de façon ponctuelle, en cours particuliers ou à l’occasion de masterclasses. Voilà peut-être pourquoi je n’ai pas ressenti cette pression ou cette limitation que vous évoquez.

Néanmoins, pouvez-vous nous raconter comment se passe la transformation entre Etsuko l’étudiante et Etsuko la professionnelle ? Aviez-vous anticipé cette mutation, et la réalité correspondait-elle à ce que vous aviez imaginé ?
Ç’a été assez progressif, assez long aussi. J’ai commencé assez tôt de donner des concerts. J’ai touché mon premier cachet dans la foulée du concours que j’ai gagné à Moscou. Entre huit et quinze ans, je montais au moins un programme d’une heure par mois, donc j’avais déjà énormément de répertoire. Devoir apprendre cette masse de partitions m’a beaucoup aidée car, aujourd’hui, je n’ai pas peur de devoir apprendre une nouvelle œuvre. Bien sûr, entre mes années japonaises et le moment où je vis vraiment du métier de pianiste, j’ai dû revoir, modifier, renforcer et affiner ma technique. Cependant, pour ce qui est du répertoire et de l’habitude de me confronter au public, j’étais bien équipée !

Le résultat déteint aussi sur votre réputation qui vous permet de briller sur une large partie du spectre pianistique, incluant

  • le récital solo,
  • le duo (notamment avec Cyprien Katsaris),
  • la musique de chambre et
  • les œuvres avec orchestre.

Est-ce une volonté qui vous anime et consiste à ménager, dans votre emploi du temps, des plages pour chaque exercice ?
Ce n’est pas aussi mécanique que vous dites ! La vérité est que j’aime tout… tant que j’aime les gens avec qui je joue. Il n’y a rien d’agréable à jouer avec quelqu’un avec qui vous sentez qu’il sera difficile de s’entendre musicalement !

J’imagine que c’est la même chose pour le répertoire…
En effet. Si je ne me sens pas en connivence avec les œuvres pour lesquelles on me sollicite, je peux refuser. Pas par paresse, juste parce que ça ne sert à rien de jouer une pièce qui ne me parle pas. Je crois profondément que, quand un artiste joue un morceau qui ne lui parle pas, ça se sent. Néanmoins, ce n’est pas moi qui choisis comment se répartissent les différents événements qui rythment mes saisons musicales.

 

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« J’assume mes choix »

 

Cette relative dépendance aux sollicitations ne vous empêche pas de construire une discographie très singulière, marquée par un équilibre assez original entre œuvres originales et transcriptions – art que vous avez pratiqué vous-même, comme on l’a pu ouïr dans le disque Schéhérazade paru chez Danacord en 2024…
… alors, ça, c’était la première et la dernière fois !

On va y revenir mais, si vous le voulez bien, évoquons votre inclination pour le genre, qui va bien au-delà du best of Campanella pour petites mains ! Dans Chaconne, le premier de vos quatre disques pour Denon paru en 2003 et récemment réédité en coffret par Danacord, il n’y avait que des transcriptions, et non des moindres :

  • Kreisler par Rachmaninov,
  • Wagner et Gounod par Liszt,
  • Franck par Demus, et
  • Bach par Busoni.

Était-ce un souhait de votre part ou le résultat d’une pression de votre label ?
Hum, comme je vous l’ai expliqué, j’étais consciente de mon habileté voire de ma tendance à copier les autres.

Ce que vous voyez comme un danger…
Oui, surtout pour un premier disque ! Il y avait vraiment trois choses :

  • je ne voulais pas imiter les grands maîtres que j’admire ;
  • je ne voulais pas lutter contre mon habitude de les imiter ; et
  • je voulais jouer comme Etsuko Hirose.

Voilà pourquoi je souhaitais jouer des œuvres pour lesquelles je n’avais pas de références dans ma tête. Or, à l’époque, les transcriptions étaient peu jouées, voire presque mal vues. De sorte qu’il y avait un double avantage pour moi à en interpréter : d’une part, je n’avais pas de version piano en tête ; d’autre part, je pouvais choisir des pièces dont les originaux et les transcriptions me plaisaient.

Et vous ne vous êtes pas arrêtée là. Votre deuxième disque, La Valse, intégrait un Casse-noisettes revisité par Mikhaïl Pletnev, ainsi que deux autotranscriptions de Stravinsky et de Ravel…
À titre personnel, je ne voulais pas enregistrer des disques qui existaient déjà. Le problème, c’est que, quand on veut être tant soit peu original, on n’a qu’une alternative : soit on enregistre des œuvres de compositeurs méconnus, et ça se vend très peu ; soit on enregistre des transcriptions rarement jouées de compositeurs connus, et le label peut mettre en avant le nom du compositeur, ce qui rassure !

Le label pourrait aussi mettre en avant votre performance technique.
Il est vrai que les transcriptions sont souvent des défis techniques et physiques. Une œuvre originale pour piano est souvent mieux adaptée qu’une transcription, mais… disons que j’assume tous mes choix, même si j’aurais parfois envisagé d’autres possibilités !

 

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« Schéhérazade est ma première et ma dernière transcription »

 

Un jour (sans doute beaucoup, beaucoup plus), vous écrivez votre transcription de Schéhérazade de Nikolaï Rimsky-Korsakov, un mastodonte  de trois quarts d’heure. Comment avez-vous arbitré entre

  • le respect de l’œuvre originale,
  • sa transformation en pièce devant donner l’illusion qu’elle a été écrite pour piano, et
  • une tendance à tirer le remix vers ce qui vous convient particulièrement ?

Plus qu’à la partition proprement dite, je voulais être fidèle à l’effet sonore que l’on perçoit quand on écoute l’œuvre originale. Tant pis si l’on doit enlever beaucoup de notes car un pianiste n’a que dix doigts ! Ce qui compte, dans ce cas précis, c’est de regarder de très près la partition d’orchestre et d’avoir conscience que l’oreille ne perçoit pas toutes les notes qui sont écrites. Beaucoup sont cachées par les extrêmes, tant graves qu’aigus. J’ai donc comparé de très nombreuses versions orchestrales pour déterminer ce que l’on entend réellement. C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire.

La Schéhérazade de Rimsky-Korsakov, que vous doublez avec le formidable ballet des Mille et une nuits de Sergueï Bortkiewicz, vous était doublement familière : vous l’aviez entendue un milliard de fois et beaucoup jouée à quatre mains…
Cette expérience à quatre mains m’a donné confiance. Je savais que ça fonctionnait au piano, mais je trouvais que la configuration n’était pas commode : on doit partager la pédale, on joue de travers, on se marche dessus… C’est vraiment une bataille !

 

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Soit, mais pour vouloir écrire votre version à vous et pour vous, puis pour décider d’enregistrer une partition aussi redoutable, il faut être animée par un feu particulièrement sacré. Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans Schéhérazade ?
Musicalement, c’est un monument qui décrit presque toutes les facettes de l’âme humaine. Elle est gorgée de subtilités, de couleurs, d’événements. Je voulais vraiment raconter cette histoire en faisant sonner le piano à l’instar d’un orchestre. Comme j’étais la transcriptrice, je connaissais la technique de l’interprète que je serais : l’affaire était très commode !

À l’écoute du disque, je ne vais pas vous mentir : c’est

  • brillant,
  • vibrant,
  • envolant,

mais le côté « commode » de la partition ne saute pas aux oreilles tant l’exigence de la transcription appert. Voulez-vous dire que la virtuosité que vous sollicitez de vous-même est un défi qui correspond à vos préférences techniques ?
En tout cas, la difficulté – réelle, je ne le nie pas – me correspond.

Pourtant, permettez-moi d’insister, ç’a l’air horriblement difficile !
Bon, d’accord, c’est horriblement difficile, mais j’ai souvent joué cette transcription en concert et j’ai l’impression que, à travers elle, je peux pleinement exprimer ce que j’ai envie de raconter. L’œuvre de Rimsky-Korsakov me passionne au-delà de tout ; et ma passion se ravive à chaque fois que j’ai l’occasion de donner ma transcription.

Reste un mystère : pourquoi promettre, de façon peut-être hâtive, que c’est votre dernière transcription ?
Parce que la musique de Schéhérazade représente depuis longtemps quelque chose de vraiment spécial pour moi. Elle me parle énormément. Avant même de la transcrire, je la connaissais presque par cœur. Aucune œuvre ne me parle autant. Il n’y a pas d’équivalent qui m’ait autant donné envie de la jouer puis de la rejouer. Par conséquent, oui, il y a tout à parier que je n’en transcrirai pas une autre. Pourquoi m’y risquerais-je alors que je n’en ressens pas la nécessité ?

 

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3.
Face au public

 

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La principale différence entre un musicien amateur et un musicien professionnel n’est peut-être ni la dimension lucrative ou non de l’activité, ni même la maîtrise d’un instrument mais le fait que le professionnel joue pour des auditeurs et non pour son plaisir. Dans la troisième partie de notre entretien, Etsuko Hirose nous explique comment, au fil de ses tournées internationales, elle prend en compte le public dans la construction de ses programmes et parfois jusque dans les détails de son interprétation. Elle nous invite aussi dans les mystères de l’enregistrement (ou du non-enregistrement) d’un disque. Plongée dans les coulisses d’un art qui sait aussi se mâtiner de pragmatisme pour mieux se déployer…


Etsuko Hirose, à ce stade de notre échange, nous avons évoqué votre formation et votre professionnalisation. Sans doute est-il opportun d’évoquer maintenant votre expérience d’artiste internationale. Il est souvent seriné que la musique est un langage universel – moi, je n’y crois pas du tout, mais ce n’est pas la question. Enfin, pas tout à fait… Pourriez-vous nous raconter les différences de sensibilité que vous constatez selon les régions du monde où vous êtes invitée à jouer, d’une part dans les demandes des organisateurs, d’autre part dans les réactions du public, qui doivent être très différentes dans les pays arabes, au Japon, en Europe de l’Est et en France, par exemple…
C’est vrai que, dans le public, les différences sont très importantes. Au Japon, les spectateurs sont extrêmement polis et respectueux. Vous n’entendez pas un bruit, et vous pouvez ressentir le calme dans la salle.

Ça doit être formidable, pour une musicienne !
Bien sûr… mais, parfois, on pourrait croire qu’on les a perdus, qu’ils s’ennuient ou qu’ils se sont endormis ! À l’opposé, en France ou dans les pays latins, en Italie ou en Espagne, les réactions ne manquent pas, et ça fait vraiment plaisir.

 

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« Il faut s’adapter »

 

Les artistes classiques évoquent peu le rôle du public dans le concert.
Pourtant, un concert n’est jamais à sens unique. C’est un moment que l’on partage. Un beau concert se crée mutuellement. En direct, des réactions peuvent m’inspirer, me motiver et influer, dans une certaine mesure, sur mon interprétation d’un soir.

Qu’en est-il des pays slaves ?
En Pologne et en Russie, je suis touchée par la sensibilité des spectateurs. Je ne devrais pas le dire, mais, pour moi, le public slave est vraiment le meilleur public. Attention, chaque salle a son atmosphère, chaque soir est particulier, et il faut se méfier des généralités. Néanmoins, j’avoue me sentir bien quand les spectateurs sont particulièrement réceptifs. Dans les pays slaves, quand vous jouez quelque chose d’un peu déprimant, de sombre ou de profond (une œuvre de Chostakovitch, par exemple), à la sortie, vous n’avez pas – comme ce peut être le cas ailleurs, sans que ce soit systématique, heureusement ! – de spectateurs qui viennent vous dire : « C’était bien, mais trop long, trop triste, trop difficile. » Là-bas, ils vivent intensément les émotions de la partition. Ils n’ont pas peur de suivre le compositeur dans ses tourments. Les notes ont l’air de leur parler plus et mieux que ne le feraient des mots.

Dans d’autres pays, j’imagine que les signes extérieurs de brio vous vaut davantage d’admiration.
Oui, dans certains endroits, si on joue fort, les gens applaudissent fort, c’est humain. Cependant, je n’aime pas dire que, pour un musicien, il y a des pays plus faciles que d’autres. Déjà parce que jouer fort beaucoup de notes n’est pas si facile ! Et, de surcroît, un interprète n’est pas là pour ennuyer les spectateurs. Faire plaisir est aussi une de nos missions.

Du côté des producteurs et des organisateurs, retrouvez-vous cette géographie de la musique, ou constatez-vous surtout l’universalité, pour le coup, des règles souvent en vigueur :

  • pas d’œuvres trop longues,
  • pas d’œuvres trop dark,
  • pas d’œuvres trop dissonantes,
  • pas de compositeurs que personne ne connaît donc n’a envie de venir écouter, etc. ?

De ce côté-là, les paramètres sont moins géographiques que circonstanciels. Ça dépend beaucoup du type de public visé.

Certes, j’imagine que, quand vous donnez un récital sur le Ponant, vous ne jouez pas le même répertoire que dans un auditorium huppé en Allemagne…
En effet, il faut s’adapter. On ne joue pas le même concert pour des enfants, des connaisseurs ou le « grand public » !

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=5yhAIwKxC7c[/embedyt]

 

« Pour bien jouer une œuvre, mieux vaut être à l’aise avec le compositeur »

 

Que jouez-vous pour les connaisseurs ? Le grand public, j’ai une petite idée, mais les connaisseurs…
En théorie, ces auditeurs ont moins peur des œuvres longues, peu connues et sombres. Vous pouvez leur jouer une sonate de Schubert, par exemple, ou des pièces dont vous savez qu’elles ne retiendraient pas l’attention d’autres types de spectateurs.

En écho à cette diversité de publics, vous avez construit un large répertoire. Toutefois, les œuvres que vous avez gravées sont surtout concentrées sur le dix-neuvième siècle. Dans vos derniers disques Denon, Fantaisies et Le Vent, enregistrés en 2006 et 2007, vous gravez notamment Schumann, Liszt, Chopin… Est-ce

  • par inclination personnelle (cette musique vous touche singulièrement),
  • par fatalité (vous avez commencé par enregistrer ce vaste répertoire, donc vous êtes identifiée comme interprète dix-neuvièmiste),
  • par curiosité (il y a de quoi jouer, dans ce siècle !) ou
  • par stratégie (pendant ce temps, peut-être préparez-vous un prochain disque Mozart ou Messiaen) ?

Je joue les compositeurs romantiques parce que j’ai une grande affinité avec eux, qu’ils soient très connus ou un peu moins, comme Charles-Valentin Alkan ; et j’ai une grande affinité avec eux parce que je suis quelqu’un de très émotif. Grâce à leurs œuvres, j’adooore essayer d’exprimer l’inexprimable. J’ajouterais – même si, évidemment, chacun est particulier – qu’en tant que femme, je pense avoir peut-être plus de sensibilité que n’en aurait un homme.

Même si les compositeurs romantiques que vous jouez étaient des hommes, pour la plupart…
Vous avez raison, le cœur de la question n’est pas une affaire de personne mais d’émotion, de réceptivité à l’émotion, de sensibilité à l’émotion, aussi. Les émotions m’intéressent. Elles peuvent être grandioses ou minuscules, tranchées ou complexes, pleines de joie ou gorgées d’une détresse ineffable. Les œuvres romantiques traduisent cette richesse en explorant toutes les facettes de l’âme humaine. Elles me permettent d’aller très loin dans ce chemin car je suis en connexion avec le compositeur. Je me sens très proche de lui. Je n’ai pas besoin d’effectuer de longues recherches pour comprendre ou, souvent, éprouver ce qu’il voulait exprimer. Bien sûr, j’ai beaucoup lu les biographies de ceux que je joue, mais je crois que, quand vous êtes plongé dans ce répertoire, vous devinez des choses, vous avez des intuitions. Ce n’est plus uniquement une question de savoir.

Cette connaissance intime vous aide-t-elle à vous adapter aux pianos que vous devez jouer ? On oublie souvent que, contrairement aux violonistes, par exemple, le pianiste concertiste ne se déplace à peu près jamais avec son instrument personnel !
En effet, jouer du piano impose de s’adapter à un nouvel instrument chaque soir, mais pas qu’à un instrument : à un public, on en a parlé, et à une acoustique, aussi. Dans ces circonstances, connaître ce que l’on va jouer non plus seulement sur le bout des doigts mais sur le bout du cœur peut vous être très utile. Vous savez, pour être convaincant et emporter un auditoire, il ne suffit pas de savoir jouer une pièce, il faut aussi être à l’aise avec le compositeur que vous interprétez ; et, moi,  je suis très à l’aise avec les compositeurs romantiques !

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=0085aFp6aeA[/embedyt]

 

« Chopin attire toujours de nombreux fidèles »

 

En somme, mais peut-être est-ce une impression, quand on regarde de près votre discographie, on peut avoir l’impression que vous avez toujours joué avec ces deux tendances : concertation et dilatation du répertoire. Bien sûr, quand vous enregistrez la redoutable transcription de la Neuvième symphonie de Beethoven par Friedrich Kalkbrenner pour Mirare, on sait ce qu’il y a dans le disque ! Mais les choses sont parfois plus nuancées. Votre Schéhérazade est monothématique tout en glissant après votre transcription de Rimsky-Korsakov une suite d’un compositeur pas si fréquent sur les platines, Sergueï Bortkiewicz. Et si vos quatre disques Denon ont tous un titre, celui-ci est plus ou moins en rapport avec le contenu (celui qui s’appelle Le Vent inclut certes « Le vent » d’Alkan mais aussi, entre autres la Deuxième sonate et les douze études de Chopin opus 25, par exemple). Tout se passe comme si vous assumiez les exigences marketing pour mieux vous en échapper, transformant ainsi la contrainte en art…
C’est vrai que certains labels préfèrent qu’un récital ait un titre. C’était le cas chez Denon. D’autres aiment quand les disques tournent autour d’un seul compositeur : chez Mirare, j’ai enregistré Vladigerov, Lyapunov, Balakirev, Chopin… Derrière, il y a l’idée que la cohérence guide l’auditeur, l’aide à s’orienter dans la musique. L’effet sur l’auditeur peut donc être plutôt réussi.

Auriez-vous la tentation d’enregistrer un récital qui irait dans des directions plus variées ?
Non, si c’est ça que vous voulez entendre, venez m’écouter en concert ! Au disque, il paraît que, si vous glissez plus de deux compositeurs, ça ne se vend pas.

L’avez-vous vérifié dans vos ventes ?
C’est sûr que quand vous enregistrez une œuvre aussi aimée au Japon que la Neuvième de Beethoven, vous vendez beaucoup de disques, mais c’est une œuvre très spéciale. Il y a aussi des compositeurs très spéciaux. Chopin, par exemple, attire toujours de nombreux fidèles. Et, après, en dehors de la thématique, du compositeur et de la notoriété, il ne faut pas oublier la pochette.

Oui, Anne Sylvestre chantait : « On dit d’un disque qu’on achète / qu’on aime la pochette, / que ça ne gâche rien… »
Le résultat est que, dans un succès ou un échec commercial, il est souvent difficile de déterminer la part liée à la musique et celle qui est due à la photo ! Cela ne simplifie pas le travail et nous rappelle à l’humilité : certains paramètres échappent à l’interprète comme au label…

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=FR6D0e0DflI[/embedyt]


4.
L’invention de l’avenir

 

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

S’entretenir avec un artiste permet d’esquisser des bribes

  • de son passé,
  • de son présent et
  • de son avenir.

Dans ce dernier volet de notre interview, Etsuko Hirose aborde avec sa franchise coutumière

  • ses envies de répertoire (et de respiration !),
  • les contours de ses préférences d’interprète,
  • son rapport aux – apparemment – dispensables réseaux sociaux, et
  • les quelques pointillés qui, ce 20 mars 2025, préfiguraient déjà son emploi du temps dans les mois à venir… voire plus.

De quoi clore notre échange sur des notes

  • de fraîcheur,
  • de rires et, ô surprise !
  • de musique.

Etsuko Hirose, nous avons survolé le répertoire que vous jouez. Je voudrais que nous concluions cet entretien en évoquant

  • ce que vous ne jouez pas,
  • à quoi vous ne jouez pas (ça, c’est pour créer un peu de suspense, mais ne vous inquiétez pas, tout sera plus clair dans quelques instants), et
  • ce que vous jouerez.

Si vous le voulez bien, parlons d’abord de

  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous préparez,
  • ce que vous aimeriez envisager de jouer à long terme, et de
  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous ne jouerez parce que ce n’est pas du tout dans vos plans…

Pour mes disques futurs, je n’ai pas encore décidé. En 2024, j’ai publié deux disques : Schéhérazade, d’une part, chez Danacord, et les quintettes avec piano de Georges Catoire et Béla Bartók chez Continuo, d’autre part. C’était beaucoup, et j’ai ressenti le besoin de faire une petite pause.

J’imagine que la baisse des ventes du disque (sauf vinyle, paraît-il…) réduit aussi la liberté des interprètes classiques et leurs opportunités d’entrer en studio…
Il est exact que les disques se vendent moins mais, dans l’idéal, ce peut être aussi l’occasion de resserrer la production sur les projets de qualité.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=yHhytJbu358[/embedyt]

 

« Je n’ai pas compris la logique de Xenakis »

 

Le streaming permet-il de compenser – au moins en partie – l’atterrissage du marché physique ?
Je vous trouve optimiste ! Moi, je ne sais pas si le marché a déjà atterri ou s’il va continuer de s’enfoncer, mais les retombées du streaming que je constate sont quasi négligeables.

Dans ce contexte, quelles seraient vos envies studio ?
Je réfléchis encore. J’ai plusieurs idées. Comme j’ai enregistré des compositeurs peu connus ou, mettons, moins connus que les poids lourds du système (on a parlé de Catoire et de Vladigerov, par exemple), je reçois beaucoup de suggestions voire de propositions, mais je ne peux pas toutes les accepter !

Quels sont les compositeurs dont vous savez d’ores et déjà que jamais vous ne les enregistrerez ?
Hum, pour en citer un, je me vois mal jouer Bach, que j’adore pourtant écouter…

… et dont vous avez joué une transcription par Busoni dans votre premier disque.
Oui, mais Busoni l’a vraiment écrite pour piano. Bach n’a jamais écrit pour le piano proprement dit. Cela n’empêche pas certains pianistes de le jouer très bien. Cependant, comme interprète, ce n’est pas une expérience qui me tente à titre personnel. Rentrer dans des débats avec les puristes sur l’usage de la pédale, la reconstruction du son, la place de l’agogique dans une musique si rigoureuse, choisir parmi les si multiples options qui s’offrent à l’interprète contemporain, non, je ne me sens pas d’y aller.

La musique contemporaine a-t-elle une chance de vous tenter ?
Haha, non, pas du tout !

Bon, ç’a le mérite d’être clair.
Certains compositeurs d’aujourd’hui écrivent des œuvres très jolies ; mais on a l’impression que, dès que c’est joli, c’est reçu comme démodé, passéiste ou rétrograde.

Il vous reste Xenakis et Boulez…
Malheureusement, ce n’est pas mon truc. J’ai essayé pendant quinze jours de monter deux pages de Xenakis. Je n’en ai pas du tout compris la logique. Ça ne marchait pas.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=J6OoWKGux1w[/embedyt]

 

« Je préfère explorer des répertoires qu’être sur les réseaux sociaux  »

 

Je voulais risquer une question qui, à notre ère ultrasensible, peut sembler raciste – je la tente quand même. Vous connaissez le tropisme nationaliste qui frappe les musiciens classiques, notamment les pianistes : il n’y a pas de meilleur interprète qu’un Russe pour Glinka, qu’un Espagnol pour Albéniz, qu’un Français pour Debussy, etc. Vous a-t-on déjà demandé de jouer du répertoire japonais, dont on peut dire qu’il n’est pas méconnu à l’étranger puisque, le plus souvent, il est carrément inconnu ?
Oui, hélas, on m’a déjà demandé !

Hélas ?
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je peux l’avouer aujourd’hui, j’ai toujours réussi à m’en sortir en trichant, par exemple en jouant une petite chanson !

Il existe des œuvres intéressantes…
Oui, il y a des œuvres et des compositeurs intéressants. Souvent, d’ailleurs, ils sont venus étudier en France ou s’en sont fortement inspirés, comme Akira Miyoshi ou Tōru Takemitsu. Par certains aspects, leur travail ressemble beaucoup à celui d’Henri Dutilleux ou d’Olivier Messiaen. Or, Dutilleux et Messiaen, il m’arrive de les jouer mais ce n’est pas la musique qui me passionne le plus ; donc, à moins d’un contrat mirifique, il y a peu de chance que je joue leurs clones !

Alors, à présent que vous nous avons évoqué ce que vous ne jouez pas, nous pouvons aborder la question qui fâche : ce à quoi vous ne jouez pas. En 2025, même si c’est beaucoup, la doxa affirme que jouer du piano ne suffit pas pour être pianiste professionnel. Comment vous saisissez-vous des enjeux

  • de communication,
  • d’autopromotion,
  • d’image digitale et
  • de réseaux sociaux,

vous dont le site officiel – au moment où nous échangeons – n’est plus à jour depuis le 19 décembre 2016 et la sortie des Transcriptions de ballets russes pour deux pianos avec et sur le label de Cyprien Katsaris, Piano 21 ?
Hahaha ! Je sais pas faire ! Une fois, j’ai essayé, ça n’a pas marché et ça m’a confirmé que ce n’était pas pour moi. Je sais que les jeunes musiciens profitent énormément des réseaux sociaux, par exemple pour faire venir du monde aux concerts. J’ai conscience que je devrais m’y mettre, mais ça demande tant de travail que les bras m’en tombent… Je passe beaucoup de temps à maintenir mon niveau pianistique et à explorer de nouveaux répertoires, donc je laisse tomber.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=069qzIbfNec[/embedyt]

 

« Le monde change, et je suis restée la même »

 

Votre site…
Mon site est à l’abandon, c’est vrai. Parfois, quand je peux, je vais sur Facebook ou Instagram, pas plus car, un, ça ne m’intéresse pas, deux, je n’aime pas cette activité et, trois, elle est trop chronophage, surtout quand on est nulle comme je le suis !

Subissez-vous des pressions amicales des organisateurs ou de votre agent pour que vous vous en occupiez ou que vous sous-traitiez cette activité ?
Plus maintenant.

Parce qu’avant…
À une époque, oui, j’étais incitée à être active. Puis ils ont compris que je n’étais pas douée – mais vraiment pas douée – pour ça, , et ils ont laissé tomber ! Il arrive que mon agent s’occupe sporadiquement de mon fil X. Et je sais, oui, que certains collègues ont délégué ce travail à des entreprises qui se sont montées pour ça. Néanmoins, d’après ceux avec qui j’en ai discuté, les retombées concrètes semblent très faibles alors que ce n’est pas donné ! L’inverse existe aussi : j’ai entendu parler d’une pianiste inconnue du milieu classique mais très suivie sur les réseaux sociaux. Apparemment, elle a réussi à remplir une grande salle grâce à ses… comment on dit ?

Followers ?
Voilà.

Cette tendance peut aussi être un danger, non ?
Pourquoi ?

Dans l’édition, certains auteurs sont publiés  non parce que leur livre est intéressant mais parce que leurs abonnés sont si nombreux qu’il paraît évident qu’un pourcentage suffisant d’entre eux achètera le produit dérivé.
Bon, non, je ne sais pas si c’est un danger, mais je constate que le monde change et que, malheureusement ou heureusement, je suis restée la même. Bien maniés, les outils digitaux peuvent à l’évidence aider les artistes qui se prêtent au jeu. Je vais essayer de continuer sans ces systèmes que je ne maîtrise pas !

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=LvlYeSjkTig[/embedyt]

 

« Transmettre fait partie de la mission du musicien »

 

Puisque votre but n’est pas de devenir Etsuko 2.0, celle qui nous montre la photo de son café du matin près de la partition qu’elle va travailler juste après ou celle qui se lance seule dans des campagnes de crowdfunding pour financer un projet peu lucratif donc nécessitant des fonds perdus, quels sont vos projets bien réels, eux ? La discographie, ça mûrit ; mais quid des concerts ?
Je continue ma tournée Schéhérazade. Je vais donner aussi des concerts de musique de chambre avec Pierre Lenert, avec qui j’ai publié un disque en 2022 chez Continuo, ainsi qu’avec le quatuor Psophos. Dans les semaines qui viennent, je vais aller au Japon et en Allemagne, notamment à Berlin. Je continue à explorer le répertoire peu connu et que je tiens à remettre en avant. Il existe une quantité folle de compositeurs et d’œuvres magnifiques qu’il est tellement dommage d’abandonner sur les rayonnages jusqu’à ce que la poussière de l’oubli les engloutisse ! Lutter contre cet effacement est l’un des grands combats de ma vie. Je ne m’arrêterai jamais de le mener. Et puis, je mûris des projets discographiques, même si rien n’est signé.

Par exemple ?
J’aimerais enregistrer un disque Chopin ou Brahms. Je sais qu’il y a des centaines de références, mais j’aimerais laisser quelque chose qui témoigne de ma personnalité, de la façon dont j’ai compris et joué ces œuvres. Je crois que mon public n’attend pas de moi que des œuvres inattendues, inconnues, exhumées. Il espère aussi que je leur joue à ma manière des pièces qu’il est déjà habitué à écouter. Donc j’aimerais faire ça, pour lui et pour moi.

Et l’enseignement en masterclass ?
En masterclass, oui. J’aime ça. J’aime aider les jeunes. J’ai moi-même beaucoup appris par ce biais, de sorte qu’il est normal que j’essaye, à mon tour, de guider des talents en formation. Transmettre fait partie de la mission du musicien. En conservatoire, ce serait impossible… actuellement, du moins. Ce n’est pas une position de principe, c’est un constat pragmatique. Entre les concerts, je préfère garder du temps pour travailler et explorer le répertoire. Mais donner des masterclasses, j’adooore ça !

Je crois que l’appel est lancé. Merci, Etsuko !

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=XDobyBNO3XM[/embedyt]


Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.

 

Etsuko Hirose – Le grand entretien – 4/4

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

S’entretenir avec un artiste permet d’esquisser des bribes

  • de son passé,
  • de son présent et
  • de son avenir.

Dans ce dernier volet de notre interview, Etsuko Hirose aborde avec sa franchise coutumière

  • ses envies de répertoire (et de respiration !),
  • les contours de ses préférences d’interprète,
  • son rapport aux – apparemment – dispensables réseaux sociaux, et
  • les quelques pointillés qui, ce 20 mars 2025, préfiguraient déjà son emploi du temps dans les mois à venir… voire plus.

De quoi clore notre échange sur des notes

  • de fraîcheur,
  • de rires et, ô surprise !
  • de musique.

4.
L’invention de l’avenir

 

Etsuko Hirose, nous avons survolé le répertoire que vous jouez. Je voudrais que nous concluions cet entretien en évoquant

  • ce que vous ne jouez pas,
  • à quoi vous ne jouez pas (ça, c’est pour créer un peu de suspense, mais ne vous inquiétez pas, tout sera plus clair dans quelques instants), et
  • ce que vous jouerez.

Si vous le voulez bien, parlons d’abord de

  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous préparez,
  • ce que vous aimeriez envisager de jouer à long terme, et de
  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous ne jouerez parce que ce n’est pas du tout dans vos plans…

Pour mes disques futurs, je n’ai pas encore décidé. En 2024, j’ai publié deux disques : Schéhérazade, d’une part, chez Danacord, et les quintettes avec piano de Georges Catoire et Béla Bartók chez Continuo, d’autre part. C’était beaucoup, et j’ai ressenti le besoin de faire une petite pause.

J’imagine que la baisse des ventes du disque (sauf vinyle, paraît-il…) réduit aussi la liberté des interprètes classiques et leurs opportunités d’entrer en studio…
Il est exact que les disques se vendent moins mais, dans l’idéal, ce peut être aussi l’occasion de resserrer la production sur les projets de qualité.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=yHhytJbu358[/embedyt]

 

« Je n’ai pas compris la logique de Xenakis »

 

Le streaming permet-il de compenser – au moins en partie – l’atterrissage du marché physique ?
Je vous trouve optimiste ! Moi, je ne sais pas si le marché a déjà atterri ou s’il va continuer de s’enfoncer, mais les retombées du streaming que je constate sont quasi négligeables.

Dans ce contexte, quelles seraient vos envies studio ?
Je réfléchis encore. J’ai plusieurs idées. Comme j’ai enregistré des compositeurs peu connus ou, mettons, moins connus que les poids lourds du système (on a parlé de Catoire et de Vladigerov, par exemple), je reçois beaucoup de suggestions voire de propositions, mais je ne peux pas toutes les accepter !

Quels sont les compositeurs dont vous savez d’ores et déjà que jamais vous ne les enregistrerez ?
Hum, pour en citer un, je me vois mal jouer Bach, que j’adore pourtant écouter…

… et dont vous avez joué une transcription par Busoni dans votre premier disque.
Oui, mais Busoni l’a vraiment écrite pour piano. Bach n’a jamais écrit pour le piano proprement dit. Cela n’empêche pas certains pianistes de le jouer très bien. Cependant, comme interprète, ce n’est pas une expérience qui me tente à titre personnel. Rentrer dans des débats avec les puristes sur l’usage de la pédale, la reconstruction du son, la place de l’agogique dans une musique si rigoureuse, choisir parmi les si multiples options qui s’offrent à l’interprète contemporain, non, je ne me sens pas d’y aller.

La musique contemporaine a-t-elle une chance de vous tenter ?
Haha, non, pas du tout !

Bon, ç’a le mérite d’être clair.
Certains compositeurs d’aujourd’hui écrivent des œuvres très jolies ; mais on a l’impression que, dès que c’est joli, c’est reçu comme démodé, passéiste ou rétrograde.

Il vous reste Xenakis et Boulez…
Malheureusement, ce n’est pas mon truc. J’ai essayé pendant quinze jours de monter deux pages de Xenakis. Je n’en ai pas du tout compris la logique. Ça ne marchait pas.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=J6OoWKGux1w[/embedyt]

 

« Je préfère explorer des répertoires qu’être sur les réseaux sociaux  »

 

Je voulais risquer une question qui, à notre ère ultrasensible, peut sembler raciste – je la tente quand même. Vous connaissez le tropisme nationaliste qui frappe les musiciens classiques, notamment les pianistes : il n’y a pas de meilleur interprète qu’un Russe pour Glinka, qu’un Espagnol pour Albéniz, qu’un Français pour Debussy, etc. Vous a-t-on déjà demandé de jouer du répertoire japonais, dont on peut dire qu’il n’est pas méconnu à l’étranger puisque, le plus souvent, il est carrément inconnu ?
Oui, hélas, on m’a déjà demandé !

Hélas ?
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je peux l’avouer aujourd’hui, j’ai toujours réussi à m’en sortir en trichant, par exemple en jouant une petite chanson !

Il existe des œuvres intéressantes…
Oui, il y a des œuvres et des compositeurs intéressants. Souvent, d’ailleurs, ils sont venus étudier en France ou s’en sont fortement inspirés, comme Akira Miyoshi ou Tōru Takemitsu. Par certains aspects, leur travail ressemble beaucoup à celui d’Henri Dutilleux ou d’Olivier Messiaen. Or, Dutilleux et Messiaen, il m’arrive de les jouer mais ce n’est pas la musique qui me passionne le plus ; donc, à moins d’un contrat mirifique, il y a peu de chance que je joue leurs clones !

Alors, à présent que vous nous avons évoqué ce que vous ne jouez pas, nous pouvons aborder la question qui fâche : ce à quoi vous ne jouez pas. En 2025, même si c’est beaucoup, la doxa affirme que jouer du piano ne suffit pas pour être pianiste professionnel. Comment vous saisissez-vous des enjeux

  • de communication,
  • d’autopromotion,
  • d’image digitale et
  • de réseaux sociaux,

vous dont le site officiel – au moment où nous échangeons – n’est plus à jour depuis le 19 décembre 2016 et la sortie des Transcriptions de ballets russes pour deux pianos avec et sur le label de Cyprien Katsaris, Piano 21 ?
Hahaha ! Je sais pas faire ! Une fois, j’ai essayé, ça n’a pas marché et ça m’a confirmé que ce n’était pas pour moi. Je sais que les jeunes musiciens profitent énormément des réseaux sociaux, par exemple pour faire venir du monde aux concerts. J’ai conscience que je devrais m’y mettre, mais ça demande tant de travail que les bras m’en tombent… Je passe beaucoup de temps à maintenir mon niveau pianistique et à explorer de nouveaux répertoires, donc je laisse tomber.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=069qzIbfNec[/embedyt]

 

« Le monde change, et je suis restée la même »

 

Votre site…
Mon site est à l’abandon, c’est vrai. Parfois, quand je peux, je vais sur Facebook ou Instagram, pas plus car, un, ça ne m’intéresse pas, deux, je n’aime pas cette activité et, trois, elle est trop chronophage, surtout quand on est nulle comme je le suis !

Subissez-vous des pressions amicales des organisateurs ou de votre agent pour que vous vous en occupiez ou que vous sous-traitiez cette activité ?
Plus maintenant.

Parce qu’avant…
À une époque, oui, j’étais incitée à être active. Puis ils ont compris que je n’étais pas douée – mais vraiment pas douée – pour ça, , et ils ont laissé tomber ! Il arrive que mon agent s’occupe sporadiquement de mon fil X. Et je sais, oui, que certains collègues ont délégué ce travail à des entreprises qui se sont montées pour ça. Néanmoins, d’après ceux avec qui j’en ai discuté, les retombées concrètes semblent très faibles alors que ce n’est pas donné ! L’inverse existe aussi : j’ai entendu parler d’une pianiste inconnue du milieu classique mais très suivie sur les réseaux sociaux. Apparemment, elle a réussi à remplir une grande salle grâce à ses… comment on dit ?

Followers ?
Voilà.

Cette tendance peut aussi être un danger, non ?
Pourquoi ?

Dans l’édition, certains auteurs sont publiés  non parce que leur livre est intéressant mais parce que leurs abonnés sont si nombreux qu’il paraît évident qu’un pourcentage suffisant d’entre eux achètera le produit dérivé.
Bon, non, je ne sais pas si c’est un danger, mais je constate que le monde change et que, malheureusement ou heureusement, je suis restée la même. Bien maniés, les outils digitaux peuvent à l’évidence aider les artistes qui se prêtent au jeu. Je vais essayer de continuer sans ces systèmes que je ne maîtrise pas !

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=LvlYeSjkTig[/embedyt]

 

« Transmettre fait partie de la mission du musicien »

 

Puisque votre but n’est pas de devenir Etsuko 2.0, celle qui nous montre la photo de son café du matin près de la partition qu’elle va travailler juste après ou celle qui se lance seule dans des campagnes de crowdfunding pour financer un projet peu lucratif donc nécessitant des fonds perdus, quels sont vos projets bien réels, eux ? La discographie, ça mûrit ; mais quid des concerts ?
Je continue ma tournée Schéhérazade. Je vais donner aussi des concerts de musique de chambre avec Pierre Lenert, avec qui j’ai publié un disque en 2022 chez Continuo, ainsi qu’avec le quatuor Psophos. Dans les semaines qui viennent, je vais aller au Japon et en Allemagne, notamment à Berlin. Je continue à explorer le répertoire peu connu et que je tiens à remettre en avant. Il existe une quantité folle de compositeurs et d’œuvres magnifiques qu’il est tellement dommage d’abandonner sur les rayonnages jusqu’à ce que la poussière de l’oubli les engloutisse ! Lutter contre cet effacement est l’un des grands combats de ma vie. Je ne m’arrêterai jamais de le mener. Et puis, je mûris des projets discographiques, même si rien n’est signé.

Par exemple ?
J’aimerais enregistrer un disque Chopin ou Brahms. Je sais qu’il y a des centaines de références, mais j’aimerais laisser quelque chose qui témoigne de ma personnalité, de la façon dont j’ai compris et joué ces œuvres. Je crois que mon public n’attend pas de moi que des œuvres inattendues, inconnues, exhumées. Il espère aussi que je leur joue à ma manière des pièces qu’il est déjà habitué à écouter. Donc j’aimerais faire ça, pour lui et pour moi.

Et l’enseignement en masterclass ?
En masterclass, oui. J’aime ça. J’aime aider les jeunes. J’ai moi-même beaucoup appris par ce biais, de sorte qu’il est normal que j’essaye, à mon tour, de guider des talents en formation. Transmettre fait partie de la mission du musicien. En conservatoire, ce serait impossible… actuellement, du moins. Ce n’est pas une position de principe, c’est un constat pragmatique. Entre les concerts, je préfère garder du temps pour travailler et explorer le répertoire. Mais donner des masterclasses, j’adooore ça !

Je crois que l’appel est lancé. Merci, Etsuko !

 

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Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.

 

Etsuko Hirose – Le grand entretien – 3/4

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La principale différence entre un musicien amateur et un musicien professionnel n’est peut-être ni la dimension lucrative ni même la maîtrise d’un instrument mais le fait que le professionnel joue pour des auditeurs et non pour son seul plaisir. Dans la troisième partie de notre entretien, Etsuko Hirose nous explique comment, au fil de ses tournées internationales, elle prend en compte le public dans la construction de ses programmes et parfois jusque dans les détails de son interprétation. Elle nous invite aussi dans les mystères de l’enregistrement (ou du non-enregistrement) d’un disque. Plongée dans les coulisses d’un art qui sait aussi se mâtiner de pragmatisme pour mieux se déployer…


3.
Face au public

 

Etsuko Hirose, à ce stade de notre échange, nous avons évoqué votre formation et votre professionnalisation. Sans doute est-il opportun d’évoquer maintenant votre expérience d’artiste internationale. Il est souvent seriné que la musique est un langage universel – moi, je n’y crois pas du tout, mais ce n’est pas la question. Enfin, pas tout à fait… Pourriez-vous nous raconter les différences de sensibilité que vous constatez selon les régions du monde où vous êtes invitée à jouer, d’une part dans les demandes des organisateurs, d’autre part dans les réactions du public, qui doivent être très différentes dans les pays arabes, au Japon, en Europe de l’Est et en France, par exemple…
C’est vrai que, dans le public, les différences sont très importantes. Au Japon, les spectateurs sont extrêmement polis et respectueux. Vous n’entendez pas un bruit, et vous pouvez ressentir le calme dans la salle.

Ça doit être formidable, pour une musicienne !
Bien sûr… mais, parfois, on pourrait croire qu’on les a perdus, qu’ils s’ennuient ou qu’ils se sont endormis ! À l’opposé, en France ou dans les pays latins, en Italie ou en Espagne, les réactions ne manquent pas, et ça fait vraiment plaisir.

 

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« Il faut s’adapter »

 

Les artistes classiques évoquent peu le rôle du public dans le concert.
Pourtant, un concert n’est jamais à sens unique. C’est un moment que l’on partage. Un beau concert se crée mutuellement. En direct, des réactions peuvent m’inspirer, me motiver et influer, dans une certaine mesure, sur mon interprétation d’un soir.

Qu’en est-il des pays slaves ?
En Pologne et en Russie, je suis touchée par la sensibilité des spectateurs. Je ne devrais pas le dire, mais, pour moi, le public slave est vraiment le meilleur public. Attention, chaque salle a son atmosphère, chaque soir est particulier, et il faut se méfier des généralités. Néanmoins, j’avoue me sentir bien quand les spectateurs sont particulièrement réceptifs. Dans les pays slaves, quand vous jouez quelque chose d’un peu déprimant, de sombre ou de profond (une œuvre de Chostakovitch, par exemple), à la sortie, vous n’avez pas – comme ce peut être le cas ailleurs, sans que ce soit systématique, heureusement ! – de spectateurs qui viennent vous dire : « C’était bien, mais trop long, trop triste, trop difficile. » Là-bas, ils vivent intensément les émotions de la partition. Ils n’ont pas peur de suivre le compositeur dans ses tourments. Les notes ont l’air de leur parler plus et mieux que ne le feraient des mots.

Dans d’autres pays, j’imagine que les signes extérieurs de brio vous vaut davantage d’admiration.
Oui, dans certains endroits, si on joue fort, les gens applaudissent fort, c’est humain. Cependant, je n’aime pas dire que, pour un musicien, il y a des pays plus faciles que d’autres. Déjà parce que jouer fort beaucoup de notes n’est pas si facile ! Et, de surcroît, un interprète n’est pas là pour ennuyer les spectateurs. Faire plaisir est aussi une de nos missions.

Du côté des producteurs et des organisateurs, retrouvez-vous cette géographie de la musique, ou constatez-vous surtout l’universalité, pour le coup, des règles souvent en vigueur :

  • pas d’œuvres trop longues,
  • pas d’œuvres trop dark,
  • pas d’œuvres trop dissonantes,
  • pas de compositeurs que personne ne connaît donc n’a envie de venir écouter, etc. ?

De ce côté-là, les paramètres sont moins géographiques que circonstanciels. Ça dépend beaucoup du type de public visé.

Certes, j’imagine que, quand vous donnez un récital sur le Ponant, vous ne jouez pas le même répertoire que dans un auditorium huppé en Allemagne…
En effet, il faut s’adapter. On ne joue pas le même concert pour des enfants, des connaisseurs ou le « grand public » !

 

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« Pour bien jouer une œuvre, mieux vaut être à l’aise avec le compositeur »

 

Que jouez-vous pour les connaisseurs ? Le grand public, j’ai une petite idée, mais les connaisseurs…
En théorie, ces auditeurs ont moins peur des œuvres longues, peu connues et sombres. Vous pouvez leur jouer une sonate de Schubert, par exemple, ou des pièces dont vous savez qu’elles ne retiendraient pas l’attention d’autres types de spectateurs.

En écho à cette diversité de publics, vous avez construit un large répertoire. Toutefois, les œuvres que vous avez gravées sont surtout concentrées sur le dix-neuvième siècle. Dans vos derniers disques Denon, Fantaisies et Le Vent, enregistrés en 2006 et 2007, vous gravez notamment Schumann, Liszt, Chopin… Est-ce

  • par inclination personnelle (cette musique vous touche singulièrement),
  • par fatalité (vous avez commencé par enregistrer ce vaste répertoire, donc vous êtes identifiée comme interprète dix-neuvièmiste),
  • par curiosité (il y a de quoi jouer, dans ce siècle !) ou
  • par stratégie (pendant ce temps, peut-être préparez-vous un prochain disque Mozart ou Messiaen) ?

Je joue les compositeurs romantiques parce que j’ai une grande affinité avec eux, qu’ils soient très connus ou un peu moins, comme Charles-Valentin Alkan ; et j’ai une grande affinité avec eux parce que je suis quelqu’un de très émotif. Grâce à leurs œuvres, j’adooore essayer d’exprimer l’inexprimable. J’ajouterais – même si, évidemment, chacun est particulier – qu’en tant que femme, je pense avoir peut-être plus de sensibilité que n’en aurait un homme.

Même si les compositeurs romantiques que vous jouez étaient des hommes, pour la plupart…
Vous avez raison, le cœur de la question n’est pas une affaire de personne mais d’émotion, de réceptivité à l’émotion, de sensibilité à l’émotion, aussi. Les émotions m’intéressent. Elles peuvent être grandioses ou minuscules, tranchées ou complexes, pleines de joie ou gorgées d’une détresse ineffable. Les œuvres romantiques traduisent cette richesse en explorant toutes les facettes de l’âme humaine. Elles me permettent d’aller très loin dans ce chemin car je suis en connexion avec le compositeur. Je me sens très proche de lui. Je n’ai pas besoin d’effectuer de longues recherches pour comprendre ou, souvent, éprouver ce qu’il voulait exprimer. Bien sûr, j’ai beaucoup lu les biographies de ceux que je joue, mais je crois que, quand vous êtes plongé dans ce répertoire, vous devinez des choses, vous avez des intuitions. Ce n’est plus uniquement une question de savoir.

Cette connaissance intime vous aide-t-elle à vous adapter aux pianos que vous devez jouer ? On oublie souvent que, contrairement aux violonistes, par exemple, le pianiste concertiste ne se déplace à peu près jamais avec son instrument personnel !
En effet, jouer du piano impose de s’adapter à un nouvel instrument chaque soir, mais pas qu’à un instrument : à un public, on en a parlé, et à une acoustique, aussi. Dans ces circonstances, connaître ce que l’on va jouer non plus seulement sur le bout des doigts mais sur le bout du cœur peut vous être très utile. Vous savez, pour être convaincant et emporter un auditoire, il ne suffit pas de savoir jouer une pièce, il faut aussi être à l’aise avec le compositeur que vous interprétez ; et, moi,  je suis très à l’aise avec les compositeurs romantiques !

 

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« Chopin attire toujours de nombreux fidèles »

 

En somme, mais peut-être est-ce une impression, quand on regarde de près votre discographie, on peut avoir l’impression que vous avez toujours joué avec ces deux tendances : concertation et dilatation du répertoire. Bien sûr, quand vous enregistrez la redoutable transcription de la Neuvième symphonie de Beethoven par Friedrich Kalkbrenner pour Mirare, on sait ce qu’il y a dans le disque ! Mais les choses sont parfois plus nuancées. Votre Schéhérazade est monothématique tout en glissant après votre transcription de Rimsky-Korsakov une suite d’un compositeur pas si fréquent sur les platines, Sergueï Bortkiewicz. Et si vos quatre disques Denon ont tous un titre, celui-ci est plus ou moins en rapport avec le contenu (celui qui s’appelle Le Vent inclut certes « Le vent » d’Alkan mais aussi, entre autres la Deuxième sonate et les douze études de Chopin opus 25, par exemple). Tout se passe comme si vous assumiez les exigences marketing pour mieux vous en échapper, transformant ainsi la contrainte en art…
C’est vrai que certains labels préfèrent qu’un récital ait un titre. C’était le cas chez Denon. D’autres aiment quand les disques tournent autour d’un seul compositeur : chez Mirare, j’ai enregistré Vladigerov, Lyapunov, Balakirev, Chopin… Derrière, il y a l’idée que la cohérence guide l’auditeur, l’aide à s’orienter dans la musique. L’effet sur l’auditeur peut donc être plutôt réussi.

Auriez-vous la tentation d’enregistrer un récital qui irait dans des directions plus variées ?
Non, si c’est ça que vous voulez entendre, venez m’écouter en concert ! Au disque, il paraît que, si vous glissez plus de deux compositeurs, ça ne se vend pas.

L’avez-vous vérifié dans vos ventes ?
C’est sûr que quand vous enregistrez une œuvre aussi aimée au Japon que la Neuvième de Beethoven, vous vendez beaucoup de disques, mais c’est une œuvre très spéciale. Il y a aussi des compositeurs très spéciaux. Chopin, par exemple, attire toujours de nombreux fidèles. Et, après, en dehors de la thématique, du compositeur et de la notoriété, il ne faut pas oublier la pochette.

Oui, Anne Sylvestre chantait : « On dit d’un disque qu’on achète / qu’on aime la pochette, / que ça ne gâche rien… »
Le résultat est que, dans un succès ou un échec commercial, il est souvent difficile de déterminer la part liée à la musique et celle qui est due à la photo ! Cela ne simplifie pas le travail et nous rappelle à l’humilité : certains paramètres échappent à l’interprète comme au label…

 

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Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.
Quatrième épisode à suivre !

 

Etsuko Hirose – Le grand entretien – 2/4

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Comment et pourquoi devient-on pianiste ? Dans ce deuxième volet de notre entretien, la concertiste internationale Estuko Hirose revient sur ce moment très particulier où le rêve prend chair, se déploie et s’enrichit – bref, son arrivée à Paris, à quinze ans, et ce qui s’est ensuivi. Instructif et vibrant.


2.
La vie parisienne

 

Au cours de la première partie de notre entretien, nous avons évoqué quelques moments-clefs dans votre formation de musicienne :

  • le bain de musique dans lequel vous plonge votre mort quasiment dès votre conception ;
  • le premier contact avec le piano à trois ans ;
  • le concerto joué à six ans ;
  • la prise de conscience de la nécessité de vous perfectionner, provoquée par la colère de Pascal Devoyon contre une méthode et non contre vous ; enfin,
  • votre victoire dans un grand concours international.

Nous arrivons à un nouveau point de bascule : deux ans après votre prix moscovite, vous avez quinze ans, et vous vous exilez en France afin de poursuivre ce qui est moins un rêve qu’un projet : devenir pianiste professionnelle.
Oui.

Ce n’est pas rien, comme aventure !
J’étais obligée de déménager. Si je voulais progresser, je devais aller dans une ville importante pour entrer dans un conservatoire de haut niveau. Or, je viens de Nagoya. Pour me former sérieusement, je devais aller au conservatoire de Tokyo, à 350 km de chez moi.

 

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« On s’habitue vite aux habitudes françaises »

 

Vous vous êtes trompée de route, et c’est ainsi que vous avez débarqué à Paris, soit à 6000 km de chez vous ?
Ha ha, pas vraiment ! En réalité, les études à Tokyo coûtaient les yeux de la tête. On a fait le calcul : ça revenait au même prix que des études à Paris. Alors, j’ai choisi Paris, et ma mère m’y a accompagnée.

Pourquoi Paris ?
C’était un rêve. J’adooorais Debussy, Ravel, Chopin. Vivre dans cette tradition, dans le pays où ont vécu ces grands compositeurs, ça m’attirait. En plus, la pédagogie était tellement différente de celle que l’on pratique au Japon !

Dans quel sens ?
Au Japon, on est presque obligés de copier les autres. Si un prof vous montre un exemple, vous devez reproduire exactement ce qu’il fait. En France, j’ai découvert que non seulement, on avait le droit de montrer davantage sa personnalité et d’exprimer son opinion, mais cette audace et cette créativité étaient indispensables.

Pourquoi ?
Sinon, on n’existe pas !

Comment avez-vous réagi à cette révolution ?
J’ai vécu cela comme un choc salutaire. Ça a changé mon approche de l’interprétation… et j’étais très contente !

Ni désarçonnée, ni même surprise ?
J’avais quinze ans. J’étais comme une éponge. J’étais capable d’absorber beaucoup de choses.

Même un changement de mode de vie radicale ? La mondialisation n’en peut mais, la France – et singulièrement Paris –, ce n’est pas tout à fait le Japon ! Pardon pour la caricature, mais la rigueur, la pudeur et la délicatesse japonaises ne sont pas vraiment les spécialités des Français…
Oh, moi, je vivais un conte de fées. Je voyais bien sûr les défauts des habitudes françaises…

Par exemple ?
Les manifs, les grèves, les choses comme ça ! Mais on s’habitue vite.

Parce que vous étiez portée par votre projet ?
Peut-être… Je sais que beaucoup de Japonais souffrent quand ils viennent vivre ici. Il y a la différence entre le mythe et le réel ; il y a aussi le mal du pays, l’éloignement, etc. Pour ma part, je n’ai pas eu ce genre de difficulté. Vraiment, c’était plutôt facile.

 

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« Quand j’ai été recalée au CNSM, j’étais choquée ! »

 

Vous êtes alors étudiante à l’École normale de musique de Paris. Pourquoi avez-vous choisi cet établissement ?
À Nagoya, mon école de musique disposait d’un système d’échange d’élèves et d’équivalence des examens, si bien que j’avais déjà un diplôme de l’ENM en poche, et ça a facilité mon cursus à Paris.

Après cela, tout s’accélère.
Oui, j’entre au CNSM [conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris].

C’est un nouveau point de bascule que vous présentez comme une simple formalité. Parce que vous aviez compris ce qui était attendu d’une étudiante du CNSM ?
Non, justement ! La première fois que j’ai tenté le concours, j’ai été recalée.

Avez-vous accusé le coup, ou…
J’avoue que, sur le moment, cet échec m’a vraiment choquée.

Choquée ?
Oui, c’était presque le premier échec de ma vie. Heureusement que j’ai été admise à ma seconde tentative !

Beaucoup de musiciens français passés par le CNSM déplorent une certaine rigidité dans l’enseignement, qui ne leur permet pas d’exprimer leur personnalité – certains vont compléter leur formation dans des établissements américains, allemands ou belges, notamment. Vous, vous affichez une position inverse. Avez-vous jamais éprouvé une impression d’étouffement d’un point de vue artistique ?
Non, jamais, mais… comment dire ? Mes études ont été un peu spéciales.

En quel sens ?
En théorie, j’étais dans la classe de Bruno Rigutto. En pratique, il était extrêmement sollicité et donnait des concerts dans le monde entier, de sorte qu’il lui arrivait très souvent de s’absenter. Cela me donnait une grande liberté, d’autant que, quand il était là, il était vraiment génial. J’adorais ce prof. Quand il se mettait au piano pour me montrer quelque chose, j’avais presque envie de pleurer ! Et quand il n’était pas là, je travaillais beaucoup avec feue Marie-Françoise Bucquet, notamment en déchiffrage et musique de chambre. Elle m’a beaucoup appris. Même quand j’ai eu mon prix, j’ai continué de prendre des cours particuliers avec elle.

 

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« Récital, musique de chambre, concertos : j’aime tout »

 

C’est un nouveau point de bascule : le moment où vous quittez le conservatoire pour entrer dans la vie professionnelle.
Non, c’est plutôt une transition qu’une rupture. En même temps que j’ai obtenu mon prix au CNSM, j’ai gagné le concours Martha Argerich. Ça m’a vraiment lancée, notamment au Japon, mais j’ai dû arrêter mes études : quand je devais passer le concours d’entrée au troisième cycle, j’étais déjà engagée pour une belle tournée ! J’ai donc continué à étudier de façon ponctuelle, en cours particuliers ou à l’occasion de masterclasses. Voilà peut-être pourquoi je n’ai pas ressenti cette pression ou cette limitation que vous évoquez.

Néanmoins, pouvez-vous nous raconter comment se passe la transformation entre Etsuko l’étudiante et Etsuko la professionnelle ? Aviez-vous anticipé cette mutation, et la réalité correspondait-elle à ce que vous aviez imaginé ?
Ç’a été assez progressif, assez long aussi. J’ai commencé assez tôt de donner des concerts. J’ai touché mon premier cachet dans la foulée du concours que j’ai gagné à Moscou. Entre huit et quinze ans, je montais au moins un programme d’une heure par mois, donc j’avais déjà énormément de répertoire. Devoir apprendre cette masse de partitions m’a beaucoup aidée car, aujourd’hui, je n’ai pas peur de devoir apprendre une nouvelle œuvre. Bien sûr, entre mes années japonaises et le moment où je vis vraiment du métier de pianiste, j’ai dû revoir, modifier, renforcer et affiner ma technique. Cependant, pour ce qui est du répertoire et de l’habitude de me confronter au public, j’étais bien équipée !

Le résultat déteint aussi sur votre réputation qui vous permet de briller sur une large partie du spectre pianistique, incluant

  • le récital solo,
  • le duo (notamment avec Cyprien Katsaris),
  • la musique de chambre et
  • les œuvres avec orchestre.

Est-ce une volonté qui vous anime et consiste à ménager, dans votre emploi du temps, des plages pour chaque exercice ?
Ce n’est pas aussi mécanique que vous dites ! La vérité est que j’aime tout… tant que j’aime les gens avec qui je joue. Il n’y a rien d’agréable à jouer avec quelqu’un avec qui vous sentez qu’il sera difficile de s’entendre musicalement !

J’imagine que c’est la même chose pour le répertoire…
En effet. Si je ne me sens pas en connivence avec les œuvres pour lesquelles on me sollicite, je peux refuser. Pas par paresse, juste parce que ça ne sert à rien de jouer une pièce qui ne me parle pas. Je crois profondément que, quand un artiste joue un morceau qui ne lui parle pas, ça se sent. Néanmoins, ce n’est pas moi qui choisis comment se répartissent les différents événements qui rythment mes saisons musicales.

 

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« J’assume mes choix »

 

Cette relative dépendance aux sollicitations ne vous empêche pas de construire une discographie très singulière, marquée par un équilibre assez original entre œuvres originales et transcriptions – art que vous avez pratiqué vous-même, comme on l’a pu ouïr dans le disque Schéhérazade paru chez Danacord en 2024…
… alors, ça, c’était la première et la dernière fois !

On va y revenir mais, si vous le voulez bien, évoquons votre inclination pour le genre, qui va bien au-delà du best of Campanella pour petites mains ! Dans Chaconne, le premier de vos quatre disques pour Denon paru en 2003 et récemment réédité en coffret par Danacord, il n’y avait que des transcriptions, et non des moindres :

  • Kreisler par Rachmaninov,
  • Wagner et Gounod par Liszt,
  • Franck par Demus, et
  • Bach par Busoni.

Était-ce un souhait de votre part ou le résultat d’une pression de votre label ?
Hum, comme je vous l’ai expliqué, j’étais consciente de mon habileté voire de ma tendance à copier les autres.

Ce que vous voyez comme un danger…
Oui, surtout pour un premier disque ! Il y avait vraiment trois choses :

  • je ne voulais pas imiter les grands maîtres que j’admire ;
  • je ne voulais pas lutter contre mon habitude de les imiter ; et
  • je voulais jouer comme Etsuko Hirose.

Voilà pourquoi je souhaitais  jouer des œuvres pour lesquelles je n’avais pas de références dans ma tête. Or, à l’époque, les transcriptions étaient peu jouées, voire presque mal vues. De sorte qu’il y avait un double avantage pour moi à en interpréter : d’une part, je n’avais pas de version piano en tête ; d’autre part, je pouvais choisir des pièces dont les originaux et les transcriptions me plaisaient.

Et vous ne vous êtes pas arrêtée là. Votre deuxième disque, La Valse, intégrait un Casse-noisettes revisité par Mikhaïl Pletnev, ainsi que deux autotranscriptions de Stravinsky et de Ravel…
À titre personnel, je ne voulais pas enregistrer des disques qui existaient déjà. Le problème, c’est que, quand on veut être tant soit peu original, on n’a qu’une alternative : soit on enregistre des œuvres de compositeurs méconnus, et ça se vend très peu ; soit on enregistre des transcriptions rarement jouées de compositeurs connus, et le label peut mettre en avant le nom du compositeur, ce qui rassure !

Le label pourrait aussi mettre en avant votre performance technique.
Il est vrai que les transcriptions sont souvent des défis techniques et physiques. Une œuvre originale pour piano est souvent mieux adaptée qu’une transcription, mais… disons que j’assume tous mes choix, même si j’aurais parfois envisagé d’autres possibilités !

 

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« Schéhérazade est ma première et ma dernière transcription »

 

Un jour (sans doute beaucoup, beaucoup plus), vous écrivez votre transcription de Schéhérazade de Nikolaï Rimsky-Korsakov, un mastodonte  de trois quarts d’heure. Comment avez-vous arbitré entre

  • le respect de l’œuvre originale,
  • sa transformation en pièce devant donner l’illusion qu’elle a été écrite pour piano, et
  • une tendance à tirer le remix vers ce qui vous convient particulièrement ?

Plus qu’à la partition proprement dite, je voulais être fidèle à l’effet sonore que l’on perçoit quand on écoute l’œuvre originale. Tant pis si l’on doit enlever beaucoup de notes car un pianiste n’a que dix doigts ! Ce qui compte, dans ce cas précis, c’est de regarder de très près la partition d’orchestre et d’avoir conscience que l’oreille ne perçoit pas toutes les notes qui sont écrites. Beaucoup sont cachées par les extrêmes, tant graves qu’aigus. J’ai donc comparé de très nombreuses versions orchestrales pour déterminer ce que l’on entend réellement. C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire.

La Schéhérazade de Rimsky-Korsakov, que vous doublez avec le formidable ballet des Mille et une nuits de Sergueï Bortkiewicz, vous était doublement familière : vous l’aviez entendue un milliard de fois et beaucoup jouée à quatre mains…
Cette expérience à quatre mains m’a donné confiance. Je savais que ça fonctionnait au piano, mais je trouvais que la configuration n’était pas commode : on doit partager la pédale, on joue de travers, on se marche dessus… C’est vraiment une bataille !

 

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Soit, mais pour vouloir écrire votre version à vous et pour vous, puis pour décider d’enregistrer une partition aussi redoutable, il faut être animée par un feu particulièrement sacré. Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans Schéhérazade ?
Musicalement, c’est un monument qui décrit presque toutes les facettes de l’âme humaine. Elle est gorgée de subtilités, de couleurs, d’événements. Je voulais vraiment raconter cette histoire en faisant sonner le piano à l’instar d’un orchestre. Comme j’étais la transcriptrice, je connaissais la technique de l’interprète que je serais : l’affaire était très commode !

À l’écoute du disque, je ne vais pas vous mentir : c’est

  • brillant,
  • vibrant,
  • envolant,

mais le côté « commode » de la partition ne saute pas aux oreilles tant l’exigence de la transcription appert. Voulez-vous dire que la virtuosité que vous sollicitez de vous-même est un défi qui correspond à vos préférences techniques ?
En tout cas, la difficulté – réelle, je ne le nie pas – me correspond.

Pourtant, permettez-moi d’insister, ç’a l’air horriblement difficile !
Bon, d’accord, c’est horriblement difficile, mais j’ai souvent joué cette transcription en concert et j’ai l’impression que, à travers elle, je peux pleinement exprimer ce que j’ai envie de raconter. L’œuvre de Rimsky-Korsakov me passionne au-delà de tout ; et ma passion se ravive à chaque fois que j’ai l’occasion de donner ma transcription.

Reste un mystère : pourquoi promettre, de façon peut-être hâtive, que c’est votre dernière transcription ?
Parce que la musique de Schéhérazade représente depuis longtemps quelque chose de vraiment spécial pour moi. Elle me parle énormément. Avant même de la transcrire, je la connaissais presque par cœur. Aucune œuvre ne me parle autant. Il n’y a pas d’équivalent qui m’ait autant donné envie de la jouer puis de la rejouer. Par conséquent, oui, il y a tout à parier que je n’en transcrirai pas une autre. Pourquoi m’y risquerais-je alors que je n’en ressens pas la nécessité ?

 

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À suivre !

 

Etsuko Hirose – Le grand entretien – 1/4

Etsuko Hirose au Jardin de Rome (Paris 8), le 20 mars 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Elle a l’élégance des artistes qui n’ont pas besoin de jouer

  • les engagées-du-bon-côté-du-manche,
  • les saugrenues évaporées ou
  • les olé-olé toujours à court de textile

pour que leur talent saute aux oreilles. Etsuko Hirose n’en est pas moins auréolée

  • de plusieurs prix dans ces Jeux olympiques de la musique classique que sont les grands concours internationaux (sans défilé de transgenres pour lancer la compétition, c’est l’avantage),
  • d’une bonne vingtaine de disques et
  • de plusieurs centaines de concerts dans le monde entier,
    • en solo,
    • en formation de chambre ou
    • avec orchestre,sous la baguette de pointures comme Charles Dutoit ou Augustin Dumay.

Le 20 mars 2025, entre une tournée au Japon et un récital à Berlin, elle nous a accordé un entretien sans

  • faux-semblant,
  • punchline préfabriquée ou
  • élément de langage usé jusqu’à la corde que l’on ne peut écouter en entier – son effet soporifique est immédiat.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=fWWnzbPhQUg[/embedyt]

 

Au programme :

  • sa formation,
  • son travail,
  • son répertoire,
  • ses projets et
  • sa vision de l’évolution du métier.

Voici des mots

  • toujours sincères,
  • tour à tour percutants et délicats,
  • jamais dénués de l’humour discret qui enveloppe souvent les vrais modestes,

posés par une artiste qui a su effectuer la bascule de son statut de très jeune prodige à celui de grande musicienne internationale.


1.
Les années japonaises

 

Fréquemment, les CV d’artistes sont téléologiques. Il semble que, dès leur naissance, peu ou prou, ils étaient destinés à devenir des bêtes de scène dans le monde entier. Au moment d’aborder les années de formation d’Etsuko Hirose, j’ai eu envie de gratter un peu ce vernis convenu pour vérifier s’il ne cacherait pas quelque chose. Et ça a donné ce qui suit…

 

Etsuko, je voudrais commencer notre entretien en vous interrogeant sur votre formation pianistique et sur l’émergence de votre désir artistique. Pas seulement pour commencer par le début, aussi parce que, quand on lit les « biographies » d’artistes internationaux, quelque chose me fascine et me laisse sur ma faim. Leur parcours est présenté comme quelque chose de lisse et de facile. Vous ne faites pas exception à la règle.
Ah bon ?

Oh, oui ! Laissez-moi vous raconter votre vie comme dans un programme de concert… Vous avez commencé à jouer du piano à trois ans.
C’est vrai.

Vous avez joué en public votre premier concerto avec orchestre à six ans, le vingt-sixième de Mozart.
Je confirme.

Alors que vous êtes une toute jeune adolescente japonaise, vous gagnez un énorme concours pour jeunes pianistes à Moscou avant de poursuivre et même de rattraper vos études à Paris, d’abord à l’École normale de musique (ENM) puis au conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Vous y obtenez votre Premier prix. Parallèlement, vous gagnez de nombreux concours internationaux et pas des moindres.
Oui.

Donc on aurait pu arrêter l’entretien ici, puisque tout est si simple. Sauf que la simplicité de ce récit me conduit, au contraire, à vous poser une première question : est-ce que votre expérience réelle d’apprentie pianiste virtuose a été aussi lisse qu’il y paraît, ou est-ce que…
Mais pas du tout, pas du tout, pas du tout, oh la la ! Enfin, il faut distinguer deux choses : quand j’étais enfant et après. Quand j’étais enfant, c’était hyperfacile. Pas de stress, pas de trac, pas de pression. Je me contentais de faire ce que l’on me disait de faire.

À très haute dose, toutefois, surtout pour une enfant, non ?
Oui, c’est ça. Mais ce n’était pas un problème, pour moi. Je ne connaissais pas vraiment d’autre vie. J’imaginais que tout le monde vivait comme ça. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce n’était pas le cas.

 

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« Je voyais le piano comme un jeu »

 

Dès que vous avez trois ans, votre vie tourne autour du piano. Néanmoins, même avant votre naissance, vous étiez en contact permanent avec la musique…
Peu avant ma naissance, ma mère avait lu un article sur la méthode Suzuki. Le principe de cette méthode est que l’on apprend la musique comme on apprend à parler. Or, on apprend à parler en écoutant parler les autres. Dans ce sens, si on met la musique du matin au soir, on apprend la musique. Ma mère était tellement convaincue de ça qu’elle a voulu essayer avec moi.

Vous êtes devenue son cobaye !
Oui et non : ce qu’elle faisait pour moi, elle le faisait pour mon bien. Je ne suis pas sûre que ce que l’on fasse aux cobayes, ce soit toujours pour leur bien…

Pour votre bien, donc, vous étiez entourée de musique sans discontinuer.
Oui, et pas seulement depuis mon plus jeune âge, avant aussi ! Quand j’étais dans son ventre, du matin au soir, ma mère mettait des vinyles classiques. Des symphonies, du violon, des voix, du piano… Quand je suis née et que j’étais tout bébé, ça n’a pas changé : j’étais plongée dans la musique classique du matin au soir. C’est devenu mon milieu naturel, comme l’oxygène.

Dans cette immersion, le piano est arrivé très tôt.
Ma mère jouait du piano en amatrice. Dans la maison, il y avait un piano droit sur lequel elle donnait des cours aux enfants du coin si bien que le piano était quelque chose qui faisait partie de ma vie.

Vous n’avez pas tardé à grimper vous-même sur la banquette à hauteur modulable…
En effet, quand j’ai eu trois ans, ma mère m’a mise au piano. Ce n’était pas un traumatisme, c’était une fierté ! Pour moi, le piano, l’instrument, le son était quelque chose de familier, mieux : de naturel. J’étais très contente !

Et, là, vous avez commencé la fameuse méthode Suzuki. Qu’a-t-elle de particulier ?
Il y a sept cahiers, de difficulté progressive. Sa singularité est de se concentrer exclusivement sur la musique. Il n’y a ni gamme, ni arpège. Dès ses premiers cours, l’élève joue Mozart, Schumann, des œuvres au début très simples puis des œuvres plus compliquées. Une sonate de Mozart apparaît ; un menuet de Paderewski suite ; un cahier propose le concerto italien puis la première partita de Bach ; et ainsi de suite jusqu’à la sonate Appassionnata… du moins à mon époque !

Et quand jouez-vous l’Appassionata ?
J’arrive à l’Appassionata à huit ans.

À huit ans ?
Pour moi, c’était normal. J’écoutais ces musiques depuis toujours, de sorte que j’avais envie de les jouer le plus tôt possible. Ça me motivait pour travailler. Je voyais ce projet presque comme un jeu.

 

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« J’adore les défis »

 

Un jeu, pour un petit Français, c’est une manette et un écran, pas ses mains sur un piano… Vous jouiez du piano, mais vous travailliez surtout votre instrument !
C’est vrai que, à l’époque, pour une enfant, je travaillais beaucoup.

Concrètement ?
Quand j’avais cinq ans, j’étais au piano trois heures par jour.

C’est énorme, non ?
Bon, je n’ai pas vraiment eu d’enfance, si c’est ce que vous sous-entendez. Cela dit, cela ne me dérangeait pas parce que je ne savais pas que ça existait. Ce que vivaient les autres m’était étranger ; et ce contexte un peu particulier m’a permis de jouer l’Appassionata à huit ans.

Est-ce que, pour vous, cette performance était normale, ou est-ce que vous aviez conscience d’être hors normes ?
Un peu des deux, j’imagine, grâce aux masterclasses qui rythment la progression dans la méthode. À l’une de ces masterclasses, j’ai rencontré Pascal Devoyon, dont la femme était alors une violoniste japonaise qui enseignait la méthode Suzuki – je suppose que c’est pourquoi il était invité au Japon. À huit ans, devant lui, j’ai joué « La Campanella » de Franz Liszt.

Avec vos mains d’enfant ?
C’était le hic. J’avais des mains un peu petites, et je ne pouvais pas vraiment jouer les octaves.

Autant dire que vous jouiez une transcription…
En quelque sorte. Et Pascal Devoyon était en colère. Il m’a félicitée, mais il était en colère. Il demandait : « Pourquoi faire jouer ce genre d’œuvre à une enfant en enlevant autant de notes ? » Ça m’a aidé à comprendre qu’il était vain de jouer ce genre de répertoire en l’adaptant… même si j’adooorais ce genre de pièces et de défis !

Sauf que vous avez huit ans et, clairement, même si vous savez jouer Liszt, vous ne pouvez pas le jouer.
Non.

 

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« J’aspirais à copier les grands pianistes »

 

Alors peut-être arrive-t-on à un premier point de bascule, dans votre vie… Au début de cet entretien, vous nous avez dit que votre parcours n’avait pas toujours été a bed of roses. Quand comprenez-vous que l’aventure musicale risque de se compliquer ?
Il est certain que ma rencontre avec Pascal Devoyon marque un tournant. Elle a contribué à me faire prendre conscience que la méthode que je suivais n’était pas parfaite. Si je m’en tenais à elle, je n’accèderais pas à une expérience musicale pleine et entière.

Vous touchiez aux limites de la méthode Suzuki…
La méthode Suzuki est formidable parce qu’elle fait aimer la musique. L’élève joue toujours quelque chose de beau. Il n’a pas le temps de s’ennuyer. Cependant, il lui manque la rigueur, la technique, la précision qui, seules, permettent de se perfectionner en profondeur.

Vous avez huit ans et, déjà, vous sentez qu’il y a un fossé entre être une très bonne pianiste et devenir une pianiste professionnelle.
Voilà. Jusqu’à cinq ans, j’apprenais d’oreille, à force d’écouter. Le solfège m’a aussi aidée à comprendre qu’il y avait un problème. Je savais très bien lire la musique. Alors, j’ai appris à comprendre les partitions.

Le fait d’apprendre par cœur ou d’oreille participait aussi d’une pédagogie de l’imitation.
Oui. Inconsciemment, j’aspirais à copier les autres. En réalité, je n’aspirais pas : je copiais. Quand j’écoute les cassettes enregistrées à l’époque quand je jouais, c’est bluffant de constater que je copiais-collais. Vraiment. Je n’avais pas de personnalité. Rien.

Quand avez-vous eu le déclic que vous aviez le droit d’être Etsuko Hirose ?
Beaucoup, beaucoup plus tard ! Au CNSM, en fait. Quand j’ai travaillé avec Bruno Rigutto. En m’écoutant, il m’a expliqué que, sans m’en rendre compte, j’imitais des interprétations de Maurizio Pollini ou d’Arthur Rubinstein.

 

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« Je ne voulais qu’une chose : jouer du piano »

 

Alors que vous ne cessez de bûcher votre instrument, un nouveau point de bascule survient. Vous avez treize ans et vous allez à Moscou.
C’est exact, je suis allée à Moscou afin de participer à un grand concours pour jeunes pianistes.

Comme tout est simple, vous obtenez le premier prix, et pas que parce que votre professeur est dans le jury. La petite Etsuko vit-elle cela comme une victoire éclatante ou comme un événement normal ?
Oh, j’avais conscience de ce que j’avais accompli, croyez-moi ! J’étais trrrès fière pour au moins deux raisons. D’une part, j’adooorais les pianistes russes comme Sviatoslav Richter ou Vladimir Horowitz. D’autre part, je savais que, dans ce grand pays, l’éducation musicale était exceptionnelle. Mes concurrents étaient comme moi : ils passaient leurs journées entières devant leur piano ! Les autres pianistes qui passaient l’épreuve jouaient donc très bien. Alors, oui, être lauréate d’un tel concours, ça m’a donné beaucoup de confiance et ça m’a même laissé croire que, peut-être, un jour, je serai pianiste.

Cette idée était une nouveauté, pour vous ?
Pas en tant que telle, car j’y pensais. En revanche, j’ignorais si je serais capable de vivre avec, de et pour la musique.

À cette époque, quelles images aviez-vous de la vie de pianiste ?
Difficile à dire. C’était moins un statut qu’un défi. Le concours m’a vraiment décidée de tenter ma chance à un moment où j’hésitais car, parallèlement à la musique, j’étais une bonne élève, au collège. J’aurais pu poursuivre des études autres que pianistiques. Quand il m’a fallu choisir, j’ai opté pour la musique.

Quel a été l’élément déclencheur ?
Je me suis aperçue que la musique était ma passion. Je n’aurais pas pu m’en passer. Pas su non plus. C’était ma vie. Toute ma vie. Depuis que j’avais trois ans, je n’avais fait que ça : du piano, et je voulais continuer à ne faire que ça : du piano.


À suivre !

 

Pauline Klaus – Le grand entretien – L’intégrale

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, la violoniste-pédagogue-organisatrice nous a accordé un grand entretien.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre ici les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !


Au programme
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix
3. Inventer un festival, pistes et contre-pistes
4. Inciter à la création, projet de vie
5. Faire (de) la musique, les dessous d’un mystère
6. Construire sa visibilité, illusions et perspectives


Épisode 1
Être violoniste, non-mode d’emploi

 

Pauline Klaus, on vous définirait facilement comme « violoniste », mais le mot est un peu vague et ne recouvre que partiellement votre champ d’activités artistiques… Pourriez-vous déterminer quand avez-vous décidé d’être violoniste, et que voulait alors dire ce mot ?
Dans mon cas, on ne peut pas dire que le projet a été clair d’emblée et que, par la suite, je suis allée tout droit ! Certes, le violon était au cœur depuis le début, mais être violoniste, ça se fait petit à petit… et, en ce qui me concerne, ce n’est pas fini. À chaque étape que l’on franchit, parfois sans le savoir, l’idée sous-jacente d’« être violoniste » se renouvelle.

Néanmoins, comment le chemin a-t-il commencé ?
La musique m’a toujours transportée. Ça, c’était une évidence. Pas que ce serait un métier. Pas du tout.

 

« Ma perception de la musique passe par le chant »

 

Comment se passe votre rencontre avec le violon et avec l’idée de « violoniste » ?
Mon éducation musicale n’est pas exclusivement centrée sur le violon. En ce sens, elle est atypique, si je compare avec celle de beaucoup de mes collègues

En quel sens ?
Je n’ai pas commencé par prendre des cours au conservatoire. Grâce à un hasard du destin, j’ai été placée dans les mains d’une ancienne professeure [NDLR : le présent blog n’utilise pas l’écriture inclusive mais respecte évidemment les choix de formulation des artistes] à la retraite qui s’est occupée de moi pour m’enseigne le violon en cours privé pendant quatre ans. C’était une personnalité fantastique. Elle avait soixante-quinze ans et avait connu des figures comme Ginette Neveu ou Yehudi Menuhin. Elle ne s’occupait que du violon.

Explicitons : dans le monde musical formaté, c’est un péché mortel.
En tout cas, pour le reste de ma formation musicale, on m’a fait comprendre que je devais tout de même passer par le conservatoire. J’y suis donc allée en intégrant pour cela la maîtrise de l’établissement. J’ai eu une chance extraordinaire : le violon, je l’ai découvert avec Christiane Courtade, une enseignante inspirée et totalement dédiée à mon cas car j’étais son unique et ultime élève ; et, à côté, pour le travail collectif, l’harmonie, le souffle, j’avais la maîtrise, animée par Jean-Dominique Abrell, un homme  formidable, dominicain, trompettiste à l’origine, organiste ensuite, enfin chef d’un chœur d’enfants à qui il faisait chanter du grégorien et un répertoire polyphonique complètement fou allant de la Renaissance à Benjamin Britten et Maurice Ohana… Aujourd’hui encore, ma perception de la musique passe par le chant ; et mon activité d’enseignement découle aussi de cette double expérience assez inhabituelle.

Le violon n’arrive donc pas seul dans votre découverte concrète de la musique.
Non. J’ai adoré l’instrument, mais j’ai été rapidement plongée dans un monde qui le débordait.

 

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« La philosophie me nourrissait »

 

D’où votre parcours que vous revendiquez comme « atypique »… même si vous retombez rapidement sur vos pieds académiques !
Certes, quand les choses sont devenues sérieuses, j’ai fait un passage rapide au conservatoire du Mans pour obtenir mon DEM. C’est important, d’avoir un diplôme, non ?

Vous l’avez eu, votre diplôme, et vous êtes repartie.
À cette époque, je me cherchais et je cherchais ma voie. J’avais connu cette enseignante qui m’avait donné ce qu’elle avait à donner, mais qui avait aussi conscience qu’elle ne pouvait plus m’aider à m’insérer dans le monde dans lequel je devais entrer. À moi de me débrouiller avec ça !

Le milieu du violon au conservatoire est compétitif, non ?
C’est normal, mais je ne m’attendais pas vraiment à cet esprit de concurrence. Je devais être dans un monde un peu préservé ; si bien que les premiers contacts avec cette réalité de la musique ne m’ont pas ravie. J’ai longtemps cherché un professeur qui me parle ; et, pendant ce temps, j’ai suivi des études de Lettres et de philosophie.

Puisque vous l’assumez, on peut pointer le fait que vous êtes titulaire d’un master de philosophie. Cette formation était-elle l’objet d’une féroce négociation avec vos parents sur l’air du « d’accord, tu fais de la musique à Paris mais tu obtiens un vrai diplôme » ?
Vous croyez ? Un master de philosophie, je ne sais pas si, professionnellement, c’est très rassurant.

Soit, la philosophie, c’est évanescent, mais un diplôme, c’est concret ; alors que devenir saltimbanque…
La question ne se posait pas du tout en ces termes. Pour la musique, ma famille ne baignait pas dans le milieu professionnel, même s’il y avait une pratique instrumentale d’amateurs. Pour la philosophie, l’essentiel de ma motivation est que j’avais en tête des questions qui ne me laissaient pas tranquille. De vraies questions métaphysiques sur la vie, le temps, la mort… Des questions qui résonnent avec les grandes problématiques philosophiques et des textes qui ont parfois été écrits il y a des siècles ! J’avais l’impression d’une proximité assez incroyable avec ces auteurs d’autant que, à cette période, je passais pas mal de concours. Je me sentais très seule. Je trouvais l’atmosphère plutôt sèche, j’oserais dire : plutôt pauvre. La philosophie me nourrissait et me répondait.

 

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« J’ai aimé passer à l’action »

 

Aviez-vous la sensation d’être, pardon pour la caricature, la provinciale qui débarque dans la Kapitale Où Tout Se Joue ?
Musicalement ? Non. Peut-être l’étais-je, mais la vérité m’enjoint de dire que je n’avais pas la tête à ça. En tout cas, je n’ai pas été facilement en harmonie avec les exigences et les codes attendus.

Donc, entre le DEM et l’idée que votre instrument puisse devenir un outil professionnel…
… il y a un temps de latence, c’est certain. Pour moi, la musique s’inscrivait dans un ensemble de questions métaphysiques, politiques, qui me donnaient l’impression que la professionnalisation des jeunes musiciens, telle qu’elle m’apparaissait, était un enfermement assez redoutable. J’ignorais quelle place la musique prendrait dans ma vie car je craignais qu’elle fût synonyme d’une manière d’inconscience au monde. J’avais envie d’être en prise.

En prise avec quoi ?
La vie, le réel, les choses. Être en prise, voilà. Et ce qui m’étonne encore, c’est que cette façon de percevoir les choses s’est complètement inversée.

La philosophie vous a asséchée ?
Non, mais, plus j’avançais en philo, plus je trouvais que l’air se raréfiait. Les textes qui me portaient tant devenaient de plus en plus difficiles, se prêtant mal au partage. J’ai beaucoup travaillé sur Derrida, Heidegger et la métaphysique allemande. Quand j’en parlais, j’avais l’impression que plus personne ne me comprenait. À l’arrivée, nous n’étions plus que trois ou quatre à être en capacité de débattre des sujets qui me passionnaient. Ce n’était plus du tout l’idée que je m’étais faite de la philosophie.

N’avez-vous pas eu la sensation flatteuse d’avoir intégré une élite d’experts ?
Au contraire, j’avais la sensation terrible d’être absorbée par des sujets qui me paraissaient parmi les plus universels et pourtant d’être renvoyée à un truc de niche qui n’était intelligible et partagé que par une poignée d’initiés.

Heureusement, comme la philosophie vous avait porté quand la musique vous décontenançait, la musique vous a portée quand la philosophie ne vous a plus comblée.
Il est vrai que, en parallèle, je commençais à donner des concerts, à rencontrer d’autres musiciens, à découvrir qu’il se passait plein de choses. C’est l’opposé de ce que m’inspirait la philosophie. J’en avais fini avec les concours, si bien que je découvrais que la musique est un art vivant, un art à vivre, un art de vivre. J’ai aimé passer à l’action. Inventer des concerts. Créer. Réunir des gens.

Ce que vous n’auriez pu imaginer quand vous avez découvert le violon…
Non. Ni à quinze ans. Certaines orientations prennent du temps pour mûrir. Peut-être est-ce aussi ce qui les rend si précieuses a posteriori.

 

Détail de l’affiche des Musicales, édition 2024

 

Épisode 2
Faire du violon un métier,
les coulisses d’un choix

 

Pauline Klaus, lors du premier épisode, nous avons découvert que « devenir violoniste » n’a pas toujours été l’alpha ou l’oméga de vote vie.
Non.

Quand, pourquoi et comment la situation change-t-elle ?
Ça se joue surtout autour de rencontres. Grâce à quelques personnes, je comprends qu’il existe de nombreuses manières de faire de la musique que je ne soupçonnais pas forcément. Ce genre de constat, ce n’est pas quelque chose qui se théorise ou s’analyse tout seul, dans sa chambre. Il faut le vivre.

Donc la question du « quand » n’a pas de sens ?
Si elle sous-entend l’existence d’un instant précis, non. Je n’ai pas, soudain, décidé de donner telle ou telle direction à ma vie. Petit à petit, je me suis éloignée de la philosophie. Dans le même temps, j’ai eu la chance de croiser pas mal de gens qui, chacun à leur façon, m’ont poussée à prendre la décision de me consacrer entièrement à la musique.

 

« La concurrence me rendait un peu malade »

 

Pouvez-vous nous donner des exemples de ces moments-pivots ?
J’insiste : il n’y a pas un moment-pivot, pour reprendre votre terme. Cela a été un ensemble de découvertes, de personnes… Parmi elles, je peux citer ma rencontre avec le violoniste Alexis Galpérine. Alexis me suit depuis très longtemps sans jamais chercher à décider à ma place. Au contraire, il m’accompagne en essayant de m’ouvrir un maximum de portes et en ne cherchant pas le moins du monde à me forcer en m’expliquant que « c’est ça ce qu’il faut faire, et pas autre chose » comme s’il n’y avait qu’une voie possible.

Mais il n’a pas été le seul à vous éclairer.
Non, il n’a pas été le seul ! Je pense notamment avec émotion à mes professeurs au Conservatoire royal de Bruxelles – qui ont formé l’ensemble Oxalys, dont on peut trouver des extraits sur YouTube. Je suis allée en Belgique parce que j’avais besoin d’air. J’étais en dernière année de master de philosophie, et j’ai pensé que c’était l’occasion d’entrer dans une école, de voir ce qui s’y trame mais aussi de m’éprouver et de passer des concours…

L’expérience a été heureuse.
Plus encore, ç’a été presque une révélation, et la concurrence a disparu au profit d’une vision très différente de l’accomplissement.

Pourtant, vous passiez des concours ?
Dans les concours, la concurrence est normale. Elle va avec la quête d’un dépassement, d’un idéal, et elle n’exclut pas une noblesse du sentiment. Ce qui me gêne, c’est quand elle est omniprésente dans un certain état d’esprit, même hors des concours. Dans mon entourage musical proche ou lointain, cette sensation de compétition perpétuelle me poursuivait et me rendait un peu malade.

Et ce n’était pas le cas à Bruxelles.
Non. C’était une classe de jeunes passionnés. Nous partagions nos programmes, allions aux mêmes concerts ou écouter le concours au Reine-Elisabeth avec nos professeurs, ne parlions que de musique toute la journée… Voilà un exemple très clair de ce qui a contribué à me décider.

 

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« J’ai aimé passer à l’action »

 

Donc vous bouclez votre cursus philosophique et décidez de devenir violoniste. Qu’est-ce que cela change dans votre organisation ?
Je ne sais pas si ça se formule ainsi. Une chose est claire : faire de la musique, pour moi, c’est être musicien. C’est une façon de vivre qui, en un sens, rejoint la philosophie. C’est une espèce de discipline pratique qui va, très concrètement, construire mon équilibre.

Le rituel du musicien de haut niveau vous convient.
Oui. J’aime la routine. J’aime, tous les matins, monter mes gammes, jouer telle œuvre de Bach, travailler tel morceau qui m’obsède depuis tant d’années. Ça me structure.

Vous avez trouvé cette exigence en Belgique.
En effet,  et cela a rejoint une idée que m’enseignait mon premier professeur et que l’on retrouve par exemple dans des sagesses orientales d’une grande profondeur, la discipline constitue l’humain.

Paradoxalement, ce qui pourrait paraître fastidieux dans la musique (les gammes, les exercices, le travail personnel qui n’en finit pas) semble aussi, à vos yeux, ce qui la libère – et peut libérer, un temps, ses auditeurs – de la pesanteur terrestre, quotidienne et pragmatique.
C’est une réalité ! La musique n’est pas qu’une occupation ou une activité. Les œuvres que nous jouons ne sont pas que de jolis objets. Elles participent d’une manière de donner un sens très simple aux journées, de dessiner des perspectives, de se projeter dans une année, de régler le temps – en un mot : de vivre.

De vivre pour soi et avec les autres, peut-être ? Spécifiquement, étiez-vous alors centrée sur les possibles que vous ouvrait votre projet de professionnalisation, ou aviez-vous déjà l’appétence pour la musique de chambre qui vous caractérise pour partie aujourd’hui ?
La musique de chambre, je ne l’ai pas pratiquée d’emblée. C’est un peu dommage, mais l’enseignement du violon devrait davantage prendre en compte cette pratique, même si l’orchestre est tout aussi passionnant. Là encore, c’est le hasard des rencontres qui, avec son lot de découvertes, a fait le travail.

 

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« Rien n’est acquis, jamais »

 

Qu’avez-vous découvert spécifiquement ?
Ce moment où nous n’avons plus besoin de nous parler pour expliciter les idées que nous avons, pour communiquer, pour avancer ensemble vers ce que nous souhaitons obtenir. Grâce à la musique, quand nous ne sommes plus dans les mots, j’ai l’impression fantastique que nous atteignons une relation humaine parfaite.

Néanmoins, j’imagine que la pratique régulière de l’exercice n’est pas toujours aussi sublime…
Certes, cette fusion n’est pas toujours possible et, parfois, le langage est fort utile ! Mais le simple fait d’approcher une telle émotion me galvanise.

« Devenir violoniste », c’est être potentiellement soliste avec ou sans orchestre, chambriste et éventuellement musicienne d’orchestre. Vous choisissez de vous concentrer sur les deux premiers axes. Est-ce une évidence instantanée ?
En musique, je crois qu’il peut y avoir de l’évidence mais pas tellement d’instantané ! C’est difficile et c’est progressif. Quand un musicien sort du conservatoire après avoir décidé que sa vie serait violon, il doit encore découvrir, petit à petit, ce qui est envisageable et ce qui ne l’est pas. Je ne suis pas sortie en me disant : « Tiens, je vais monter un festival et un quatuor à cordes ! » Même aujourd’hui, je continue de me demander ce que ça peut être et comment ça peut évoluer.

Vous refusez de considérer que vous êtes arrivée, ce qui supposerait qu’il n’y a plus rien à craindre, à gagner ou à inventer de plus…
Et pour cause ! Rien n’est fixé. Rien n’est acquis, jamais. Une grande partie des vies d’instrumentistes – et pas que des instrumentistes – se décide sur le tas. Il faut aller chercher demain.

 

Pauline Klaus par Kaupo Kikkas (photographie diffusée avec l’aimable autorisation de l’artiste)

 

Épisode 3
Inventer un festival,
pistes et contre-pistes

 

Pauline Klaus, de nombreux artistes « classiques » fondent et dirigent un festival – parmi les derniers à avoir témoigné sur ce sujet dans cette colonne, on peut citer les pianistes Pierre Réach, Tristan Pfaff et Sylvie Carbonel. À leur instar, vous avez fondé et vous dirigez les Musicales d’Assy, mais on pourrait presque dire que ce festival vous a aussi fondée et, sinon dirigée, du moins donné quelques pistes à suivre…
Il est vrai que les Musicales ont beaucoup contribué à me construire, dans ma vie de musicienne… et plus ou moins précipité la création du quatuor Lontano. Les deux projets sont nés ensemble.

De quelle façon ?
Grâce à un coup de pouce du destin, encore lui ! Un jour, je visitais une petite église classée non loin d’un chalet de famille. Dès que je suis entrée, j’étais entourée d’œuvres de Matisse, Chagall, Bonnard, Rouault… Je n’en revenais pas. Plus que ça : j’ai perçu comme un appel du lieu. J’y suis retournée tout de suite avec mon violon. J’avais envie de jouer et découvrir l’acoustique. Le lieu était assez désert. Je pensais être seule, mais quelqu’un était présent et écoutait derrière un pilier. Quand j’ai eu fini de jouer, cette personne m’a raconté l’origine et l’histoire de ce lieu extraordinaire, puis ses craintes pour l’avenir car ce village de montagne était en pleine reconversion.

 

Le quatuor Lontano et Tanguy de Williencourt (piano) aux Musicales d’Assy, le 22 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Il faut garder une marge de créativité »

 

Aviez-vous le désir de créer un festival avant la rencontre ?
Dans un coin de ma tête, peut-être, mais c’était plus vague, de l’ordre d’une envie : celle de faire des choses avec des gens autour de moi. Je rencontrais des musiciens formidables qui m’inspiraient, et j’avais l’envie de trouver comment nous rassembler pour travailler et partager  au-delà du hasard des productions. Le festival, dont la gestation a duré un an ou deux, a en quelque sorte concrétisé cette envie de partage, de collaboration et d’émulation.

Précisons que les Musicales d’Assy ne se contentent pas d’aligner des concerts, ce qui serait déjà beaucoup. Elles inventent aussi des formes de concerts ; elles sont très axées sur la création sans pour autant être un festival « de musique contemporaine » ; elles intègrent des « scènes ouvertes » où vous testez des œuvres nouvelles auprès du public. Pourquoi un tel bouillonnement ?
Peut-être d’abord parce que le festival se déroule autour d’un lieu atypique qui a, en quelque sorte, suscité sa concrétisation – qu’une manifestation suscitée par un lieu atypique soit elle-même (par certains aspects) atypique est donc hautement logique ! Et peut-être, ensuite, parce que le festival est imaginé et façonné par les musiciens eux-mêmes, même si je coordonne et dirige les événements, de sorte qu’il ne se limite pas aux « cases » habituelles que l’on peut retrouver d’un festival à l’autre. Il faut garder une marge de créativité pour faire écho au musicien qui s’engage dans l’aventure. Quand j’invite un artiste et que le contact est bon, il en résulte une sorte de bouillonnement d’idées qui suscite des rebonds et de nouveaux projets. En somme, la diversité des concerts prend sa source dans l’imagination des interprètes et des compositeurs.

Vous n’avez pas seulement interrogé le contenu du concert : vous avez remis en cause son contenant.
Oui, nous avions un questionnement sur la forme du concert traditionnel. Les conditions, la situation d’où peut naître la musique sont quelque chose de passionnant à travailler. Certaines salles de concert ressemblent parfois à des « boîtes » aveugles. J’aime l’idée d’investir des lieux qui ont leur propre magie, comme l’église d’Assy ou l’ouverture infinie d’un panorama de la chaîne de montagnes…

Votre travail de direction, presque de chef d’orchestre, semble double : d’une part, susciter de la créativité (ce qui n’est pas toujours la demande première des organisateurs de festivals estivaux) ; d’autre part, la canaliser pour assurer une cohérence au foisonnement qu’une telle liberté est susceptible de provoquer ou de révéler…
Il y a de ça, oui. Mais vous oubliez un acteur essentiel dans la conception de chaque édition : le public ! Je veille à m’adresser à lui, qu’il soit fidèle ou nouveau, et à créer des échanges. Je suis attentive à ce qu’il me dit. Les Musicales existent depuis presque dix ans ; depuis presque dix ans, nous bénéficions des retours que nous offrent notre équipe les spectateurs. Ils nous disent ce qu’ils ont aimé et ce qu’ils n’ont pas apprécié quand nous avons tenté une expérimentation à laquelle ils n’ont pas adhéré.

 

Le quatuor Lontano devant la chapelle de Doran aux Musicales d’Assy, le 28 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Je veux faire vivre Assy et faciliter les partages »

 

L’une des particularités du festival – ce n’est pas lui faire offense que de le mentionner puisque cela contribue à son charme –, c’est qu’il est fixé dans un endroit peu connu et lointain. Quel public avez-vous réussi à attirer pour que vivent et perdurent les Musicales ?
Permettez-moi de rectifier, car vous exagérez : Assy est un lieu connu des amateurs d’art. Et ce n’est pas nulle part, c’est au pied du mont Blanc !

Soit. Cette localisation vous attire-t-elle un public local, des spectateurs habitués des festivals estivaux, des fans du quatuor Lontano ? et comment s’articulent ces différents profils ?
Derrière votre question, j’entends l’idée – fondée – que les festivals estivaux, en France, ce n’est pas ce qui manque.

Autour du mont Blanc, il y en a quelques-uns aussi.
Oui, il y en a beaucoup dans la région d’Assy. Par conséquent, nous avons un public local, une communauté de passionnés qui va de festival en festival et de concert en concert. C’est très sympa, et cela nous permet d’avoir de bonnes relations avec les autres festivals du coin. Eux comme nous, chacun à notre manière, sommes convaincus de la nécessité de faire vivre les lieux où nous sommes ancrés, et de faciliter les partages.

Dit comme ça, c’est très mignon, mais j’imagine que, malgré tout, la concurrence doit être rude…
Non, c’est fini, tout ça. Nous essayons de travailler en bonne entente, voire dans un esprit de coopération. D’autant que les Musicales sont installées dans un patrimoine très spécifique. L’église où se déroulent les grands concerts est moderne puisqu’elle a été construite dans l’entre-deux-guerres et consacrée en 1951. C’est un endroit sans équivalent sur le territoire. Donc nous n’avons pas de « concurrents » ni sur les thématiques, ni sur les lieux. Au contraire : peut-être la multiplicité des festivals conduit-elle chacun des organisateurs à cultiver ses singularités.

En dehors des festivaliers multirécidivistes, l’emplacement attire-t-il un public spécifique ?
Difficile de répondre de façon définitive et complète. « Le public » n’existe pas. Chaque année, il varie autour d’une base solide ; et, chaque année, il change en partie. Certains spectateurs viennent de Lyon, de Paris, des festivals alentour… Beaucoup viennent de Suisse, quelques-uns d’Angleterre ou du Japon ! Il est certain que l’aura du lieu attise une certaine curiosité et contribue à attirer au-delà d’un public de mélomanes.

 

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« J’aime l’idée que le festival parle à des gens différents »

 

Au fil des éditions, la nécessité de « faire la même chose mais pas pareil mais quand même un peu la même chose », est-ce confortable, amusant ou, à la longue, fastidieux ?
Surtout pas fastidieux ! Il y a un côté que j’aime particulièrement dans l’idée d’un festival, c’est sa saisonnalité. Comme je l’ai évoqué, je suis très sensible aux rythmes et aux rites. L’idée que, après le printemps, chaque été apporte le festival, ça me réjouit. Chaque édition interagit avec ce que nous avons vécu dans l’année écoulée. Le renouvellement se fait naturellement.

Avec une constante : la présence importante du quatuor Lontano, ce qui est cohérent puisque votre formation s’est structurée en partie pour cet événement annuel.
Il faut être lucide. Les Musicales d’Assy, ce n’est pas le festival qui va révolutionner la scène française. En revanche, c’est un laboratoire très précieux de ce que le quatuor Lontano et moi-même en particulier avons envie d’attraper, de montrer, de créer par le biais des commandes que, par exemple, certaines subventions nous permettent d’engager.

Inviter un autre quatuor à cordes que le Lontano serait-il une éventualité ?
Ce ne serait ni impossible, ni simple. Il faudrait que cela cadre avec la démarche que nous avons développée. À Assy, quand nous invitons un artiste, l’objectif est double : créer un appel d’air et éviter que les rencontres ne soient qu’éphémères. C’est aussi cela qui guide notre programmation.

En plus des propositions liées au quatuor Lontano, vous avez proposé pour l’édition 2024 un concert de harpe, un concert de piano très classique, un concert influencé par le tango. Comment définiriez-vous les axes que suit le festival ?
Je ne définis pas d’axe a priori. Ce qui se vit aujourd’hui changera peut-être avec le temps. Je n’ai pas d’idée préconçue sur le festival. Ce que nous réalisons se vit sur le tas, au gré des rencontres. Mon objectif est de proposer des programmes variés afin que le public qui viendrait pour un récital en particulier ait peut-être l’envie de rester pour écouter un concert très différent. Je crois beaucoup à la contagion. J’aime l’idée que le festival plaise à des gens différents et curieux, prêts à se laisser surprendre par quelque chose qu’ils n’auraient pas du tout attendu. Une programmation uniforme ou monothématique, même si ça parlerait sans doute à certains mélomanes, en tant qu’organisatrice, ça me ferait un peu peur !

D’où ce pari sur la diversité plus que l’unicité.
Oui. Et puis, soyons clairs, pourquoi un festival devrait-il avoir une cohérence formatée plutôt qu’une identité intérieure ?

 

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Épisode 4
Inciter à la création, projet de vie

 

Pauline Klaus, dans le précédent épisode, nous avons exposé l’ADN des Musicales d’Assy, le festival que vous avez fondé et que vous dirigez. Pourtant, nous n’avons peut-être pas correctement évoqué l’une de ses spécificités, qui est son inclination non exclusive pour la musique contemporaine. C’est une posture d’autant plus volontariste que, d’une part, ce concept flou peut effrayer certains mélomanes et, d’autre part, il ne résume pas du tout votre programmation, ce qui peut rebuter les monomaniaques de l’EIC ou de l’IRCAM qui viendraient plus volontiers écouter des expérimentations s’il n’y avait que ça…
Au-delà de vos caricatures, j’ai un penchant intime pour la création et le travail des compositeurs. Il se trouve qu’il résonne avec le lieu où se déroule le festival.

Expliquez-nous pourquoi.
L’église d’Assy porte un message très fort et très particulier, lié à ses fondateurs, le chanoine Jean Devémy et le Père Marie-Alain Couturier. Pour décorer le lieu, ils ont fait appel aux artistes de leur temps, quelle que soit leur religion ou leur proximité avec l’Église catholique.

 

« Heureusement, les temps changent ! »

 

En quoi cette proposition quasi architecturale a-t-elle influencé le festival ?
On ne mesure pas toujours la puissance de ce symbole d’ouverture ! Ainsi, Jean Lurçat et Fernand Léger, connus pour leur proximité avec le communisme, ont offert une tapisserie et une fresque ; Marc Chagall a signé des vitraux et une fresque accompagnée d’un très beau message sur l’œcuménisme qui résume bien la beauté et l’esprit du lieu ; et tous les artistes qui ont participé au projet ont fait don de leurs œuvres.

Osons une lapalissade pour insister sur ce fait assez rare : « offert gratuitement ».
Oui. Grâce à cette générosité signifiante, la chapelle irradie ce message d’ouverture et de foi dans l’universalité de la création.

Universalité putative qui n’est pas allée sans friction.
Il est vrai que le Christ de Germaine Richier a été rangé dans la cave quelque temps parce que la proposition était trop forte pour la sensibilité du moment.

Précisons pudiquement que ce Christ n’était pas dans telle ou telle situation rocambolesque qu’il pourrait subir lors d’une mise en scène actuelle d’opéra le situant dans une backroom. En revanche, de manière puissante, l’artiste faisait fusionner son corps avec la croix, ce qui lui a valu un « succès de scandale » selon le Centre Pompidou… et sa dissimulation jusqu’en 1969, dix ans après la mort de l’artiste.
Oui, heureusement, les temps changent ! Mais, pour nous, ce substrat de création était le plus bel alibi pour porter haut le message de foi dans l’art et dans la capacité de proposition des artistes.

 

« L’étonnement est un beau moment »

 

Ce penchant pour l’art actuel des Musicales d’Assy et de vous-même se manifeste de deux façons : des concours et des commandes.
En effet, je pense qu’il est important qu’un festival ait une démarche vis-à-vis de la création, une démarche qui implique le public, lui offre des prises sur un domaine qui n’est pas d’un accès facile et le rende vivant. De ce point de vue, l’appel à compositions annuel et, depuis quelques années, le Prix du public qui l’accompagne donnent du grain à moudre et permettent que beaucoup de choses se passent.

Comment suscitez-vous des commandes ?
C’est une démarche distincte des concours. Ça ne se déclenche pas d’un coup de téléphone. C’est plus signifiant si ça a une histoire. Et c’est d’autant plus prenant que nous ne nous voyons pas faire autrement. Le festival y invite et l’exige presque !

En 2021, pour son lancement, le concours de quatuors que vous organisez ne vous a pas valu une avalanche mais un tsunami thermonucléaire de propositions.
Il est vrai que, quand nous avons lancé ce concours, nous ne nous attendions pas à recevoir 400 candidatures. J’imagine que c’était lié à la proximité du confinement. Je suppose que nous avons récolté une explosion d’œuvres qui n’avaient pas été jouées en concert. C’était un étonnement et un beau moment à la fois !

Depuis, comme vous l’avez mentionné, vous avez ajouté au prix que vous décernez un prix que décerne le public.
Oui, le nombre considérable de candidatures nous y a poussé, afin de récompenser l’auteur d’une œuvre « coup de cœur » parmi une sélection des appels à composition. Au-delà du vote pour tel ou tel compositeur, les spectateurs sont aussi invités à s’exprimer et à partager leurs impressions sur les œuvres présentées. Cela se passe lors d’un moment dédié, à l’annonce des résultats, autour d’un bon café à la buvette… C’est un moment très particulier. Il permet de casser les murs, en quelque sorte, et de donner la parole aux auditeurs, qu’ils soient ou non férus de musique contemporaine.

 

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Loin de la dichotomie que j’ai esquissée, vous construisez des ponts entre concours et commande puisque, pour le festival 2024, vous avez organisé le retour de Paul Novak – le lauréat du mégaconcours !
En remportant ce concours, Paul Novak a gagné un enregistrement sur le nouveau disque du quatuor Lontano – nous avions réservé une place au morceau vainqueur. Nous avons été immédiatement frappés par la beauté de son écriture pour le quatuor à cordes mais aussi par la force de son imaginaire musical, portée par des images évidentes, très visibles – celles d’un vol d’oiseaux, de la danse… D’ailleurs, il se trouve que sa pièce a également remporté le premier Prix du public. Elle a su toucher aussi les auditeurs peu habitués à la musique contemporaine.

Pour le coup, le quatuor de Paul Novak n’était pas une « création mondiale ».
Non, l’œuvre avait été jouée aux États-Unis. Nous en avons assuré la création française, nous avons inclus le quatuor dans notre disque et nous avons souhaité continué la collaboration avec le compositeur. D’où la commande que nous lui avons passée pour un quatuor tout neuf, cette fois, et qui font que, parfois, des passerelles apparaissent entre concours et commandes !

Avez-vous eu la possibilité de dialoguer avec le compositeur ?
Bien sûr.

Grâce au prix que vous lui avez décerné ?
Grâce à ce premier quatuor que nous avions énormément travaillé pour l’enregistrer. Nous connaissions donc bien son écriture et les sonorités qu’il avait en tête. Par conséquent, passer à une deuxième étape était un moment formidable !

 

« Devant le fait accompli, nous oublions parfois de réfléchir »

 

Néanmoins, j’imagine que les joies d’une artiste, conceptrice et organisatrice de festival doivent s’articuler avec des considérations très pragmatiques en général et résolument pécuniaires en particulier.
Heureusement, je ne suis pas seule à organiser les Musicales. J’ai la chance d’être très entourée et très bien entourée, notamment par de précieux soutiens qui ont l’habitude du fonctionnement des associations, si bien que le démarrage a été facile ou presque. Après, au fil des années, il a fallu s’adapter à l’évolution du festival. Aujourd’hui, nous proposons entre dix et quinze concerts, auxquels s’ajoutent les concerts solidaires et sociaux qui se donnent en parallèle.

Depuis la première édition, le budget a dû exploser…
Vous employez des termes beaucoup trop violents ! Non, le budget n’a pas explosé, il a bien grandi. Nous aussi ! Nous avons beaucoup appris. Peut-être les dix ans du festival amèneront-ils leurs évolutions vers d’autres modes de fonctionnement.

Plusieurs organisateurs de festivals émergents témoignent à mots couverts des difficultés que, par-delà les avantages, peut entraîner le bénévolat, en l’espèce par exemple des attentes non verbalisées – qui peuvent rejoindre celles de sponsors ou d’alliés politiques.
Ah bon ? Pour ma part, j’ai la chance de ne pas avoir rencontré ce genre de bisbilles et de pressions. Sur ces plans comme sur pas mal d’autres, nous sommes libres, et nous entendons bien le rester !

À propos de liberté, Pauline, je voudrais vous poser une question sur un moment où – pour des motifs légitimes ou non, ce n’est pas l’objet de la question –, nos libertés ont été percutées par l’annonce d’une apocalypse. Soyons concrets : comment avez-vous géré cette déflagration dont, étonnamment, on ne parle presque plus, comme s’il n’avait jamais existé, id est le black out du Covid ? L’avez-vous vécu à la manière d’une respiration, d’une inquiétude profonde ou d’une incitation à préparer le plus difficile, sans doute, qui est la remise en route de la Grosse Machine ?
Hum, je dois distinguer deux plans. Sur un plan personnel, j’ai certes ressenti la peur que charriaient les informations sur l’épidémie, j’ai eu conscience des souffrances et de la panique que cela entraînait, mais, pour être honnête, je ne peux pas dire que j’ai mal vécu cette période. Grâce à mon métier, comme beaucoup d’artistes, j’ai pu me recentrer sur moi-même et sur mon travail. J’ai lu, j’ai beaucoup travaillé, donc j’ai peu souffert par comparaison avec ce que d’autres ont pu vivre.

Pourtant, aujourd’hui, ce tremblement de terre semble n’avoir jamais existé.
Oui, aussi mon inquiétude porte-t-elle davantage sur le non-souvenir et la non-évaluation de l’impact que cela a pu avoir. Je trouve ça fou. Effectivement, on dirait que ça n’a pas existé. C’est assez incroyable. Nous nous retrouvons devant le fait accompli. Un bouleversement nous dépasse, dépasse tous nos outils de pensée, tous nos repères. Nous nous y adaptons malgré tout mais, apparemment, en oubliant la nécessité d’y réfléchir, de critiquer et de comprendre. J’ai conscience d’avoir été privilégiée dans ce moment ; mais qui évalue l’impact de cette période sur ne serait-ce que les enfants qui ont traversé cette période-là ?

 

Première du premier disque du quatuor Lontano

 

Épisode 5
Faire (de) la musique,
les dessous d’un mystère

 

Pauline Klaus, en sus du festival, vous vous produisez dans des formations extrêmement différentes, dans des répertoires extrêmement différents, poussée par des envies qui semblent extrêmement différentes. Comment articulez-vous ces facettes de votre vie artistique ?
Il est vrai que la vie de violoniste offre de nombreuses opportunités, de nouveautés, de propositions et de découvertes souvent inattendues. J’ai la chance de jouer un répertoire très large, des classiques à des créations, de Bach et Beethoven à George Crumb ou Tristan Murail. Je suis amenée à découvrir sans cesse de nouvelles œuvres. Néanmoins, du point de vue humain, j’aime aussi monter des projets avec des partenaires avec lesquels, au fil du temps, je noue des relations. J’apprécie de cultiver des affinités à la fois électives et diverses. Il y a le quatuor et pas que le quatuor, ce qui est très sain. Par leur brièveté, les projets ponctuels impliquent de solides relations de confiance.

 

« La question de l’équilibre est au cœur du quatuor »

 

Les liens sont-ils les mêmes avec vos complices du quatuor ?
Non. Le quatuor, c’est vraiment très particulier. Grâce à  lui, j’ai parfois l’impression de poursuivre avec bonheur une formation exigeante, comme si je prolongeais mes études ! On dit souvent que l’on continue d’apprendre de ses pairs toute sa vie. Ce n’est que plus vrai avec le quatuor.

Pourquoi ?
Cette formation représente une somme de contraintes qui m’oblige à beaucoup, beaucoup travailler sur des paramètres qui sont parfois laissés de côté sur d’autres projets. Je suis amené à adapter mon jeu : justesse harmonique, synchronicité, interconnexion des voix et des phrasés… C’est un redoutable équilibre du tout qui exige de se déprendre de ses seules envies ou inspirations.

Par exemple ?
Eh bien, au cœur du quatuor, il y a la question de l’équilibre. Être premier violon dans un quatuor n’a rien à voir avec être soliste avec orchestre, dans un concerto. Absolument rien. De sorte que le mode de travail du quatuor est très particulier. Il demande une refonte permanente des habitudes de soliste.

Comment caractériseriez-vous les relations que vous nouez avec vos autres partenaires, orchestres ou musiciens de chambre ?
Ce sont des associations spécifiques pour des projets que nous avons conçus ensemble. Ce peut être aussi la rencontre de jeux, de personnalités musicales très différentes qui dialoguent avec une distance et une liberté différente de la recherche d’homogénéité propre à ce que l’on pourrait appeler l’entité quatuor.

Donc des partenariats éphémères ?
Plutôt des relations brèves et épisodiques, en fonction des projets, alors que le quatuor s’inscrit dans le temps long. Au-delà de ces configurations, la recherche d’accomplissement est toujours la même. J’aime beaucoup l’idée selon laquelle le partenaire idéal de musique de chambre est avant tout celui grâce auquel ses partenaires parviennent à donner le meilleur d’eux-mêmes.

Qu’en est-il de votre travail en solo ?
Repasser au solo est à la fois plus simple et plus compliqué. Quand on est plusieurs, on est emporté par le flot, l’échange d’énergie avec les autres. Seule, je dois créer moi-même ma concentration. C’est autre chose.

 

« L’enseignement est une manière de revenir sur ses principes »

 

Il y a un aspect de votre travail dont on n’a presque pas parlé : vous enseignez le violon au conservatoire du seizième arrondissement. Qu’est-ce qui anime votre désir de transmission musicale ?
L’envie d’enseigner était en moi. Je ne m’imaginais pas ne pas transmettre, d’une façon ou d’une autre. La faute à ma formation de base, qui a été tellement forte ! Comme élève, grâce à l’expérience merveilleuse de la maîtrise, je n’ai pas vécu le conservatoire sous une forme scolaire. Ce qui comptait, c’était d’être de plain-pied dans la musique. Je tiens donc beaucoup à transmettre l’idée que, même avec seulement quelques années de violon, même avec des corps pas tout à fait finis, même avec des moyens en cours de construction, on peut jouer de la très belle musique. Mes étudiants ont déjà l’école à côté ; le conservatoire, ça doit être un monde différent. Ici, le but n’est pas juste de jouer assez bien un morceau pour vite passer au suivant.

Quel est le but, alors ?
Devenir musicien. Pas musicien professionnel, en tout cas pas forcément, mais musicien. Mes élèves peuvent avoir plein d’autres activités dans leur vie ; qu’importe, le violon doit rester une pratique à part.

Dans quel sens ?
C’est très concret, c’est dans la pratique. Quand mes élèves jouent avec quelqu’un, ils apprennent à écouter l’autre ; dans la musique de chambre, ils peuvent guider l’élève plus petit qui s’est trompé et perdu ; bref, devenir musicien implique des dispositions et une façon d’être qui résonnent bien au-delà du simple cours de violon.

 

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Comment perçoivent-ils cette sensibilisation à laquelle vous travaillez ?
Ils en sont très friands ! Et moi, j’aime les sentir réceptifs à la magie de la musique, quand on partage sans avoir besoin de se parler. Pour moi, c’est le premier point essentiel, dans l’enseignement.

Y en a-t-il un second ?
Oui. J’aime l’idée que mes élèves construisent leur répertoire à partir d’œuvres qui leur sont devenues familières et avec lesquelles ils développent une proximité voire un attachement.

Comment cela se pratique-t-il ?
Tout simplement en reprenant les « vieux morceaux » d’année en année, sans les oublier parce qu’ils sont passés à d’autres « morceaux plus difficiles » et en les partageant entre eux, les années passant. Ça n’est pas la difficulté ou le nombre de notes à la mesure qui fait la musique. Ça aussi, ça leur parle, qui plus est quand ils peuvent changer de voix parce qu’ils sont désormais capables de jouer ce que, l’année d’avant, ils n’étaient pas en capacité d’interpréter. Donc avec une idée de progression…

Aussi curieuse que peut sembler la question, peut-on imaginer que le travail d’enseignement a un impact sur votre travail d’artiste ?
Bien sûr.

Lequel ?
Oh, c’est tout bête mais essentiel : ça me permet de revenir sur plusieurs aspects basiques de la technique du violon. Je redécouvre ce qui fait qu’un mode de jeu fonctionne ; je réapprends à mettre le doigt sur ce qui explique que ça ne fonctionne pas. Ça me fascine. L’enseignement est une manière vivante et oxygénante de revenir sur ses propres principes.

 

« Le langage est une affaire de degrés »

 

La question de la verbalisation graduée semble aussi au cœur de votre activité de musicienne polymorphe, entre l’interprète qui n’a plus besoin de parler (sauf quand elle choisit de présenter une œuvre à son public), la directrice artistique qui doit allier explicitation et travail intuitif avec ses invités, et l’enseignante pour qui la verbalisation est une nécessité.
Si mes activités sont complémentaires, c’est que la parole peut et doit être utilisée de différentes manières. L’enseignement mais aussi le travail avec d’autres musiciens requièrent médiation, exploration, parfois dissection ! Par conséquent, le discours, l’explication, l’échange sont utiles, précieux, indispensables, mais, pour moi, le verbe reste de l’ordre de la préparation. La finalité est de devenir le violon ou de devenir la musique. C’est une forme de transe et une transformation incroyable.

Vous devez donc arbitrer entre parole, musique et silence.
Oui, les trois sont indispensables. Je me souviens d’un concert avec la violoncelliste Marie Ythier où, sans prévenir le public, elle avait pris soin de diffuser des enregistrements de Giacinto Scelsi parlant de l’œuvre que nous allions jouer. C’était saisissant. Pas seulement par les propos que tenait le compositeur : aussi par l’effet de surprise, par le grain de la voix, etc. En médiation comme en pédagogie, parole et musique ne sont pas opposées frontalement, de façon binaire. Il existe de très nombreux degrés que l’enseignant ou l’artiste est appelé à utiliser selon l’effet recherché.

Même en tant que musicienne.
Oui, avec ceci de particulier que l’aboutissement du travail est alors le moment où la parole s’efface et où ne reste que la musique.

 

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Épisode 6
Construire sa visibilité,
illusions et perspectives

 

Pauline Klaus, nous avons évoqué le rapport entre la musique et la parole. Si vous l’acceptez, évoquons à présent le rôle de la parole non pas pour

  • enseigner la musique,
  • s’accorder sur une interprétation ou
  • présenter une œuvre pendant un concert

mais pour assurer la promotion de son travail artistique. Cela pourrait passer pour une question triviale ; en réalité, j’imagine que (malgré vous, peut-être) c’est un élément constitutif de votre métier tant de directrice artistique que de musicienne… Comment vivez-vous la nécessité d’être présente digitalement ?
Bon, je dois admettre que, sur ce plan, il faudrait que je me pose pour y réfléchir, mais voilà des années que l’on m’y presse et que je ne m’y contrains pas. Autant dire qu’il y a peu de chances pour que ça change !

 

« Le risque des réseaux sociaux, c’est un nouvel esclavage »

 

Voyons le verre à moitié plein : vous avez un site et une page Facebook.
 Oui, la page, c’était nécessaire techniquement parce que le festival avait besoin d’un visage à qui être raccroché. Néanmoins, j’y assure le service minimum.

En d’autres termes, inutile de chercher votre petit café du matin avec la partition du moment sur votre Instagram quotidien…
Non, d’autant que je ne suis pas sur Instagram. Déjà, Facebook, j’ai accepté parce qu’on a beaucoup insisté. Je n’y suis pas très présente, surtout comparé à l’effort qu’accomplissent beaucoup d’autres artistes. Je fais ma part en partageant les contenus que d’autres font l’effort de produire. C’est tout.

Pourquoi ?
Si vous voulez le fond de ma pensée, cela m’évoque un miroir aux alouettes. J’ai le sentiment que s’y joue quelque chose de profond sur le statut et l’avenir des artistes comme si, sous couvert d’une forme d’indépendance dans l’autopromotion, l’expression, la diffusion, etc., s’annonçait surtout une privation de liberté.

Laquelle ?
La liberté de créer d’autres formes que les formes proposées par les réseaux, d’autres formats que les formats tout faits qui aspirent quantité de temps et d’énergie. Je vois les réseaux comme un nouvel esclavage auquel il est plus que difficile de trouver une alternative.

Il est vrai que, aujourd’hui, un artiste (mais, en réalité, un individu) est quasi obligé d’être inscrit et présent sur les réseaux sociaux, et cela nous semble normal voire joyeux.
Oui, c’est ce sentiment de nécessité supposée qui me questionne le plus. Ne traduit-il pas plutôt le fait que la société n’a pas beaucoup d’autres perspectives à proposer aux artistes ? Dans ce cas, comment faire un pas de côté ? Comment proposer un temps autre voire d’autres langages ?

En dépit de cette obligation oppressante et liberticide, les réseaux sociaux n’ont-ils pas des côtés positifs pour les artistes ?
J’imagine que cela dépend des usages. J’ai conscience que, du point de vue des contenus proprement dits, il peut y avoir un bon usage des réseaux. Certains collègues travaillent vraiment à proposer des contenus de qualité, je ne le conteste pas. L’outil est riche, polymorphe, donc également propice à ces très bons usages.

On sent que le « mais » n’est pas loin…
Oui, car les autres aspects des réseaux m’effrayent.

Qu’est-ce qui vous effraye plus spécifiquement ?
Sans parler des dérives politiques ou commerciales, on pourrait par exemple évoquer le nivellement. Sur les réseaux, tout est à égalité et à la merci des algorithmes. Si vous y traînez, vous êtes obligé d’avaler au passage une quantité de stupidités terrifiantes. Et puis ce sont des outils de l’instant. Même s’ils reposent sur une puissance technique sidérante et admirable, avec ses qualités incontestables, ce qui s’y partage n’est pas fait pour durer et rester mais plutôt pour s’abîmer dans le flot et y disparaître.

Quitte à resurgir via les « souvenirs »…
… et à redisparaître aussitôt ! Même les disques y deviennent une actualité fugace alors qu’ils incarnaient un aboutissement pérenne et quasi définitif…

 

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« Les projets fous mériteraient de ralentir le temps »

 

Ce nonobstant, vous avez une page Facebook.
Oui, pour partager le travail des autres et faire ma part du travail, mais je m’en tiens là. Je serais plus attirée par un autre type de communication, comme ce que proposait la violoniste Hilary Hahn, avec son blog où elle racontait ses concerts et ses tournées. Cette espèce de journal dégageait un parfum de fraîcheur, de naïveté, d’authenticité toute simple. Aujourd’hui, toujours sur ce thème du journal, elle propose d’ailleurs d’autres choses sur les réseaux, comme sa série 100 days of practice. En tout cas, pour moi, cet exemple du blog n’a rien à voir avec le flux formaté et terriblement de Facebook. Or, je ne vois pas comment être très présente sur les réseaux sociaux sans être confrontée à cette question.

Vous opposez une consultation active (je vais sur un blog pour y chercher un type de contenu qui, a priori, m’intéresse) à une consultation passive (le fil d’actualité me déverse des posts au gré de l’algorithme sans que je n’aie rien sollicité). Ce qui ne vous conduit pas pour autant à écrire ce fameux blog…
Non, je n’en ai pas le temps et, pour l’instant, je n’ai pas l’envie d’en dégager pour ça mais, si je devais me contraindre à communiquer davantage, c’est sans doute dans cette direction que je chercherais à travailler. Ou à un livre !

Surtout pas, malheureuse ! Vous entendriez votre éditeur vous inciter à être davantage sur les réseaux, et tout serait à recommencer… Peut-on toutefois espérer sur votre site un billet par exemple à propos du concerto d’Andy Akiho pour ping-pong, violon, percussion et orchestre que vous jouerez au conservatoire du seizième arrondissement le 23 novembre ?
Sur le principe, pourquoi pas ? Prendre le temps d’écrire un billet pour ceux qui ont envie de le lire, ça ne me choque pas. Et il est vrai que des projets aussi fous que celui-ci mériteraient de ralentir un peu le temps… Je vais y réfléchir !

Une autre façon de communiquer avec le public en proposant du contenu est

  • d’enregistrer,
  • de produire et
  • de commercialiser des disques.

Quel avenir imaginez-vous pour ce support que les sachant déclarent mourant depuis presque quelques dizaines d’années,

  • d’abord à cause du piratage,
  • ensuite à cause des changements d’usage (à part un gramophone pour les vinyles, seuls les ringards auraient encore une platine),
  • enfin à cause de la déferlante des sites de streaming ?

En d’autres termes, quel rôle joue encore aujourd’hui le disque pour une artiste de votre acabit ?
Alors là, je ne me sens pas capable de répondre de façon générale ! Comme je vous le disais à l’instant, je constate – sans grande originalité – que les façons d’écouter de la musique ont changé… et ont changé le disque ! On n’offre plus un disque, on ne l’échange plus, ou plus autant qu’auparavant. Aujourd’hui, le disque annonce un concert de sortie, un programme, une actualité.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=DODPOlvmm8M[/embedyt]

 

 

« Le disque est le meilleur moyen de pérenniser l’éphémère »

 

Ce changement de statut du disque ne vous empêche pas de continuer à en préparer.
Parce que, à ma petite échelle, le rapport au disque signifie encore beaucoup. J’ai donc de nombreux projets à venir, dont un disque en solo. Quand vous portez des projets, qu’ils mûrissent, que vous les travaillez en profondeur, à un moment, vous sentez qu’ils doivent sortir. Dans mon expérience, le disque n’est que la matérialisation d’une maturation. Je ne lève pas en me disant : « Tiens, j’ai envie d’enregistrer un disque, qu’est-ce que je vais mettre dedans ? » C’est le contraire : j’ai envie de fixer quelque chose, et le disque est le meilleur support pour cela. Faire un disque est une expérience qui transforme en profondeur le rapport à son jeu, à sa connaissance d’une œuvre, etc. Les disques m’apportent peut-être plus que l’inverse !

Ainsi en fut-il du premier disque du quatuor Lontano ?
Il était très lié au confinement. Nos concerts étaient annulés, mais on avait beaucoup travaillé. Surtout, on avait découvert un quatuor complètement inconnu de Vladimir Sommer qui nous a complètement tapé dans l’œil et grâce auquel nous sommes entrés en contact avec le fils du compositeur… Bref, de fil en aiguille, on s’est dit : « Pas de concerts ? Très bien, on va faire un disque ! » C’était une évidence.

Le second disque, tourné vers le festival des Musicales d’Assy, a-t-il été décidé selon un processus similaire ?
C’était une évidence, aussi, mais d’une autre sorte. On avait l’idée de cette « montagne magique » [titre de l’album] en guise de rétrospective du festival. Le but était de compenser le côté éphémère du festival. Chaque été, tous les artistes avaient l’impression de vivre des aventures incroyables, et il n’en restait que des souvenirs intimes, qui nous glissaient entre les doigts. Nous avions le désir de fixer ces moments, ces arrangements, toutes ces aventures communes, et le disque était le meilleur moyen de pérenniser l’éphémère.

Désormais est venu le temps du disque solo.
Il s’est imposé, avec un côté obsédant. Je sais que, si je ne l’enregistre pas, ça ne s’arrêtera jamais ! Pour moi, c’est le meilleur critère quant au sens de faire ou non un disque – ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs…

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=nUi-2LjugU8[/embedyt]

 

 

« Il nous revient de semer des possibles »

 

Que représente un disque en tant qu’objet, pour vous ?
Quelque chose d’inestimable. C’est quelque chose que l’on se donnait, que l’on se prêtait, que l’on se passait. Comme un livre. Et cela, il me semble que ça s’est complètement perdu.

On peut échanger des playlists.
Bah, ça ne ressemble à rien. La dématérialisation, je trouve ça terrible. Que devient le livret ? la recherche graphique ? la cohérence d’un ensemble d’œuvres réunies à dessein ? Et cette attrition n’est pas sans conséquence ! Quand je demande à mes jeunes élèves quel morceau ils aimeraient jouer, plus tard, ils me répondent souvent : « Je sais pas, y a un truc que j’aime bien mais je sais pas ce que c’est. » Ils laissent YouTube ou les playlists se dérouler et parfois, une musique les émeut vraiment. Quant à savoir si c’est du Tchaïkovsky ou du Brahms, voire qui sont les interprètes, ils n’en ont aucune idée. Ils sont perdus dans ce fameux flux qui donne accès à tout et supprime les repères.

Résultat, vous êtes obligée de faire des disques pour les partager et retrouver vos frissons d’antan !
Hum, presque !

Tout le monde n’est pas perdant, dans cette situation de fin d’un monde. L’industrie du disque profite largement du phénomène en demandant trrrrès souvent aux artistes, aussi éblouissants soient-ils, de s’autoproduire. Comment vivez-vous cette mutation du processus ?
Je mentirais en prétendant être surprise ou déçue, car je crois que je n’en attendais rien de mieux.

Pourtant, impossible de préparer la fin de cet entretien sans vous faire part d’une inquiétude sans doute partagée par nos lecteurs. En effet, Pauline Klaus, à vous écouter, tout ce que vous mettez sur l’établi vous réussit : festival, disques, concerts, enseignement, variété des pratiques et rituels euphorisants. Comment parvenez-vous à continuer à vous inventer des rêves artistiques ?
Haha, rassurez-vous, l’imprévu est un formidable stimulant. Rien ne se déroule toujours comme on l’avait imaginé. Même l’album solo que je prépare ne correspond pas du tout à ce que j’avais échafaudé il y a quelques années, quand j’ai commencé à y penser sérieusement ! J’aime l’idée que les choses peuvent avoir leur destin. À nous de semer des possibles et d’y croire pour qu’ils deviennent réalité.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=CHPDc3qkImI[/embedyt]

 

 

« Je veux aller à la limite de l’instrument »

 

Peut-on se demander si votre disque solo ne serait pas aussi une astuce pour vous découvrir d’un fil ?
Ha ? Pourquoi ?

Eh bien, au cours de cet entretien, nous avons beaucoup parlé de votre dilection pour le compagnonnage, la collaboration à court ou long terme, les affinités électives et leurs conséquences artistiques parfois imprévisibles. Or, voici que vous vous apprêtez à sévir seule. Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Des œuvres qui ne m’ont jamais quittée. Que je continue à fréquenter. Qui ne veulent pas partir. Il se trouve que ce sont des œuvres pour violon seul. D’où le projet.

Le genre du violon solo est précis, pratiqué parfois autour d’un répertoire particulier (souvent issu du catalogue de Bach) ou d’un florilège inspiré par un choix singulier (nous avons chroniqué ici il y a peu les aventures de Rachel Koblyakov au pays de Pintscher, Boulez et consorts…). Quelle option avez-vous choisi ?
Je n’estime pas que j’ai choisi. Les pièces qui me hantent ont décidé pour moi. Parmi elles,

  • des œuvres d’Eugène Ysaÿe et Georges Enesco, deux géants du violon ;
  • des œuvres qui me fascinent depuis longtemps, comme la transcription du Roi des aulnes de Heinrich Wilhelm Ernst,
  • des découvertes plus récentes, comme les pièces de Juan Arroyo, compositeur avec qui je travaille régulièrement depuis quelques années et dont j’ai eu la chance de créer de nombreuses œuvres, mais aussi
  • la transcription par Tedi Papavrami de la Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542.

C’est inattendu !
J’ai eu le coup de foudre pour la transcription et pour le personnage. J’ai travaillé la pièce un peu folle avec lui (c’était un très beau moment) car, non seulement, il l’a transcrite, mais il est le seul à l’avoir enregistrée ! Voilà j’ai envie d’enregistrer un disque pour violon seul, à la limite de l’instrument, avec

  • des œuvres originales,
  • des transcriptions et
  • des créations.

Avec quel calendrier en tête ?
Enregistrement à la fin de cet été 2024, et sortie en 2025.

Diable ! C’est pas mal de conclure un entretien par « à suivre », non ?

 

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Site officiel de Pauline Klaus ici.
Site officiel du festival des Musicales d’Assy çà.
Chroniques des deux disques du quatuor Lontano .

 

Pauline Klaus – Le grand entretien – 6/6

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

 

Cliquer pour découvrir les épisodes précédents
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix
3. Inventer un festival, pistes et contre-pistes
4. Inciter à la création, projet de vie
5. Faire (de) la musique, les dessous d’un mystère


Épisode 6
Construire sa visibilité,
illusions et perspectives

 

Pauline Klaus, nous avons évoqué le rapport entre la musique et la parole. Si vous l’acceptez, évoquons à présent le rôle de la parole non pas pour

  • enseigner la musique,
  • s’accorder sur une interprétation ou
  • présenter une œuvre pendant un concert

mais pour assurer la promotion de son travail artistique. Cela pourrait passer pour une question triviale ; en réalité, j’imagine que (malgré vous, peut-être) c’est un élément constitutif de votre métier tant de directrice artistique que de musicienne… Comment vivez-vous la nécessité d’être présente digitalement ?
Bon, je dois admettre que, sur ce plan, il faudrait que je me pose pour y réfléchir, mais voilà des années que l’on m’y presse et que je ne m’y contrains pas. Autant dire qu’il y a peu de chances pour que ça change !

 

« Le risque des réseaux sociaux, c’est un nouvel esclavage »

 

Voyons le verre à moitié plein : vous avez un site et une page Facebook.
 Oui, la page, c’était nécessaire techniquement parce que le festival avait besoin d’un visage à qui être raccroché. Néanmoins, j’y assure le service minimum.

En d’autres termes, inutile de chercher votre petit café du matin avec la partition du moment sur votre Instagram quotidien…
Non, d’autant que je ne suis pas sur Instagram. Déjà, Facebook, j’ai accepté parce qu’on a beaucoup insisté. Je n’y suis pas très présente, surtout comparé à l’effort qu’accomplissent beaucoup d’autres artistes. Je fais ma part en partageant les contenus que d’autres font l’effort de produire. C’est tout.

Parce que, en plus de ne pas vous intéresser, ça vous dégoûte ?
Peut-être quelque chose dans ce registre-là, en effet.

Pourquoi ?
Si vous voulez le fond de ma pensée, cela m’évoque un miroir aux alouettes. J’ai le sentiment que s’y joue quelque chose de profond sur le statut et l’avenir des artistes comme si, sous couvert d’une forme d’indépendance dans l’autopromotion, l’expression, la diffusion, etc., s’annonçait surtout une privation de liberté.

Laquelle ?
La liberté de créer d’autres formes que les formes proposées par les réseaux, d’autres formats que les formats tout faits qui aspirent quantité de temps et d’énergie. Je vois les réseaux comme un nouvel esclavage auquel il est plus que difficile de trouver une alternative.

Il est vrai que, aujourd’hui, un artiste (mais, en réalité, un individu) est quasi obligé d’être inscrit et présent sur les réseaux sociaux, et cela nous semble normal voire joyeux.
Oui, c’est ce sentiment de nécessité supposée qui me questionne le plus. Ne traduit-il pas plutôt le fait que la société n’a pas beaucoup d’autres perspectives à proposer aux artistes ? Dans ce cas, comment faire un pas de côté ? Comment proposer un temps autre voire d’autres langages ?

En dépit de cette obligation oppressante et liberticide, les réseaux sociaux n’ont-ils pas des côtés positifs pour les artistes ?
J’imagine que cela dépend des usages. J’ai conscience que, du point de vue des contenus proprement dits, il peut y avoir un bon usage des réseaux. Certains collègues travaillent vraiment à proposer des contenus de qualité, je ne le conteste pas. L’outil est riche, polymorphe, donc également propice à ces très bons usages.

On sent que le « mais » n’est pas loin…
Oui, car les autres aspects des réseaux m’effrayent.

Qu’est-ce qui vous effraye plus spécifiquement ?
Sans parler des dérives politiques ou commerciales, on pourrait par exemple évoquer le nivellement. Sur les réseaux, tout est à égalité et à la merci des algorithmes. Si vous y traînez, vous êtes obligé d’avaler au passage une quantité de stupidités terrifiantes. Et puis ce sont des outils de l’instant. Même s’ils reposent sur une puissance technique sidérante et admirable, avec ses qualités incontestables, ce qui s’y partage n’est pas fait pour durer et rester mais plutôt pour s’abîmer dans le flot et y disparaître.

Quitte à resurgir via les « souvenirs »…
… et à redisparaître aussitôt ! Même les disques y deviennent une actualité fugace alors qu’ils incarnaient un aboutissement pérenne et quasi définitif…

 

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« Les projets fous mériteraient de ralentir le temps »

 

Ce nonobstant, vous avez une page Facebook.
Oui, pour partager le travail des autres et faire ma part du travail, mais je m’en tiens là. Je serais plus attirée par un autre type de communication, comme ce que proposait la violoniste Hilary Hahn, avec son blog où elle racontait ses concerts et ses tournées. Cette espèce de journal dégageait un parfum de fraîcheur, de naïveté, d’authenticité toute simple. Aujourd’hui, toujours sur ce thème du journal, elle propose d’ailleurs d’autres choses sur les réseaux, comme sa série 100 days of practice. En tout cas, pour moi, cet exemple du blog n’a rien à voir avec le flux formaté et terriblement de Facebook. Or, je ne vois pas comment être très présente sur les réseaux sociaux sans être confrontée à cette question.

Vous opposez une consultation active (je vais sur un blog pour y chercher un type de contenu qui, a priori, m’intéresse) à une consultation passive (le fil d’actualité me déverse des posts au gré de l’algorithme sans que je n’aie rien sollicité). Ce qui ne vous conduit pas pour autant à écrire ce fameux blog…
Non, je n’en ai pas le temps et, pour l’instant, je n’ai pas l’envie d’en dégager pour ça mais, si je devais me contraindre à communiquer davantage, c’est sans doute dans cette direction que je chercherais à travailler. Ou à un livre !

Surtout pas, malheureuse ! Vous entendriez votre éditeur vous inciter à être davantage sur les réseaux, et tout serait à recommencer… Peut-on toutefois espérer sur votre site un billet par exemple à propos du concerto d’Andy Akiho pour ping-pong, violon, percussion et orchestre que vous jouerez au conservatoire du seizième arrondissement le 23 novembre ?
Sur le principe, pourquoi pas ? Prendre le temps d’écrire un billet pour ceux qui ont envie de le lire, ça ne me choque pas. Et il est vrai que des projets aussi fous que celui-ci mériteraient de ralentir un peu le temps… Je vais y réfléchir !

Une autre façon de communiquer avec le public en proposant du contenu est

  • d’enregistrer,
  • de produire et
  • de commercialiser des disques.

Quel avenir imaginez-vous pour ce support que les sachant déclarent mourant depuis presque quelques dizaines d’années,

  • d’abord à cause du piratage,
  • ensuite à cause des changements d’usage (à part un gramophone pour les vinyles, seuls les ringards auraient encore une platine),
  • enfin à cause de la déferlante des sites de streaming ?

En d’autres termes, quel rôle joue encore aujourd’hui le disque pour une artiste de votre acabit ?
Alors là, je ne me sens pas capable de répondre de façon générale ! Comme je vous le disais à l’instant, je constate – sans grande originalité – que les façons d’écouter de la musique ont changé… et ont changé le disque ! On n’offre plus un disque, on ne l’échange plus, ou plus autant qu’auparavant. Aujourd’hui, le disque annonce un concert de sortie, un programme, une actualité.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=DODPOlvmm8M[/embedyt]

 

 

« Le disque est le meilleur moyen de pérenniser l’éphémère »

 

Ce changement de statut du disque ne vous empêche pas de continuer à en préparer.
Parce que, à ma petite échelle, le rapport au disque signifie encore beaucoup. J’ai donc de nombreux projets à venir, dont un disque en solo. Quand vous portez des projets, qu’ils mûrissent, que vous les travaillez en profondeur, à un moment, vous sentez qu’ils doivent sortir. Dans mon expérience, le disque n’est que la matérialisation d’une maturation. Je ne lève pas en me disant : « Tiens, j’ai envie d’enregistrer un disque, qu’est-ce que je vais mettre dedans ? » C’est le contraire : j’ai envie de fixer quelque chose, et le disque est le meilleur support pour cela. Faire un disque est une expérience qui transforme en profondeur le rapport à son jeu, à sa connaissance d’une œuvre, etc. Les disques m’apportent peut-être plus que l’inverse !

Ainsi en fut-il du premier disque du quatuor Lontano ?
Il était très lié au confinement. Nos concerts étaient annulés, mais on avait beaucoup travaillé. Surtout, on avait découvert un quatuor complètement inconnu de Vladimir Sommer qui nous a complètement tapé dans l’œil et grâce auquel nous sommes entrés en contact avec le fils du compositeur… Bref, de fil en aiguille, on s’est dit : « Pas de concerts ? Très bien, on va faire un disque ! » C’était une évidence.

Le second disque, tourné vers le festival des Musicales d’Assy, a-t-il été décidé selon un processus similaire ?
C’était une évidence, aussi, mais d’une autre sorte. On avait l’idée de cette « montagne magique » [titre de l’album] en guise de rétrospective du festival. Le but était de compenser le côté éphémère du festival. Chaque été, tous les artistes avaient l’impression de vivre des aventures incroyables, et il n’en restait que des souvenirs intimes, qui nous glissaient entre les doigts. Nous avions le désir de fixer ces moments, ces arrangements, toutes ces aventures communes, et le disque était le meilleur moyen de pérenniser l’éphémère.

Désormais est venu le temps du disque solo.
Il s’est imposé, avec un côté obsédant. Je sais que, si je ne l’enregistre pas, ça ne s’arrêtera jamais ! Pour moi, c’est le meilleur critère quant au sens de faire ou non un disque – ou quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs…

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=nUi-2LjugU8[/embedyt]

 

 

« Il nous revient de semer des possibles »

 

Que représente un disque en tant qu’objet, pour vous ?
Quelque chose d’inestimable. C’est quelque chose que l’on se donnait, que l’on se prêtait, que l’on se passait. Comme un livre. Et cela, il me semble que ça s’est complètement perdu.

On peut échanger des playlists.
Bah, ça ne ressemble à rien. La dématérialisation, je trouve ça terrible. Que devient le livret ? la recherche graphique ? la cohérence d’un ensemble d’œuvres réunies à dessein ? Et cette attrition n’est pas sans conséquence ! Quand je demande à mes jeunes élèves quel morceau ils aimeraient jouer, plus tard, ils me répondent souvent : « Je sais pas, y a un truc que j’aime bien mais je sais pas ce que c’est. » Ils laissent YouTube ou les playlists se dérouler et parfois, une musique les émeut vraiment. Quant à savoir si c’est du Tchaïkovsky ou du Brahms, voire qui sont les interprètes, ils n’en ont aucune idée. Ils sont perdus dans ce fameux flux qui donne accès à tout et supprime les repères.

Résultat, vous êtes obligée de faire des disques pour les partager et retrouver vos frissons d’antan !
Hum, presque !

Tout le monde n’est pas perdant, dans cette situation de fin d’un monde. L’industrie du disque profite largement du phénomène en demandant trrrrès souvent aux artistes, aussi éblouissants soient-ils, de s’autoproduire. Comment vivez-vous cette mutation du processus ?
Je mentirais en prétendant être surprise ou déçue, car je crois que je n’en attendais rien de mieux.

Pourtant, impossible de préparer la fin de cet entretien sans vous faire part d’une inquiétude sans doute partagée par nos lecteurs. En effet, Pauline Klaus, à vous écouter, tout ce que vous mettez sur l’établi vous réussit : festival, disques, concerts, enseignement, variété des pratiques et rituels euphorisants. Comment parvenez-vous à continuer à vous inventer des rêves artistiques ?
Haha, rassurez-vous, l’imprévu est un formidable stimulant. Rien ne se déroule toujours comme on l’avait imaginé. Même l’album solo que je prépare ne correspond pas du tout à ce que j’avais échafaudé il y a quelques années, quand j’ai commencé à y penser sérieusement ! J’aime l’idée que les choses peuvent avoir leur destin. À nous de semer des possibles et d’y croire pour qu’ils deviennent réalité.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=CHPDc3qkImI[/embedyt]

 

 

« Je veux aller à la limite de l’instrument »

 

Peut-on se demander si votre disque solo ne serait pas aussi une astuce pour vous découvrir d’un fil ?
Ha ? Pourquoi ?

Eh bien, au cours de cet entretien, nous avons beaucoup parlé de votre dilection pour le compagnonnage, la collaboration à court ou long terme, les affinités électives et leurs conséquences artistiques parfois imprévisibles. Or, voici que vous vous apprêtez à sévir seule. Qu’est-ce qui vous y pousse ?
Des œuvres qui ne m’ont jamais quittée. Que je continue à fréquenter. Qui ne veulent pas partir. Il se trouve que ce sont des œuvres pour violon seul. D’où le projet.

Le genre du violon solo est précis, pratiqué parfois autour d’un répertoire particulier (souvent issu du catalogue de Bach) ou d’un florilège inspiré par un choix singulier (nous avons chroniqué ici il y a peu les aventures de Rachel Koblyakov au pays de Pintscher, Boulez et consorts…). Quelle option avez-vous choisi ?
Je n’estime pas que j’ai choisi. Les pièces qui me hantent ont décidé pour moi. Parmi elles,

  • des œuvres d’Eugène Ysaÿe et Georges Enesco, deux géants du violon ;
  • des œuvres qui me fascinent depuis longtemps, comme la transcription du Roi des aulnes de Heinrich Wilhelm Ernst,
  • des découvertes plus récentes, comme les pièces de Juan Arroyo, compositeur avec qui je travaille régulièrement depuis quelques années et dont j’ai eu la chance de créer de nombreuses œuvres, mais aussi
  • la transcription par Tedi Papavrami de la Fantaisie et fugue en sol mineur BWV 542.

C’est inattendu !
J’ai eu le coup de foudre pour la transcription et pour le personnage. J’ai travaillé la pièce un peu folle avec lui (c’était un très beau moment) car, non seulement, il l’a transcrite, mais il est le seul à l’avoir enregistrée ! Voilà j’ai envie d’enregistrer un disque pour violon seul, à la limite de l’instrument, avec

  • des œuvres originales,
  • des transcriptions et
  • des créations.

Avec quel calendrier en tête ?
Enregistrement à la fin de cet été 2024, et sortie en 2025.

Diable ! C’est pas mal de conclure un entretien par « à suivre », non ?

 

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Pauline Klaus – Le grand entretien – 5/6

Première du premier disque du quatuor Lontano

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

 

Cliquer pour découvrir les épisodes précédents
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix
3. Inventer un festival, pistes et contre-pistes
4. Inciter à la création, projet de vie


Épisode 5
Faire (de) la musique,
les dessous d’un mystère

 

Pauline Klaus, en sus du festival, vous vous produisez dans des formations extrêmement différentes, dans des répertoires extrêmement différents, poussée par des envies qui semblent extrêmement différentes. Comment articulez-vous ces facettes de votre vie artistique ?
Il est vrai que la vie de violoniste offre de nombreuses opportunités, de nouveautés, de propositions et de découvertes souvent inattendues. J’ai la chance de jouer un répertoire très large, des classiques à des créations, de Bach et Beethoven à George Crumb ou Tristan Murail. Je suis amenée à découvrir sans cesse de nouvelles œuvres. Néanmoins, du point de vue humain, j’aime aussi monter des projets avec des partenaires avec lesquels, au fil du temps, je noue des relations. J’apprécie de cultiver des affinités à la fois électives et diverses. Il y a le quatuor et pas que le quatuor, ce qui est très sain. Par leur brièveté, les projets ponctuels impliquent de solides relations de confiance.

 

« La question de l’équilibre est au cœur du quatuor »

 

Les liens sont-ils les mêmes avec vos complices du quatuor ?
Non. Le quatuor, c’est vraiment très particulier. Grâce à  lui, j’ai parfois l’impression de poursuivre avec bonheur une formation exigeante, comme si je prolongeais mes études ! On dit souvent que l’on continue d’apprendre de ses pairs toute sa vie. Ce n’est que plus vrai avec le quatuor.

Pourquoi ?
Cette formation représente une somme de contraintes qui m’oblige à beaucoup, beaucoup travailler sur des paramètres qui sont parfois laissés de côté sur d’autres projets. Je suis amené à adapter mon jeu : justesse harmonique, synchronicité, interconnexion des voix et des phrasés… C’est un redoutable équilibre du tout qui exige de se déprendre de ses seules envies ou inspirations.

Par exemple ?
Eh bien, au cœur du quatuor, il y a la question de l’équilibre. Être premier violon dans un quatuor n’a rien à voir avec être soliste avec orchestre, dans un concerto. Absolument rien. De sorte que le mode de travail du quatuor est très particulier. Il demande une refonte permanente des habitudes de soliste.

Comment caractériseriez-vous les relations que vous nouez avec vos autres partenaires, orchestres ou musiciens de chambre ?
Ce sont des associations spécifiques pour des projets que nous avons conçus ensemble. Ce peut être aussi la rencontre de jeux, de personnalités musicales très différentes qui dialoguent avec une distance et une liberté différente de la recherche d’homogénéité propre à ce que l’on pourrait appeler l’entité quatuor.

Donc des partenariats éphémères ?
Plutôt des relations brèves et épisodiques, en fonction des projets, alors que le quatuor s’inscrit dans le temps long. Au-delà de ces configurations, la recherche d’accomplissement est toujours la même. J’aime beaucoup l’idée selon laquelle le partenaire idéal de musique de chambre est avant tout celui grâce auquel ses partenaires parviennent à donner le meilleur d’eux-mêmes.

Qu’en est-il de votre travail en solo ?
Repasser au solo est à la fois plus simple et plus compliqué. Quand on est plusieurs, on est emporté par le flot, l’échange d’énergie avec les aurtes. Seule, je dois créer moi-même ma concentration. C’est autre chose.

 

« L’enseignement est une manière de revenir sur ses principes »

 

Il y a un aspect de votre travail dont on n’a presque pas parlé : vous enseignez le violon au conservatoire du seizième arrondissement. Qu’est-ce qui anime votre désir de transmission musicale ?
L’envie d’enseigner était en moi. Je ne m’imaginais pas ne pas transmettre, d’une façon ou d’une autre. La faute à ma formation de base, qui a été tellement forte ! Comme élève, grâce à l’expérience merveilleuse de la maîtrise, je n’ai pas vécu le conservatoire sous une forme scolaire. Ce qui comptait, c’était d’être de plain-pied dans la musique. Je tiens donc beaucoup à transmettre l’idée que, même avec seulement quelques années de violon, même avec des corps pas tout à fait finis, même avec des moyens en cours de construction, on peut jouer de la très belle musique. Mes étudiants ont déjà l’école à côté ; le conservatoire, ça doit être un monde différent. Ici, le but n’est pas juste de jouer assez bien un morceau pour vite passer au suivant.

Quel est le but, alors ?
Devenir musicien. Pas musicien professionnel, en tout cas pas forcément, mais musicien. Mes élèves peuvent avoir plein d’autres activités dans leur vie ; qu’importe, le violon doit rester une pratique à part.

Dans quel sens ?
C’est très concret, c’est dans la pratique. Quand mes élèves jouent avec quelqu’un, ils apprennent à écouter l’autre ; dans la musique de chambre, ils peuvent guider l’élève plus petit qui s’est trompé et perdu ; bref, devenir musicien implique des dispositions et une façon d’être qui résonnent bien au-delà du simple cours de violon.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=o1w06XjCSe4[/embedyt]

 

Comment perçoivent-ils cette sensibilisation à laquelle vous travaillez ?
Ils en sont très friands ! Et moi, j’aime les sentir réceptifs à la magie de la musique, quand on partage sans avoir besoin de se parler. Pour moi, c’est le premier point essentiel, dans l’enseignement.

Y en a-t-il un second ?
Oui. J’aime l’idée que mes élèves construisent leur répertoire à partir d’œuvres qui leur sont devenues familières et avec lesquelles ils développent une proximité voire un attachement.

Comment cela se pratique-t-il ?
Tout simplement en reprenant les « vieux morceaux » d’année en année, sans les oublier parce qu’ils sont passés à d’autres « morceaux plus difficiles » et en les partageant entre eux, les années passant. Ça n’est pas la difficulté ou le nombre de notes à la mesure qui fait la musique. Ça aussi, ça leur parle, qui plus est quand ils peuvent changer de voix parce qu’ils sont désormais capables de jouer ce que, l’année d’avant, ils n’étaient pas en capacité d’interpréter. Donc avec une idée de progression…

Aussi curieuse que peut sembler la question, peut-on imaginer que le travail d’enseignement a un impact sur votre travail d’artiste ?
Bien sûr.

Lequel ?
Oh, c’est tout bête mais essentiel : ça me permet de revenir sur plusieurs aspects basiques de la technique du violon. Je redécouvre ce qui fait qu’un mode de jeu fonctionne ; je réapprends à mettre le doigt sur ce qui explique que ça ne fonctionne pas. Ça me fascine. L’enseignement est une manière vivante et oxygénante de revenir sur ses propres principes.

 

« Le langage est une affaire de degrés »

 

La question de la verbalisation graduée semble aussi au cœur de votre activité de musicienne polymorphe, entre l’interprète qui n’a plus besoin de parler (sauf quand elle choisit de présenter une œuvre à son public), la directrice artistique qui doit allier explicitation et travail intuitif avec ses invités, et l’enseignante pour qui la verbalisation est une nécessité.
Si mes activités sont complémentaires, c’est que la parole peut et doit être utilisée de différentes manières. L’enseignement mais aussi le travail avec d’autres musiciens requièrent médiation, exploration, parfois dissection ! Par conséquent, le discours, l’explication, l’échange sont utiles, précieux, indispensables, mais, pour moi, le verbe reste de l’ordre de la préparation. La finalité est de devenir le violon ou de devenir la musique. C’est une forme de transe et une transformation incroyable.

Vous devez donc arbitrer entre parole, musique et silence.
Oui, les trois sont indispensables. Je me souviens d’un concert avec la violoncelliste Marie Ythier où, sans prévenir le public, elle avait pris soin de diffuser des enregistrements de Giacinto Scelsi parlant de l’œuvre que nous allions jouer. C’était saisissant. Pas seulement par les propos que tenait le compositeur : aussi par l’effet de surprise, par le grain de la voix, etc. En médiation comme en pédagogie, parole et musique ne sont pas opposées frontalement, de façon binaire. Il existe de très nombreux degrés que l’enseignant ou l’artiste est appelé à utiliser selon l’effet recherché.

Même en tant que musicienne.
Oui, avec ceci de particulier que l’aboutissement du travail est alors le moment où la parole s’efface et où ne reste que la musique.

 


Site officiel de Pauline Klaus ici.
Site officiel du festival des Musicales d’Assy çà.
Chroniques des deux disques du quatuor Lontano .

 

Pauline Klaus – Le grand entretien – 4/6

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

 

Cliquer pour découvrir les épisodes précédents
1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix
3. Inventer un festival, pistes et contre-pistes


Épisode 4
Inciter à la création, projet de vie

 

Pauline Klaus, dans le précédent épisode, nous avons exposé l’ADN des Musicales d’Assy, le festival que vous avez fondé et que vous dirigez. Pourtant, nous n’avons peut-être pas correctement évoqué l’une de ses spécificités, qui est son inclination non exclusive pour la musique contemporaine. C’est une posture d’autant plus volontariste que, d’une part, ce concept flou peut effrayer certains mélomanes et, d’autre part, il ne résume pas du tout votre programmation, ce qui peut rebuter les monomaniaques de l’EIC ou de l’IRCAM qui viendraient plus volontiers écouter des expérimentations s’il n’y avait que ça…
Au-delà de vos caricatures, j’ai un penchant intime pour la création et le travail des compositeurs. Il se trouve qu’il résonne avec le lieu où se déroule le festival.

Expliquez-nous pourquoi.
L’église d’Assy porte un message très fort et très particulier, lié à ses fondateurs, le chanoine Jean Devémy et le Père Marie-Alain Couturier. Pour décorer le lieu, ils ont fait appel aux artistes de leur temps, quelle que soit leur religion ou leur proximité avec l’Église catholique.

 

« Heureusement, les temps changent ! »

 

En quoi cette proposition quasi architecturale a-t-elle influencé le festival ?
On ne mesure pas toujours la puissance de ce symbole d’ouverture ! Ainsi, Jean Lurçat et Fernand Léger, connus pour leur proximité avec le communisme, ont offert une tapisserie et une fresque ; Marc Chagall a signé des vitraux et une fresque accompagnée d’un très beau message sur l’œcuménisme qui résume bien la beauté et l’esprit du lieu ; et tous les artistes qui ont participé au projet ont fait don de leurs œuvres.

Osons une lapalissade pour insister sur ce fait assez rare : « offert gratuitement ».
Oui. Grâce à cette générosité signifiante, la chapelle irradie ce message d’ouverture et de foi dans l’universalité de la création.

Universalité putative qui n’est pas allée sans friction.
Il est vrai que le Christ de Germaine Richier a été rangé dans la cave quelque temps parce que la proposition était trop forte pour la sensibilité du moment.

Précisons pudiquement que ce Christ n’était pas dans telle ou telle situation rocambolesque qu’il pourrait subir lors d’une mise en scène actuelle d’opéra le situant dans une backroom. En revanche, de manière puissante, l’artiste faisait fusionner son corps avec la croix, ce qui lui a valu un « succès de scandale » selon le Centre Pompidou… et sa dissimulation jusqu’en 1969, dix ans après la mort de l’artiste.
Oui, heureusement, les temps changent ! Mais, pour nous, ce substrat de création était le plus bel alibi pour porter haut le message de foi dans l’art et dans la capacité de proposition des artistes.

 

« L’étonnement est un beau moment »

 

Ce penchant pour l’art actuel des Musicales d’Assy et de vous-même se manifeste de deux façons : des concours et des commandes.
En effet, je pense qu’il est important qu’un festival ait une démarche vis-à-vis de la création, une démarche qui implique le public, lui offre des prises sur un domaine qui n’est pas d’un accès facile et le rende vivant. De ce point de vue, l’appel à compositions annuel et, depuis quelques années, le Prix du public qui l’accompagne donnent du grain à moudre et permettent que beaucoup de choses se passent.

Comment suscitez-vous des commandes ?
C’est une démarche distincte des concours. Ça ne se déclenche pas d’un coup de téléphone. C’est plus signifiant si ça a une histoire. Et c’est d’autant plus prenant que nous ne nous voyons pas faire autrement. Le festival y invite et l’exige presque !

En 2021, pour son lancement, le concours de quatuors que vous organisez ne vous a pas valu une avalanche mais un tsunami thermonucléaire de propositions.
Il est vrai que, quand nous avons lancé ce concours, nous ne nous attendions pas à recevoir 400 candidatures. J’imagine que c’était lié à la proximité du confinement. Je suppose que nous avons récolté une explosion d’œuvres qui n’avaient pas été jouées en concert. C’était un étonnement et un beau moment à la fois !

Depuis, comme vous l’avez mentionné, vous avez ajouté au prix que vous décernez un prix que décerne le public.
Oui, le nombre considérable de candidatures nous y a poussé, afin de récompenser l’auteur d’une œuvre « coup de cœur » parmi une sélection des appels à composition. Au-delà du vote pour tel ou tel compositeur, les spectateurs sont aussi invités à s’exprimer et à partager leurs impressions sur les œuvres présentées. Cela se passe lors d’un moment dédié, à l’annonce des résultats, autour d’un bon café à la buvette… C’est un moment très particulier. Il permet de casser les murs, en quelque sorte, et de donner la parole aux auditeurs, qu’ils soient ou non férus de musique contemporaine.

 

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Loin de la dichotomie que j’ai esquissée, vous construisez des ponts entre concours et commande puisque, pour le festival 2024, vous avez organisé le retour de Paul Novak – le lauréat du mégaconcours !
En remportant ce concours, Paul Novak a gagné un enregistrement sur le nouveau disque du quatuor Lontano – nous avions réservé une place au morceau vainqueur. Nous avons été immédiatement frappés par la beauté de son écriture pour le quatuor à cordes mais aussi par la force de son imaginaire musical, portée par des images évidentes, très visibles – celles d’un vol d’oiseaux, de la danse… D’ailleurs, il se trouve que sa pièce a également remporté le premier Prix du public. Elle a su toucher aussi les auditeurs peu habitués à la musique contemporaine.

Pour le coup, le quatuor de Paul Novak n’était pas une « création mondiale ».
Non, l’œuvre avait été jouée aux États-Unis. Nous en avons assuré la création française, nous avons inclus le quatuor dans notre disque et nous avons souhaité continué la collaboration avec le compositeur. D’où la commande que nous lui avons passée pour un quatuor tout neuf, cette fois, et qui font que, parfois, des passerelles apparaissent entre concours et commandes !

Avez-vous eu la possibilité de dialoguer avec le compositeur ?
Bien sûr.

Grâce au prix que vous lui avez décerné ?
Grâce à ce premier quatuor que nous avions énormément travaillé pour l’enregistrer. Nous connaissions donc bien son écriture et les sonorités qu’il avait en tête. Par conséquent, passer à une deuxième étape était un moment formidable !

 

« Devant le fait accompli, nous oublions parfois de réfléchir »

 

Néanmoins, j’imagine que les joies artistiques d’une artiste, conceptrice et organisatrice de festival doivent s’articuler avec des considérations très pragmatiques en général et résolument pécuniaires en particulier.
Heureusement, je ne suis pas seule à organiser les Musicales. J’ai la chance d’être très entourée et très bien entourée, notamment par de précieux soutiens qui ont l’habitude du fonctionnement des associations, si bien que le démarrage a été facile ou presque. Après, au fil des années, il a fallu s’adapter à l’évolution du festival. Aujourd’hui, nous proposons entre dix et quinze concerts, auxquels s’ajoutent les concerts solidaires et sociaux qui se donnent en parallèle.

Depuis la première édition, le budget a dû exploser…
Vous employez des termes beaucoup trop violents ! Non, le budget n’a pas explosé, il a bien grandi. Nous aussi ! Nous avons beaucoup appris. Peut-être les dix ans du festival amèneront-ils leurs évolutions vers d’autres modes de fonctionnement.

Plusieurs organisateurs de festivals émergents témoignent à mots couverts des difficultés que, par-delà les avantages, peut entraîner le bénévolat, en l’espèce par exemple des attentes non verbalisées – qui peuvent rejoindre celles de sponsors ou d’alliés politiques.
Ah bon ? Pour ma part, j’ai la chance de ne pas avoir rencontré ce genre de bisbilles et de pressions. Sur ces plans comme sur pas mal d’autres, nous sommes libres, et nous entendons bien le rester !

À propos de liberté, Pauline, je voudrais vous poser une question sur un moment où – pour des motifs légitimes ou non, ce n’est pas l’objet de la question –, nos libertés ont été percutées par l’annonce d’une apocalypse. Soyons concrets : comment avez-vous géré cette déflagration dont, étonnamment, on ne parle presque plus, comme s’il n’avait jamais existé, id est le black out du Covid ? L’avez-vous vécu à la manière d’une respiration, d’une inquiétude profonde ou d’une incitation à préparer le plus difficile, sans doute, qui est la remise en route de la Grosse Machine ?
Hum, je dois distinguer deux plans. Sur un plan personnel, j’ai certes ressenti la peur que charriaient les informations sur l’épidémie, j’ai eu conscience des souffrances et de la panique que cela entraînait, mais, pour être honnête, je ne peux pas dire que j’ai mal vécu cette période. Grâce à mon métier, comme beaucoup d’artistes, j’ai pu me recentrer sur moi-même et sur mon travail. J’ai lu, j’ai beaucoup travaillé, donc j’ai peu souffert par comparaison avec ce que d’autres ont pu vivre.

Pourtant, aujourd’hui, ce tremblement de terre semble n’avoir jamais existé.
Oui, aussi mon inquiétude porte-t-elle davantage sur le non-souvenir et la non-évaluation de l’impact que cela a pu avoir. Je trouve ça fou. Effectivement, on dirait que ça n’a pas existé. C’est assez incroyable. Nous nous retrouvons devant le fait accompli. Un bouleversement nous dépasse, dépasse tous nos outils de pensée, tous nos repères. Nous nous y adaptons malgré tout mais, apparemment, en oubliant la nécessité d’y réfléchir, de critiquer et de comprendre. J’ai conscience d’avoir été privilégiée dans ce moment ; mais qui évalue l’impact de cette période sur ne serait-ce que les enfants qui ont traversé cette période-là ?


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Site officiel du festival des Musicales d’Assy çà.
Chroniques des deux disques du quatuor Lontano .

 

Pauline Klaus – Le grand entretien – 3/6

Pauline Klaus, le 24 juin 2024, Paris 8. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de l’édition 2024 des Musicales d’Assy, festival impulsé par Pauline Klaus, nous publions un grand entretien avec la violoniste-pédagogue-organisatrice.

  • Diplômée du CNSM de Paris,
  • lauréate du Conservatoire royal de Bruxelles,
  • auréolée – au moins – d’un master de philosophie en Sorbonne,

l’artiste nous ouvre les coulisses d’une carrière singulière mais pas solitaire, associant, entre autres,

  • le quatuor (avec ses complices du Lontano),
  • le concert avec orchestre et
  • le récital solo

à, donc, l’invention et la réinvention d’un festival créatif mais aussi à l’enseignement à hauteur humaine,

  • chaque activité,
  • chaque passion,
  • chaque heureux détour

semblant nourrir l’inspiration de la musicienne. Bonne découverte aux curieux !

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1. Être violoniste, non-mode d’emploi
2. Faire du violon un métier, les coulisses d’un choix


Épisode 3
Inventer un festival,
pistes et contre-pistes

 

Pauline Klaus, de nombreux artistes « classiques » fondent et dirigent un festival – parmi les derniers à avoir témoigné sur ce sujet dans cette colonne, on peut citer les pianistes Pierre Réach, Tristan Pfaff et Sylvie Carbonel. À leur instar, vous avez fondé et vous dirigez les Musicales d’Assy, mais on pourrait presque dire que ce festival vous a aussi fondée et, sinon dirigée, du moins donné quelques pistes à suivre…
Il est vrai que les Musicales ont beaucoup contribué à me construire, dans ma vie de musicienne… et plus ou moins précipité la création du quatuor Lontano. Les deux projets sont nés ensemble.

De quelle façon ?
Grâce à un coup de pouce du destin, encore lui ! Un jour, je visitais une petite église classée non loin d’un chalet de famille. Dès que je suis entrée, j’étais entourée d’œuvres de Matisse, Chagall, Bonnard, Rouault… Je n’en revenais pas. Plus que ça : j’ai perçu comme un appel du lieu. J’y suis retournée tout de suite avec mon violon. J’avais envie de jouer et découvrir l’acoustique. Le lieu était assez désert. Je pensais être seule, mais quelqu’un était présent et écoutait derrière un pilier. Quand j’ai eu fini de jouer, cette personne m’a raconté l’origine et l’histoire de ce lieu extraordinaire, puis ses craintes pour l’avenir car ce village de montagne était en pleine reconversion.

 

Le quatuor Lontano et Tanguy de Williencourt (piano) aux Musicales d’Assy, le 22 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Il faut garder une marge de créativité »

 

Aviez-vous le désir de créer un festival avant la rencontre ?
Dans un coin de ma tête, peut-être, mais c’était plus vague, de l’ordre d’une envie : celle de faire des choses avec des gens autour de moi. Je rencontrais des musiciens formidables qui m’inspiraient, et j’avais l’envie de trouver comment nous rassembler pour travailler et partager  au-delà du hasard des productions. Le festival, dont la gestation a duré un an ou deux, a en quelque sorte concrétisé cette envie de partage, de collaboration et d’émulation.

Précisons que les Musicales d’Assy ne se contentent pas d’aligner des concerts, ce qui serait déjà beaucoup. Elles inventent aussi des formes de concerts ; elles sont très axées sur la création sans pour autant être un festival « de musique contemporaine » ; elles intègrent des « scènes ouvertes » où vous testez des œuvres nouvelles auprès du public. Pourquoi un tel bouillonnement ?
Peut-être d’abord parce que le festival se déroule autour d’un lieu atypique qui a, en quelque sorte, suscité sa concrétisation – qu’une manifestation suscitée par un lieu atypique soit elle-même (par certains aspects) atypique est donc hautement logique ! Et peut-être, ensuite, parce que le festival est imaginé et façonné par les musiciens eux-mêmes, même si je coordonne et dirige les événements, de sorte qu’il ne se limite pas aux « cases » habituelles que l’on peut retrouver d’un festival à l’autre. Il faut garder une marge de créativité pour faire écho au musicien qui s’engage dans l’aventure. Quand j’invite un artiste et que le contact est bon, il en résulte une sorte de bouillonnement d’idées qui suscite des rebonds et de nouveaux projets. En somme, la diversité des concerts prend sa source dans l’imagination des interprètes et des compositeurs.

Vous n’avez pas seulement interrogé le contenu du concert : vous avez remis en cause son contenant.
Oui, nous avions un questionnement sur la forme du concert traditionnel. Les conditions, la situation d’où peut naître la musique sont quelque chose de passionnant à travailler. Certaines salles de concert ressemblent parfois à des « boîtes » aveugles. J’aime l’idée d’investir des lieux qui ont leur propre magie, comme l’église d’Assy ou l’ouverture infinie d’un panorama de la chaîne de montagnes…

Votre travail de direction, presque de chef d’orchestre, semble double : d’une part, susciter de la créativité (ce qui n’est pas toujours la demande première des organisateurs de festivals estivaux) ; d’autre part, la canaliser pour assurer une cohérence au foisonnement qu’une telle liberté est susceptible de provoquer ou de révéler…
Il y a de ça, oui. Mais vous oubliez un acteur essentiel dans la conception de chaque édition : le public ! Je veille à m’adresser à lui, qu’il soit fidèle ou nouveau, et à créer des échanges. Je suis attentive à ce qu’il me dit. Les Musicales existent depuis presque dix ans ; depuis presque dix ans, nous bénéficions des retours que nous offrent notre équipe les spectateurs. Ils nous disent ce qu’ils ont aimé et ce qu’ils n’ont pas apprécié quand nous avons tenté une expérimentation à laquelle ils n’ont pas adhéré.

 

Le quatuor Lontano devant la chapelle de Doran aux Musicales d’Assy, le 28 juillet 2024. Photo publiée avec l’autorisation du festival.

 

« Je veux faire vivre Assy et faciliter les partages »

 

L’une des particularités du festival – ce n’est pas lui faire offense que de le mentionner puisque cela contribue à son charme –, c’est qu’il est fixé dans un endroit peu connu et lointain. Quel public avez-vous réussi à attirer pour que vivent et perdurent les Musicales ?
Permettez-moi de rectifier, car vous exagérez : Assy est un lieu connu des amateurs d’art. Et ce n’est pas nulle part, c’est au pied du mont Blanc !

Soit. Cette localisation vous attire-t-elle un public local, des spectateurs habitués des festivals estivaux, des fans du quatuor Lontano ? et comment s’articulent ces différents profils ?
Derrière votre question, j’entends l’idée – fondée – que les festivals estivaux, en France, ce n’est pas ce qui manque.

Autour du mont Blanc, il y en a quelques-uns aussi.
Oui, il y en a beaucoup dans la région d’Assy. Par conséquent, nous avons un public local, une communauté de passionnés qui va de festival en festival et de concert en concert. C’est très sympa, et cela nous permet d’avoir de bonnes relations avec les autres festivals du coin. Eux comme nous, chacun à notre manière, sommes convaincus de la nécessité de faire vivre les lieux où nous sommes ancrés, et de faciliter les partages.

Dit comme ça, c’est très mignon, mais j’imagine que, malgré tout, la concurrence doit être rude…
Non, c’est fini, tout ça. Nous essayons de travailler en bonne entente, voire dans un esprit de coopération. D’autant que les Musicales sont installées dans un patrimoine très spécifique. L’église où se déroulent les grands concerts est moderne puisqu’elle a été construite dans l’entre-deux-guerres et consacrée en 1951. C’est un endroit sans équivalent sur le territoire. Donc nous n’avons pas de « concurrents » ni sur les thématiques, ni sur les lieux. Au contraire : peut-être la multiplicité des festivals conduit-elle chacun des organisateurs à cultiver ses singularités.

En dehors des festivaliers multirécidivistes, l’emplacement attire-t-il un public spécifique ?
Difficile de répondre de façon définitive et complète. « Le public » n’existe pas. Chaque année, il varie autour d’une base solide ; et, chaque année, il change en partie. Certains spectateurs viennent de Lyon, de Paris, des festivals alentour… Beaucoup viennent de Suisse, quelques-uns d’Angleterre ou du Japon ! Il est certain que l’aura du lieu attise une certaine curiosité et contribue à attirer au-delà d’un public de mélomanes.

 

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« J’aime l’idée que le festival parle à des gens différents »

 

Au fil des éditions, la nécessité de « faire la même chose mais pas pareil mais quand même un peu la même chose », est-ce confortable, amusant ou, à la longue, fastidieux ?
Surtout pas fastidieux ! Il y a un côté que j’aime particulièrement dans l’idée d’un festival, c’est sa saisonnalité. Comme je l’ai évoqué, je suis très sensible aux rythmes et aux rites. L’idée que, après le printemps, chaque été apporte le festival, ça me réjouit. Chaque édition interagit avec ce que nous avons vécu dans l’année écoulée. Le renouvellement se fait naturellement.

Avec une constante : la présence importante du quatuor Lontano, ce qui est cohérent puisque votre formation s’est structurée en partie pour cet événement annuel.
Il faut être lucide. Les Musicales d’Assy, ce n’est pas le festival qui va révolutionner la scène française. En revanche, c’est un laboratoire très précieux de ce que le quatuor Lontano et moi-même en particulier avons envie d’attraper, de montrer, de créer par le biais des commandes que, par exemple, certaines subventions nous permettent d’engager.

Inviter un autre quatuor à cordes que le Lontano serait-il une éventualité ?
Ce ne serait ni impossible, ni simple. Il faudrait que cela cadre avec la démarche que nous avons développée. À Assy, quand nous invitons un artiste, l’objectif est double : créer un appel d’air et éviter que les rencontres ne soient qu’éphémères. C’est aussi cela qui guide notre programmation.

En plus des propositions liées au quatuor Lontano, vous avez proposé pour l’édition 2024 un concert de harpe, un concert de piano très classique, un concert influencé par le tango. Comment définiriez-vous les axes que suit le festival ?
Je ne définis pas d’axe a priori. Ce qui se vit aujourd’hui changera peut-être avec le temps. Je n’ai pas d’idée préconçue sur le festival. Ce que nous réalisons se vit sur le tas, au gré des rencontres. Mon objectif est de proposer des programmes variés afin que le public qui viendrait pour un récital en particulier ait peut-être l’envie de rester pour écouter un concert très différent. Je crois beaucoup à la contagion. J’aime l’idée que le festival plaise à des gens différents et curieux, prêts à se laisser surprendre par quelque chose qu’ils n’auraient pas du tout attendu. Une programmation uniforme ou monothématique, même si ça parlerait sans doute à certains mélomanes, en tant qu’organisatrice, ça me ferait un peu peur !

D’où ce pari sur la diversité plus que l’unicité.
Oui. Et puis, soyons clairs, pourquoi un festival devrait-il avoir une cohérence formatée plutôt qu’une identité intérieure ?

 

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