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À l’occasion de la parution de son huitième disque consacré aux valses de Frédéric Chopin, Tristan Pfaff nous a accordé un grand entretien pour explorer avec nous ce qui se cache dans la tête de celui que beaucoup considèrent comme l’un des jeunes pianistes virtuoses qui comptent. Perception de son rôle d’artiste, vision de la pratique musicale, ventilation des différents possibles offerts à un musicien, gestion du rapport avec les publics et quête personnelle donc spirituelle sont quelques-unes des pistes qui sont explorées dans les douze épisodes qui suivent.


Pour acheter le disque des valses de Chopin par Tristan Pfaff, c’est par exemple ici.


 

Merci de m’accorder ce grand entretien, Tristan, d’autant que tu sembles un peu te méfier de la sauce à laquelle tu vas être mangé !
Non, je ne me « méfie » pas ! En tout cas, je ne me retrouve pas complètement dans ce mot. C’est juste que j’ai compris comment ça fonctionne, une interview

Diantre ! Et ça fonctionne comment ?
J’ai souvent l’impression que, peu importe la question qui t’est posée, on attend de toi que tu parles.

J’espère en effet que tu vas te mettre à table, je l’avoue…
Ça peut paraître bête, mais j’ai découvert cette sorte d’obligation de parler grâce à la radio. Quand j’habitais Enghien, j’assistais un type qui faisait une émission depuis des décennies ; et c’est là que j’ai compris le truc. La règle, c’est de se lancer, et tant pis si tu n’es pas aussi inspiré que tu l’espérais, du moment que tu parles…

 

« Je n’ai pas l’intention d’esquiver le grand répertoire »

 

Tu as donc commencé les interviews du côté de l’interviouveur.
J’en ai fait un p’tit peu pendant un an et demi. Et ça se cumulait avec une expérience précédente : j’avais fait de l’impro théâtre. Bon, j’étais largement le plus mauvais du groupe – dedans, y avait quand même des gens comme Camille Lelouche, alors complètement inconnue. Ceux d’entre nous qui faisaient réellement du théâtre étaient très forts, surtout pour incarner des personnages, leur inventer des caractéristiques, des accents… Je n’ai jamais été capable de faire ça ! À la base, je venais en auditeur, mais on m’a poussé à rejoindre la bande.

Tu t’es fait prier ?
Pour être honnête, j’avais à la fois envie et un peu de… oui, un peu de timidité. Je suis un homme de scène, mais pas de théâtre. La suite a prouvé que j’avais raison de me méfier : je n’étais pas bon, mais j’aimais bien ça. J’aime toujours ça. J’aime vraiment l’impro. Peut-être suis-je un jazzman qui s’ignore !

Tu es aussi un interprète que l’on n’ignore pas. Tu viens de graver un disque regroupant les valses de Chopin, c’est le prétexte de cet entretien. Comment t’es-tu décidé à tenter à ton tour cette aventure ? J’imagine que c’est le contraire de quelque chose qui s’improvise !
Enregistrer les valses de Chopin, ça me démangeait depuis des années, mais il y avait toujours cette petite voix qui me disait : « Non, tu vas pas faire ça, il existe déjà des millions de versions ! Et puis tu n’as pas assez joué ces œuvres en concert… Et puis ce sera sans doute mieux de le faire plus tard… » Mais j’y pensais quand même. Concrètement. Jusqu’au jour où j’ai répondu à la voix : « Et pourquoi je le ferais pas ? Après tout, j’attends quoi ? J’ai peur de qui, de quel jugement ? Quel est le problème ? Y en a pas. Alors, on y va ! »

C’était quand même une mini révolution car, comme beaucoup de jeunes pianistes, tu t’étais jusque-là surtout intéressé à des compositeurs moins fréquentés…
J’adore aller chercher des répertoires un peu plus marginaux, les compositeurs dits « de niche », mais je ne veux pas me « cornériser » en ne jouant que des pièces inconnues ou des compositeurs mystérieux. Je n’ai pas l’intention d’esquiver le grand répertoire. En réalité, je n’ai pas de stratégie discographique très poussée. Je veux faire les choses avec sincérité. Autrement dit, je ne dois pas – je ne peux pas – me dérober. Je dois jouer ce que j’ai envie de jouer.

 

 

 

« Sur scène, il faut rester émerveillé par ce que l’on joue »

 

Avant ce disque, quelle place tenait Chopin, dans ton répertoire ?
J’ai eu un coup de cœur pour les valses, mais pas depuis toujours. J’ai été conquis en écoutant Alfred Cortot et les pianistes anciens en général. J’avais entendu comme tout le monde Arthur Rubinstein jouer ce corpus, ça ne m’avait pas bouleversé. C’est bizarre parce que, souvent, les premières versions que l’on entend des grandes œuvres marquent et émeuvent. Là, c’est le contraire. J’ai été marqué au fer rouge par des pianistes que j’ai découverts a posteriori comme Raoul Koczalski, Sergueï Rachmaninov, Vladimir Horowitz ou des élèves de Liszt, même Ignacy Paderewski, dans un autre genre. J’aime bien cette aura d’ancienneté. C’est elle qui m’a parlé. J’avais été extrêmement déçu par des versions modernes. J’avais trouvé certaines d’entre elles très scolaires, paradoxalement moins modernes que les anciennes !

Tu as eu l’impression qu’il y avait un manque à combler…
Non, je ne dirai pas ça du tout. D’une part parce que ce serait stupidement prétentieux, d’autre part parce que je n’ai pas abordé la question sous cet angle. J’étais plutôt sous l’angle de la séduction. Certaines versions m’ont convaincu que l’œuvre était génial. D’autres moins.

Par exemple ?
Dino Lupatti, je mets sa version tout en haut de la discographie parce que c’est remarquable, c’est technique, c’est fin, c’est pensé, mais ça ne me touche pas.

Donc, si je te suis bien, enregistrer les valses, pour toi, c’était l’occasion de redonner à entendre le Chopin qui te parle.
Oui. Je voulais montrer que l’on peut jouer Chopin aujourd’hui sans en faire des tonnes, sans oublier la noblesse, sans omettre la finesse, et en se dispensant de grands débats censés habiller l’affaire. Rien que le texte, c’est déjà beaucoup. J’entends parfois des versions qui seraient éliminatoires dès le premier tour d’un concours d’entrée au conservatoire. Moi, ce qui me motive, c’est de réintroduire le son et le souffle qui m’émeuvent dans les valses… et que je n’entends guère voire pas du tout.

Ton interprétation prend donc un double contrepied : celui d’une exécution scolaire, rêche à force d’être guindée, et celui d’une interprétation surromantisée, presque obscène à force d’être auto-émue. Une option plus libre, en somme, qui contribue à cette impression d’improvisation – décidément ! – que tu donnes parfois, sur scène…
Moi, improviser sur scène ? Hum, peut-être, mais dans un sens très particulier. Évidemment, je n’invente rien quand je joue Chopin. Néanmoins, il ne faut pas oublier que, quand on joue Chopin, on sait ce qui va arriver. On connaît toutes les merveilles qui s’apprêtent à surgir à longueur de mesures. Pourtant, il faut les jouer comme si c’était la première fois qu’on les jouait ; et, à chaque récital, ça doit nous bouleverser. Sur scène, il ne faut pas oublier d’être émerveillé par la musique que l’on joue.

 

 

 

« Je veux vraiment être dans la sincérité »

 

Est-ce plus difficile de « jouer comme si c’était la première fois » quand, comble de l’invraisemblance on joue des tubes de la musique comme les valses de Chopin ?
C’est particulier. Quand on est sur scène, on prend conscience de l’impact de la musique. Il nous faut associer l’effet wow de la première fois et la force que prend une pièce quand des gens qui l’ont en entendue mille fois la découvrent en vrai.

Un peu comme une vedette quand on découvre qu’elle n’est pas qu’en papier glacé et en pixels mais qu’elle est de chair et d’os devant toi…
C’est une expérience quantique ! On est à la fois dans un rituel que l’on a vécu un milliard de fois. Au moment du amen collectif, une vibration se fait ressentir. Elle est presque palpable. On communie ensemble, et quelque chose advient. Fédère. Connecte. Cette puissance, on ne l’éprouve pas quand on crée une œuvre ou qu’on joue une pièce que personne ne connaît. L’attrait de la nouveauté, l’effet de curiosité, rien, en réalité, ne remplace la force qui se dégage quand, ensemble, on connaît, on sait ce qui va arriver, on tremble parfois que le chanteur n’arrive pas à tenir sa note et, quand il l’a tenue, le bougre, on a envie de crier BRAVO à tue-tête !

Le problème des valses de Chopin, c’est que la plupart sont des tubes dont tes auditeurs connaissent a minima le début, la mélodie et parfois la fin. En graver l’intégrale, n’est-ce pas risquer de dissoudre la puissance fédératrice de chaque œuvre ?
Je me souviens d’une interview d’Horowitz où il disait : « Personne n’a envie d’écouter une intégrale, c’est ennuyeux, voilà pourquoi je n’en fais jamais. » Il a tenu parole et, moi, j’ai pensé qu’il avait raison. Je suis le premier à n’avoir pas forcément envie de tout écouter.

Tu as enregistré plusieurs intégrales, et donc viré ta cuti…
Pour le disque, oui. Pas pour le concert. Jamais je ne jouerais quatorze ou dix-sept valses d’affilée.

Qu’est-ce qui rend le projet de disque différent ?
On n’est pas obligé de tout écouter d’un coup. On peut choisir. Et, égoïstement, je dois reconnaître que je les aime toutes. Je ne pourrais pas graver une intégrale où je devrais enregistrer une pièce qui ne m’inspire pas des masses. Je veux vraiment être dans la sincérité.

 

 

 

« Enregistrer, c’est aussi enregistrer son histoire »

 

C’est le même discours que tu as tenu pour les douze études de Karol Beffa.
Parce que c’est la même réalité. Je les aime vraiment toutes.

Pour les valses de Chopin, la notion d’intégrale est plus souple que pour les sonates de Beethoven. Comment as-tu choisi entre en mettre 14, 17 ou 19 ?
Quatorze, c’est trop juste pour remplir un CD. Ça ne tient pas l’heure. La question se posait donc entre dix-sept et dix-neuf. Or, j’aime moins les 18 et 19. De plus, la 18 n’est pas du tout authentique ; et la 19 est authentique, mais ce n’est pas une valse. C’est plutôt une mazurka. Même la dix-septième est un peu ambiguë… Mais, bon, j’ai tranché en fonction de ce qu’il me paraissait juste et pertinent de jouer. Donc j’ai pris les dix-sept que j’aime, et je crois qu’il n’y a pas plus de débat que ça.

Ah, si, débat il y a. Quid du piano ? Comment as-tu choisi ton instrument, et en quoi reflète-t-il tes choix d’interprétation ?
J’ai dit à l’ingé son d’AdVitam, ma maison de disques, que j’avais un lien particulier avec le son du passé, notamment le grain des enregistrements de Rachmaninoff. Par conséquent, je ne voulais pas une prise de son comme si j’étais dans une immense salle de concert et pas avec un piano qui claque. On a opté pour un Steinway des années 1970 et pour un halo un peu rétro… jusque sur la pochette ! Quand tu enregistres, tu enregistres une œuvre et un peu ton histoire aussi. C’est ça qu’il s’est passé pour « mes » valses de Chopin.

Justement, nous nous sommes demandé pourquoi enregistrer Chopin aujourd’hui. Si tu le veux bien, allons plus loin et demandons-nous à présent pourquoi enregistrer un disque, aujourd’hui, et comment construis-tu ta discographie, entre diversité des répertoires et cohérence artistique ?
Demander à un artiste qui vient d’enregistrer un disque si ça a du sens, c’est s’exposer à la seule réponse qui s’impose : je sais pas. Enfin, pour moi, oui, ça a du sens.

  • Ça m’inscrit dans une discographie pavée par des génies ;
  • ça laisse un témoignage d’une époque ; et, plus tard,
  • ça racontera ce que je faisais et ce que j’avais envie de faire.

Mais j’avoue ne pas avoir d’idée philosophique, mystique ou d’une grande profondeur sur ce sujet, donc je préfère te dire que je ne sais pas.

 

« C’est très rassurant d’être sincère »

 

Est-ce que tu tenais particulièrement à l’aspect matériel, physique, du disque qui, parfois, est conçu par certains de tes collègues comme une amorce à récital ou comme une occasion donnée aux spectateurs de te laisser un pourboire à la sortie du concert ?
Que ma version des valses de Chopin soit diffusée en disque ou sur les sites de streaming, cela m’est un peu égal du moment qu’elle est diffusée ! Moi-même, j’aime les disques physiques, mais je ne m’interdis pas d’écouter en ligne. L’inconvénient des écoutes en ligne, évidemment, c’est que tu n’as pas le petit mot de celui qui t’a offert le récital, la dédicace de l’artiste et la pochette qui va bien. Contrairement à beaucoup de gens, si l’on en croit les observateurs autorisés, j’ai encore de quoi écouter des disques chez moi. J’ai même pas mal de disques, acquis avant Internet, quand on arrêté d’écouter des K7 pour se mettre aux CD, et je n’ai pas du tout l’intention de m’en séparer !

Publier un disque, c’est s’intégrer à l’histoire du disque mais c’est aussi construire sa carrière. Comment t’en préoccupes-tu ?
Pas dans ces termes, en tout cas. Par exemple, mon disque consacré à Karol Beffa, ça s’est décidé au Festival des forêts, il y a dix ans. Karol était le compositeur invité de cette édition. On m’a proposé d’y jouer l’intégrale des Études. J’ai aussitôt accepté car je connais sa musique et je le connais un peu (on s’est croisé au conservatoire il y a trrrrrès longtemps !). Donc j’ai joué l’intégrale, et c’est après que je me suis dit : « Tant qu’à monter un tel répertoire, que le compositeur a pris la peine d’affiner, ce serait bien de le fixer… »

Mais ça ne s’est pas fait dans la foulée.
Non, c’est resté à l’état d’idée, comme ça, et ça a fini par se concrétiser. C’est pour te dire qu’il n’y a pas de calcul. Je ne me dis jamais : « Tiens, je vais jouer ça parce que ça me permettra d’avoir ci ou ça. » Regarde, quand je joue les Tableaux d’enfance, des pièces que, pour la plupart, n’importe quel pianiste du dimanche peut jouer, je ne vois pas très bien ce qu’il y a à calculer !

Vu l’investissement qu’exige un enregistrement, permets-moi de douter que tu t’y colles gratuitement…
Qui t’a parlé de gratuité ? Je te parle de sincérité, là ! Pour moi, c’est très rassurant, d’être sincère. Quand je suis sincère, je sais que je ne fais pas fausse route. Écoute Wilhelm Kempf et trouve-moi le moment où il n’est pas sincère, où il mignardise ou s’autorise un effet de manche. Tu peux chercher, tu n’en trouveras pas. Sa sincérité de tous les instants, c’est l’idéal artistique ultime.

 

 

 

« La voix me fascine »

 

À côté de cet élan sincère, n’y a-t-il pas chez toi également un souci de ne pas te mono-spécialiser dans un compositeur ou un style d’écriture ? Par exemple, tu as publié un disque Liszt, on aurait pu s’attendre à ce que tu creuses ce sillon…
Si un jour, je suis considéré comme un spécialiste de Liszt, de Schubert ou de Chopin, je serai très honoré, mais je ne revendique pas du tout ce titre. Je ne cherche pas à être spécialiste de quoi ou de qui que ce soit. Je ne juge pas du tout les collègues monomaniaques, mais j’ai autant envie de jouer Schubert que Kabalevski ou Chopin. De sorte que mon choix ne peut pas être de me spécialiser dans un seul répertoire. L’horizon musical est large, et j’ai l’intention d’en profiter !

Malgré tout, on trouve dans ta discographie ce que de bons communicants appelleraient « une unité dans la diversité ».
Tu veux dire qu’on n’y trouve pas certains types d’œuvres ? C’est sûr, il y a des espaces musicaux qui ne m’intéressent pas du tout. Par exemple, j’ai enregistré Karol Beffa, mais il y a des branches du contemporain que je n’aborderai jamais. D’autres aspects de la composition récente m’intéressent beaucoup. Ce n’est donc pas une critique mais un choix !

Tu as aussi fait le choix de « la diversité dans l’unité » à travers la façon dont tu déploies tes activités de pianiste. Tu es concertiste, homme de disques, membre de jurys… Comment appréhendes-tu cette activité de slasheur, souvent consubstantielle à l’état de musicien ?
Parlons déjà des concerts.

Il est vrai que le slash commence dans la polymorphie du « concert »…
Pour moi, il n’y a aucune différence entre préparer un concert de musique de chambre, un concert avec orchestre ou un récital en solo. J’ai le même rapport à l’œuvre et à la scène. Je me laisse guider par les opportunités. Par exemple, pour la musique de chambre, on rencontre des gens, on se dit : « Tiens, ce serait sympa si on faisait ça », et on essaye de s’organiser ou de saisir l’occasion – souvent les deux – afin de concrétiser cette envie. Ou alors, on m’informe que l’on a pensé à moi pour jouer avec Untel ou Unetelle. Par exemple, il y a une dizaine d’années, je joue dans un festival et on vient me voir pour accompagner des chanteurs. Sans hésiter, je refuse.

Pourquoi ?
Par honnêteté. Je ne l’ai jamais fait. Je ne suis pas chef de chant. Je n’ai pas étudié ce domaine. Je ne connais pas le répertoire. Je n’ai aucune expérience avec les artistes lyriques. Beaucoup de pianistes sont plus qualifiés que moi. Mon interlocuteur insiste et m’assure que ça va matcher. Donc je le fais. J’ai la chance de jouer avec des artistes de grande qualité. Ça se passe bien, et je me rends compte que je n’ai plus envie de me passer de ce répertoire magnifique. Je crois que, désormais, j’ai plus de plaisir à accompagner des chanteurs qu’à jouer de la musique de chambre. Bon, il faudrait vérifier parce que j’adooore aussi la musique de chambre, n’exagérons pas ! Cependant, la voix, me fascine.

 

 

 

« Bien interpréter exige d’abord un peu de lucidité »

 

Avec les chefs d’orchestre (et encore !), les chanteurs lyriques sont les seuls musiciens sans instrument…
Ça, c’est spectaculaire. Avec un piano ou la plupart des instruments, à force de travailler, 99,9 % des gens arriveront à un résultat satisfaisant, fût-il médiocre ; un chef, bon, même s’il agite les bras à tort et à travers, si l’orchestre est bon, les gars vont pas se mettre à jouer tous faux en partant n’importe quand, c’est pas vrai ; mais un chanteur ! Non seulement il doit travailler énormément, mais il doit posséder une grâce particulière pour que la Providence ait choisi de t’accorder cette voix et l’énergie pour la faire fructifier. C’est très particulier. Donc ça me touche énormément.

Tu le montres au Printemps musical, le festival de La Roche-sur-Yon dont tu es directeur artistique…
Pourquoi me priver et priver le public, sans jeu de mots ? Oui, il y a du chant à toutes les éditions !

Tu n’as pas l’intention de t’arrêter là.
Oh, non ! Ça fait dix ans que ça dure, et j’adore ça. J’ai donné pas mal de concerts avec Karine Deshayes, par exemple, dans des endroits à la hauteur de Karine, comme la Monnaie ou Tchaïkovski. C’est magique !

 

 

Donc tu te sens enfin légitime pour accompagner les pointures de l’art lyrique.
Hum, oui et non. Pas encore tout à fait, mais j’ai appris à modérer ma modestie teintée de prudence. En effet, je me suis aperçu que, quand tu sais jouer, tu comprends rapidement ce qu’il y a à savoir en plus pour accompagner. Tu n’as pas besoin de parler italien ou allemand pour comprendre qu’il faut respirer à tel endroit – au besoin, la chanteuse te le dit une fois, tu le notes et l’affaire est réglée. En vrai, avec des acolytes d’un tel calibre, inutile d’être un spécialiste de l’accompagnement. C’est un travail formidable. En plus, il m’aide dans ma pratique solo car, par exemple, j’entends mieux pourquoi Chopin disait à ses élèves que, quand on est au piano, il faut chanter. Les trilles, par exemple, le but n’est pas de les jouer le plus vite possible. Mieux vaut les laisser chanter comme on chantait au dix-huitième français. C’est ça, la référence de Chopin.

Néanmoins, la vitesse n’est-elle pas devenue un critère majeur d’évaluation d’une interprétation ?
Pas tant que ça. Aujourd’hui, il est de bon ton de dire que tout le monde joue très vite grâce à une technique « monstrueuse ». Tu parles ! En réalité, tu trouves beaucoup de musiciens qui ont une vague sensibilité musicale mais une technique très faible quand il faut envoyer. Arrêtons d’avoir peur de la vitesse en soi. Combien de pseudo connaisseurs, souvent mis face à leurs propres limites, s’effarouchent sur les réseaux sociaux en dénonçant des interprétations horrrrrriblement trop rapides. Or, toutes proportions gardées, la vitesse n’est pas une question en soi. La question est : est-elle adaptée à ce que tu as à dire – et as-tu les moyens de tes ambitions ? Au premier chef, une belle interprétation exige pas mal de lucidité de la part des musiciens, amateurs ou professionnels, qui commence par la question de base : suis-je au niveau ?

Tu insistes sur un point nodal de la musique, qui prolonge ma question sur le musicien comme professionnel polymorphe : l’évaluation. Aimer la musique n’a aucun sens : je ne vais pas défriser l’eau chaude en posant qu’il y a les musiques que l’on aime ou pas, les interprétations qui nous touchent ou non… Toi-même tu pratiques une critique très spécialisée, puisque tu es membre de jurys de concours. Pour toi qui as été de l’autre côté de la barrière, comment vis-tu cette responsabilité ?
Alors, déjà, je vis beaucoup mieux d’être de ce côté-là de la scène !

Pourtant, tu as glané tout ce qu’il y avait à glaner quand tu as affronté les plus prestigieux concours internationaux !
En réalité, j’en ai joué deux-trois par an mais sur très, très peu de temps.

Cinq-six ans, quand même. C’est pas énorme, surtout quand ce n’est pas une passion ?
Ah, je sais pas, j’ai pas établi de statistiques. Disons que j’ai arrêté à 22 ans, ce qui peut paraître relativement jeune.

 

 

 

« Une bonne interprétation n’est pas une question de goût »

 

Quels souvenirs gardes-tu de ces passages obligés ?
Heureusement, c’est loin ! Je me souviens qu’il fallait énormément travailler, c’est rien de le dire ; et que, par-dessus le marché, les décisions n’étaient pas toujours honnêtes, il faut bien le dire.

Aujourd’hui, tu es juré.
Oui, et j’ai une grande chance : je n’ai pas d’élèves.

Donc tu ne juges ni tes élèves, ni les élèves du collègue qui, ensuite, va juger tes élèves voire t’inviter à donner un récital dans le festival qu’il dirige ou des masterclass dans le grand conservatoire où il enseigne…
Non, pas de ça avec moi, c’est hors de question. Et pas que par respect pour la morale ou les élèves : juste parce que la musique mérite mieux. Après, je ne peux pas être 100 % d’accord avec tes accusations car il ne faut pas imaginer que les errements des jurys sont toujours liés à des formes de corruption, directe ou indirecte. J’ai envie de dire : hélas ! Certains collègues sont parfaitement intègres mais appliquent des critères que je ne trouve pas recevables. Au reste, peut-être eux pensent-ils la même chose de moi. Je n’en sais rien. Du coup, c’est bien que nous soyons ensemble dans un jury. Nous nous compensons mutuellement !

Corruption ou non, critères « bizarres » ou non, les concours réservent parfois des surprises consternantes.
Cela arrive, et c’est d’autant plus regrettable que, contrairement à ce que l’on raconte pour justifier des décisions iniques ou des jugements stupides, la musique n’est pas principalement une histoire de goût. Toute interprétation repose sur des bases éminemment objectivables. Les faux accents, par exemple, c’est objectivable. Une phrase mal conduite, des nuances à l’envers, des erreurs de texte ou de rythme, des accrocs répétés, une technique très perfectible, tout ça, c’est parfaitement objectivable, et pas seulement en concours.

 

 

 

« La musique est d’abord une exigence »

 

Comment expliques-tu les bizarreries de palmarès que l’on entend régulièrement dénoncer ?
Encore une fois, je ne veux pas entrer tête baissée dans des accusations excessives. D’une part, certains palmarès prestigieux ne sont pas contestés. D’autre part, certains scandales sont de très mauvaise foi, il faut le reconnaître.

Bon, mais reconnais que, parfois, le résultat est difficile à justifier… ce qui amène des artistes-jurés à inventer des stratégies, comme Augustin Dumay qui nous racontait avoir accepté de diriger un concours de prestige à condition que, pour partie, des non-violonistes (extraordinaires musiciens au demeurant) jugent des violonistes.
Tu veux me faire dire que certains résultats sont consternants ? C’est vrai, mais peut-être pas uniquement par malice.

Juste par incompétence ?
Par goût, peut-être. Je le constate dans quelques-uns des jurys auxquels j’ai participé.

Ha, quand même, rassure-moi : tu n’as pas toujours été d’accord avec les avis qui ont été rendus dans les concours que tu jugeais…
Écoute, il y a deux choses qui vont ensemble. Un, si on était tous du même avis, il n’y aurait qu’un juré. Donc la discussion, le débat, c’est toujours bien, dans un jury, ça veut dire qu’on bosse vraiment, qu’on s’investit, on n’est pas là pour bâiller ou attendre la pause-déjeuner. Deux, parfois, ce qui m’étonne, c’est que le débat est fondé sur des critères qui ne me semblent pas pertinents. Je veux bien que l’on soit touché par tel ou tel candidat, mais sachons raison garder : la musique est d’abord une exigence avant d’être une subjectivité. Et ça ne vaut pas que pour les concours. Certains artistes, quel que soit leur instrument, ne sont pas médiatisés malgré leur incroyable maîtrise technique et musicale.

Pourquoi ?
Parfois, tout est malheureusement une histoire de personnalité.

 

 

Réfléchir à l’évaluation de la musique exige de se demander qui peut juger qui et à quelle aune ? Certains mélomanes, se sentant floués par telle prestation de tel artiste, s’offusquent parfois de l’importance des réseaux dans la valorisation des musiciens, de la capacité de certaines vedettes à répondre à certains critères esthétiques ou sociétaux, de leur intimité supposée avec tel producteur influent (mais ça, c’était avant #metoo, j’imagine)…
Il n’existe qu’une réponse à ces supputations : l’écoute. Elle seule devrait être le juge de paix. Moi, ce qui ne relève pas de l’artistique ne m’intéresse pas du tout. Vraiment. Qu’une collègue porte telle ou tenue, mais qu’est-ce qu’on s’en fiche, à la fin ! Il n’y a que trois choses qui comptent :

  • la musique,
  • la musique et
  • la musique.

En dehors de la vérité de la scène ou du disque, rien n’a d’importance.

 

 

 

« J’aime valoriser les candidats qui le méritent »

 

Même si on réduit la question à la musique plus qu’à sa mise en image, ce n’est pas si simple de tomber d’accord sur une définition d’une interprétation réussie…
On peut ne pas être ému par une interprétation et reconnaître que, même si ça ne nous correspond pas, c’est super bien fait ; et on peut aussi avoir envie de se boucher les oreilles en entendant telle œuvre interprétée par telle vedette parce que personne ne devrait devenir musicien de métier avec un niveau aussi catastrophique.

Sauf que, pour une partie du public, ce que joue une vedette, c’est forcément génial ; et si c’est objectivement nul, c’est encore plus génial…
Oui, parfois, certains musiciens font illusion, en s’habillant comme ci, en étant programmé là, en multipliant les simagrées de possédés sur scène, et certains de ces fakes connaissent des carrières grandioses qui font moins souvent sourire que grimacer leurs pairs.

Comment vis-tu ces succès en plastique ?
Bah, un copain chef d’orchestre m’avait dit : « Avoir un grand succès, c’est souvent aléatoire, mais le plus difficile, c’est d’être respecté par ses pairs. » Parce que, normalement, le respect entre pairs se joue sur la part objective de notre travail. Moi, j’aimerais que mon public soit heureux de m’entendre ; et j’espère que mes pairs pensent : « Lui, ça va, il sait jouer. »

 

 

En tant que jury, tu luttes à ton échelle contre les supercheries.
Oui, mais jamais de façon négative. Je lutte positivement en contribuant à valoriser les candidats qui le méritent. Ça ne m’empêche pas de respecter la pluralité des jugements, en concours comme en concert.

 

« Certains candidats ont du mal à positionner leur curseur »

 

« Respecter la pluralité des jugements », n’est-ce pas se confronter à l’inculture, à la bêtise et à l’aveuglement en plus du mauvais goût des autres, forcément des autres ?
Pas systématiquement ! Après le récital d’un collègue, certains spectateurs peuvent avoir été touchés pour de bon par une attitude ou une présence. Tant pis si l’on peut très facilement passer pour un poète du piano en jouant les derniers opus de Schubert ou de Brahms. Vous les jouez beaucoup trop lents ? Pas d’inquiétude ! Vous trouverez toujours des gens pour admirer votre profondeur et votre maturité même si, objectivement, vous avez mis des pains et des faux accents partout. Eh bien, comme dans le public, certains membres du jury se font avoir.

Sauf qu’eux ont la partition sous le pif…
J’avoue que, parfois (heureusement, ce n’est pas la majorité des cas !), il m’arrive d’être surpris que certains valident une version qui tire l’œuvre vers le bas. En dépit de la confraternité qui nous unit, il m’arrive même exceptionnellement d’en être choqué. Moi, je consacre ma vie à la musique. Quand je vois que l’on promeut n’importe qui, quand je constate qu’un écran de fumée ridicule permet de faire passer des vessies pour des lanternes, ça me fait mal au cœur. La seule chose qui me rassure, c’est que je ne suis pas le seul à penser de la sorte. Et puis, malgré les aléas, une partie du résultat ne dépend pas du jury. Le candidat a une part de responsabilité dans le verdict. A-t-il suffisamment travaillé ses pièces ? Maîtrise-t-il son rapport à l’instrument et à la scène ? A-t-il su adapter son répertoire ?

En effet, le programme libre peut, paradoxalement, se révéler une grande difficulté pour les aspirants aux prix…
Oui, je le constate souvent, certains candidats ont du mal à mettre le curseur où il faut. Soit ils prennent des pièces trop difficiles pour eux, et ils vont dans le mur ; soit ils optent pour la facilité, c’est mignon mais on n’est pas dupes. S’ils ne se sont pas bien étalonnés, ce sera au jury de s’y coller, en espérant que sa sévérité objective aidera les pianistes à mieux penser leur prochaine prestation.

 

 

 

« Aucune simagrée ne peut cacher la misère »

 

Tu ne passes plus de concours depuis longtemps mais, quand tu te présentes devant un public, tu as un immense jury devant toi !
Bien sûr, je sais que, moi aussi, on m’attend au tournant. Si je fourche sur tel passage, certains vont ou s’en réjouir, ou s’en offusquer – ça revient un peu au même !

Certains peuvent aussi apprécier, sur l’air rassuré du « finalement, il est quand même un peu humain » ou magnanime du « bah, c’est normal, c’est pas un disque, hein »…
Cela arrive. De toute façon, quand ça se passe bien (c’est heureusement la majorité des cas !), j’oublie ces histoires de jugement. En concours, pareil. Quand quelqu’un arrive et se distingue, je pose le crayon, je l’écoute et je pense juste : « Super, j’ai passé un bon moment, c’est magnifique. » Et c’est ça ce qui nous motive, aussi, nous les jurés : les surprises éblouissantes que l’on peut avoir pendant les concours, quel que soit l’âge du candidat.

Alors, essayons d’aider ceux qui vont passer sous tes fourches caudines. Outre la maîtrise de l’œuvre, qui n’est évidemment pas rien, tu sembles attendre d’eux qu’ils soient sincères, ton maître-mot, et donc qu’ils évitent tout maniérisme. Pour toi, se donner en spectacle plutôt que donner la musique à entendre excite a minima ta suspicion.
Oui et non. Oui, grosso modo, sur le fond ; non sur la forme.

Bigre ! Pourquoi ?
Résumée comme tu l’as fait, ma posture serait très excessive. Je ne suis pas un ayatollah du piquet dans le dos. Je n’agite pas ma clochette dès qu’un candidat se balance d’un millimètre sur son siège. Si le gars bouge alors qu’il joue merveilleusement, je m’en fiche. En revanche, s’il compte sur ces simagrées pour cacher la misère, je deviens intraitable.

 

 

J’ai l’impression que tu abordes ton métier en général et la musique en particulier moins par

  • l’émerveillement un rien béat devant la beauté des œuvres à ta disposition,
  • la responsabilité patrimoniale et historique qui habite tout musicien,
  • l’hybris même que donne la parfaite maîtrise technique et esthétique d’un instrument quand elle habite un répertoire et emporte un public sur son passage, que
  • par l’exigence de sincérité voire de rectitude, n’ayons pas peur du mot, morale

– rectitude incluse, selon toi, dans le code d’honneur du musicien.
Je n’aurais pas dit les choses ainsi. Je préfère penser en termes d’honnêteté (par rapport à ton niveau, par exemple : ne t’attaque pas à des œuvres hors de ta portée…) et de sincérité (par rapport à toi-même : as-tu vraiment envie de jouer cette pièce et pourquoi la joues-tu ?). Ça, ça me parle d’autant plus que, plus le temps passe, plus je me sens chrétien. Tous les jours. Or, entre être chrétien et être hypocrite, cela m’oblige à choisir. À titre personnel, je ne vois pas comment être les deux en même temps.

 

« En récital, on ne peut pas être transporté à chaque seconde »

 

Cela sous-tend et prolonge ton exigence de sincérité, y compris en musique.
L’exigence de sincérité est quelque chose de global. Elle ne se limite pas à une attitude. Parfois, elle est de l’ordre de l’intuition. Par exemple, avec certaines personnes, musiciennes ou non, je sens si elles sont sincères ou si elles manigancent des entourloupes. De même, musicalement, la question n’est pas de savoir si tu restes droit comme un I ou si ton corps bouge. La sincérité, c’est autre chose. Regarde György Cziffra. Il est la preuve que l’on peut jouer une rhapsodie hongroise de Franz Liszt de façon authentique et avec panache. Le geste n’habille pas une faiblesse, il traduit l’exigence de brillance. Les rhapsodies sont des pièces de très haute virtuosité. Oui, quand tu joues ça, il faut un peu de panache, un menton haut, une gestuelle en écho, des prises de risque sur les déplacements qui exigent que, si tu plantes ton déplacement, tu le plantes avec fierté ! Là, d’accord, tu peux bouger et être sincère !

 

 

Liszt transmute la sobriété sincère en démonstrativité sincère…
Du moins, avec ce répertoire, tu peux te laisser emporter et être joueur parce que l’œuvre exige cette prise de risque. Ne te déplace pas une seconde avant, tente le coup du réflexe au dernier millième de seconde ! Dans ce genre d’œuvre, il faut du souffle et du cœur pour être juste musicalement… et humainement ! Alors, pour ces cas-là, soit, je ne suis pas contre qu’on en fasse un p’tit peu beaucoup, voire un p’tit peu trop, parce que c’est l’esprit.

Pour Chopin, tu l’interdis.
Je ne l’interdis pas. Seulement, jusqu’à preuve du contraire, ça me semble superfétatoire.

 

« Tous les pianistes serrent les fesses à un moment »

 

Pourtant, on pourrait imaginer jouer un nocturne en étant connecté aux étoiles…
Ah, tu crois ça, toi ? Moi, là où je n’y crois pas, c’est que, quand on joue ces pièces, on peut raconter ce qu’on veut pour construire sa légende en carton, mais on est nécessairement en maîtrise. Certes, on peut partir un peu loin pendant quelques instants, mais pas pendant une heure. Tu ne peux pas passer un concert à t’auto-emporter, à t’auto-émouvoir et à fermer les yeux avec des mines extatiques. Forcément, à un moment, tu vas te dire : « Ah, attention, là c’est la page où, si je ne passe pas le pouce, je vais être marron. »

Tu penses à un collègue en particulier ?
Je pense juste que c’est impossible d’être transporté à chaque seconde. Je ne sais pas si ce serait bien, et peu importe car c’est impossible. Ceux qui feignent qu’ils sont, comme tu dis, « connectés aux étoiles » pendant tout un récital, j’ai l’impression qu’ils cherchent à enfumer la frange la plus naïve du public. Avec moi, ça ne prend pas.

 

 

Parce qu’il faut gérer trop de paramètres et trop de contraintes ?
Parce qu’être pianiste, c’est exercer un art et un métier. Et cette dualité n’a rien d’ignoble, au contraire. Pour bien faire ton métier, c’est-à-dire pour bien jouer, il faut rester connecté à la réalité. Pas terre-à-terre forcément, mais connecté avec la terre, indiscutablement. Tiens, pareil, parmi les trucs auxquels je ne crois pas, c’est l’abus d’exigences de certains concertistes avant un récital, notamment à l’endroit des accordeurs. Au gré de mes nombreux déplacements, certains d’entre eux m’ont raconté que des collègues débarquaient avec une liste longue comme le bras de demandes pour régler leur piano. Pour certains, c’est une manière de combattre le trac en mettant tous les atouts de leur côté et en respectant une routine. Venant de grands maîtres et de virtuoses incontestés, c’est en un sens très respectable. Pour d’autres, en revanche, c’est une manière de se faire mousser en s’affichant comme des professionnels ultraminutieux. Sauf que, après, tu les vois et tu les entends ; et, leur instrument réglé sur mesure n’y peut mais, quand ils arrivent au trait très difficile, ils serrent les fesses comme tout le monde. Tout le cinéma technique qu’ils ont fait avant ne leur sert de rien.

Toi, tu es cool avec les accordeurs ?
J’ai tendance à leur faire confiance, évidemment. Accorder, c’est leur métier. S’ils ont été choisis pour un concert, c’est qu’ils sont sérieux. Si j’ai un p’tit truc à dire, je l’dis, mais je ne fais pas semblant d’être tellement dans les hautes cimes que j’ai des exigences infinies. Pour prouver que je suis bon, j’ai tout le concert, pas besoin de harceler quelqu’un afin d’impressionner un organisateur ou de m’impressionner moi-même ! Comme ce ne sont pas les meilleurs qui jouent à ce jeu, j’espère que, à terme, cette comédie finira par être contre-productive… en plus d’être grotesque Moi, je n’ai pas besoin de me comporter comme un artiste : je suis un artiste.

 

 « J’ai un bagage qui m’ouvre à peu près toutes les portes »

 

Les zozos qui font des sketchs…
Ils ne m’intéressent pas. Quand j’arrive où un organisateur m’a invité, je viens pour jouer, donc mon exigence ne peut être qu’envers l’œuvre. Le piano, dans la mesure du raisonnable, je ferai avec. Faut pas exagérer, la plupart du temps, il est excellent. Dès lors, mon travail consiste à respecter le compositeur parce que respecter le compositeur, c’est respecter le public. Autrement dit, c’est me respecter moi-même car c’est respecter ce pourquoi je suis devenu musicien.

En disant cela, tu reviens au concept de sincérité : pour toi, pas question de jouer au musicien puisque tu l’es. Mais les pièges sont nombreux. Par exemple, as-tu lutté contre la facilité de la difficulté…
… c’est-à-dire ?

… c’est-à-dire contre le risque de te laisser réduire au jeune prodige capable de jouer super vite un max de notes partout sur le clavier, façon animal de cirque plus que poète du clavier ?
Je vais te décevoir, je le sens, mais je dois dire que je ne dédaigne pas du tout la virtuosité. Je suis bien content de pouvoir jouer un peu ce que je veux. Je n’ai pas la technique de Cyprien Katsaris ou de Marc-André Hamelin, soit. Néanmoins, j’ai un bagage qui m’ouvre quand même à peu près toutes les portes, et j’ai l’intention d’en profiter !

 

 

Être pianiste professionnel exige de devenir un acrobate du clavier, quitte à n’être considéré que comme un acrobate et non comme un musicien. Pourtant, à t’écouter, la virtuosité – notamment la tienne – ne te paraît pas dangereuse.
Au contraire ! Si danger de la virtuosité il y a, c’est que, pour certains rageux, selon le terme le plus approprié, si tu es virtuose, tu n’es pas musicien. Ça, c’est vraiment une opinion de mauvais qui espère sous-entendre que, quand tu es nul techniquement, tu es merveilleux musicalement.

Ce n’est pas toujours exact.
Ben voyons ! C’est toujours complètement faux. Disons les choses sans barguigner : l’opposition entre virtuosité et musicalité est d’une débilité sans nom.

 

 

 

« Être capable de jouer Liszt n’interdit pas de jouer Mozart »

 

Elle reste très présente chez pas mal de critiques et de directeurs artistiques. Toi-même tu rappelais la méfiance que suscitent parfois la vitesse du tempo et, à l’inverse, l’absurde postulat que, si c’est lent, c’est sublime alors que, souvent, c’est surtout pratique. Toi, tu as plutôt le problème inverse : tu es catalogué comme un Superman capable de jouer les trucs de dingodingue. Chance ou warning zone ?
Je te l’accorde, il est arrivé que l’on me range dans la case « virtuose » et que l’on tente de m’y cantonner. Pour être honnête, ça m’a fait plutôt du bien. Ça a titillé mon orgueil. Par exemple, au Conservatoire, je passe mon prix avec des dingueries comme les Réminiscences de Don Juan de Franz Liszt, des folies du genre. J’ai entendu des critiques du genre : « Heureusement qu’il avait ça, parce que, sinon, il a pas grand-chose… »

Ça t’a blessé.
Non, mais j’ai retenu la critique. Trois mois après, pour entrer en cycle de perfectionnement, j’ai joué une sonate de Mozart et la Huitième sonate de Prokofiev, qui est la plus ingrate. De toute façon, si tu te plantes dans Mozart, tu peux jouer ce que tu veux après, c’est mort. Pareil, pour mon prix, j’avais joué la « Clair de Lune » de Beethoven : viande-toi là-dessus, t’as beau faire ta sonate de Rachmaninoff et ton Liszt derrière, ça va être un peu juste.

En étant « un peu juste », selon ton expression, Mozart était devenu ton espace de liberté, donc de risque.
C’était le résultat de ma prise de conscience que je pouvais jouer n’importe quoi. Du Mozart, du contemporain, ce qui me chante. La technique est un moyen, pas une fin. Quand tu peux envoyer, tu peux jouer Liszt, mais ça ne t’interdit pas de jouer Mozart.

Ni Satie.
Par exemple.

 

 

 

« La virtuosité est un marqueur différenciant »

 

On touche un paradoxe pianistique : le don de virtuosité (que l’on imagine un tout petit chouïa travaillé, bien que tu rechignes à l’admettre) peut être analysé comme une faiblesse. Néanmoins, pour ceux qui rêveraient de posséder ton art, peux-tu nous révéler comment tu as mis au point cette technique ?
Jamais séparément du reste. Je n’ai pas fait de gammes ou d’exercices spécifiques. Ça ne m’intéressait pas en soi, mais le résultat me fascinait. Quand je voyais jouer Cziffra ou Horowitz, j’étais admiratif sans pour autant être focalisé sur le côté brillantissime.

Tu n’as pas voulu « faire pianiste » pour épater la galerie ? Ça doit être super sexy, comme projet, pourtant !
Même si ça se perd dans les limbes de ma mémoire, je dirais que mes premières émotions musicales fortes, c’est Horowitz à Vienne qui joue un “Moment musical” de Schubert, un truc presque simple, qui se suffit à soi-même… et qui ne nécessite pas une technique de dingue. Pour moi, la technique est un plus parce que ça t’ouvre des répertoires, mais il est hors de question que ça t’en ferme !

En gros, tu peux jouer Mozart bien que tu sois capable de jouer Liszt, et c’est quand même mieux si tu sais jouer avant d’interpréter Mozart ?
Carrément.

Bon, là, Tristan, on est dans la gentillesse mignonne. Pourtant, la virtuosité est-elle pas un super produit d’appel pour un concertiste, puisqu’elle est un gage de satisfaction donné au public, tant la perception de son côté exceptionnel est accessible à tous ? Je pense à des surhommes du clavier comme Arcadi Volodos, qui jouait allègrement sept bis circassiens et qui, à un moment, en a eu tellement marre qu’on le prenne pour un monstre qu’il a dit : « Minute, papillon, maintenant, je vais jouer Mompou », souvent moins exigeant techniquement que « la marche turque » revisitée…
Certes, dans la virtuosité, il y a une dimension surhumaine qui justifie une forme d’admiration, dans la mesure où tout le monde est capable de jouer « Au clair de la Lune » au piano, mais pas les grandes valses brillantes de Chopin.

Tu en as quand même conscience, ou…
Mais évidemment ! La virtuosité, la vraie, peut être l’un des marqueurs différenciant entre le professionnel et l’amateur, voire entre le professionnel et l’amateur de haut niveau… voire, plus largement, entre celui qui maîtrise complètement son instrument et celui qui l’affronte avec des moyens limités. Et, moi, quelqu’un qui joue avec des moyens limités avec des œuvres à sa portée, aucun problème, évidemment.

 

 

 

« Le défi musical, j’aime beaucoup aussi »

 

Ce que tu dénonces sans le dénoncer, ce sont certains pianistes reconnus qui ne sont pas à la hauteur de…
Non, je ne dénonce rien ni personne. Je constate des faits. Et, encore une fois, on retrouve ça au récital comme en concours. Un candidat qui opte pour la Toccata de Ravel et qui la balance à la perfection, ça veut dire quelque chose sur ce qu’il vaut, évidemment. Le suivant, quand il arrive avec des préludes et fugues et un petit Debussy, ça risque d’être un peu juste pour lui. C’est pas une histoire de compositeurs, c’est une histoire d’adéquation entre un programme et un instant. Si tu dois prouver ce que tu vaux pour aller chercher un prix, il faut clairement des partitions plus épicées pour marquer le jury en l’impressionnant.

Comme on est dans un entretien sur la musique classique, on ne parlera pas de sortir ses cojones, évidemment. Toutefois, toi-même, aujourd’hui, en récital, tu aimes à envoyer du pâté de façon inattendue. Par exemple, à France-Amériques, tu as glissé les démoniaques Réminiscences de Norma dans un récital Chopin…
Ça, je le fais parce que j’aime le défi. Quand tu joues des trucs comme ça, t’as intérêt à être sacrément à la hauteur ! Mais, après les concerts où j’ai glissé un défi technique, je ne pense pas tellement à ce que j’ai bien passé. Je pense plutôt des trucs comme : « Je suis content de mon Schubert du début, j’étais à l’aise sur le piano, j’ai timbré comme j’ai voulu, j’avais un bon son, j’ai hâte de le réécouter… » D’autant que le plus difficile, c’est pas toujours ce qui a l’air le plus difficile.

En quel sens ?
La Fantaisie de Chopin que je joue en ce moment, c’est l’une des œuvres les plus difficiles que j’ai jouées sur scène de toute ma vie, par exemple. Techniquement, c’est horrible. Globalement, c’est ingrat. En plus, on tourne en rond, ce qui est très périlleux pour la mémoire. Le passage central est super long… et y a même pas une fin à bravo ! Tout le contraire de la Polonaise héroïque.

À la différence que la Polonaise héroïque est beaucoup jouée.
Oui, alors, là, c’est pas un mal parce que, pour te distinguer, tu dois aller chercher un niveau de réalisation supérieur. Le défi n’est pas que technique, il devient surtout musical, et j’aime beaucoup, beaucoup ça aussi !

 

 

Quels liens entretiens-tu avec la critique, dans sa diversité ?
Aussi étonnant que ça puisse te paraître, ils sont avant tout humains. Beaucoup d’artistes, quand ils sont égratignés, s’offusquent en disant : « Mais qui c’est, ce nobody, pour se permettre de me critiquer ? » En revanche, je n’en connais pas beaucoup qui s’exclament, offensés : « Mais qui êtes-vous pour dire autant de bien de moi ? » Dans ce sens-là, ça va toujours bien ! En réalité, le critique que je redoute vraiment, c’est moi. Il assiste à tous mes concerts et, si j’ai raté un passage à un concert, lui ne me rate pas. Toutes les critiques les plus positives du monde, toutes les marques d’appréciation des proches et du public ne me consoleront pas d’avoir mal négocié voire franchement raté tel ou tel passage. Je connais la chanson des amis, après : « Mais tu rigoles, c’était rien, personne n’a entendu ce truc à part toi, en plus cet autre passage, c’était magnifique », etc. Peine perdue : je resterai inconsolable.

 

 

 

« J’ai gagné une forme certaine de liberté »

 

Et quand, au contraire, ça s’est bien passé ?
C’est peut-être plus rare mais, quand tu es super content de la manière dont tu as joué, il arrive que quelqu’un vienne te dire : « Bizarre, moi, je voyais pas ce passage comme ça », blablabla… Bon, ben, si, moi, j’ai l’impression d’avoir fait ce que je voulais faire, je n’ai qu’une réaction : « Dommage, mais c’est moi qui suis sur scène et tu n’es pas Chopin, donc, comme disait Horowitz, je fais ce que je veux, point barre ! »

… ce qui n’est pas tout à fait exact !
Certes, mais c’est une manière de dire : « Écoute, mec, j’ai bossé, j’ai réfléchi, j’ai choisi, j’ai joué, et je vais pas diminuer ma satisfaction d’avoir joué comme je le souhaitais. » Ce qui, là encore, n’est pas tout à fait exact. Tant qu’à faire, j’aurais préféré que la personne passe un meilleur moment plutôt qu’elle ronchonchonne parce qu’elle n’imaginait pas l’œuvre telle que je l’ai interprétée. Tant pis !

D’autant que, si tu l’avais jouée autrement, elle serait peut-être venue te dire qu’elle l’aurait imaginée autrement…
Qui sait ?

Ta chance est de ne plus être en concours mais en concert !
En effet, depuis une quinzaine d’années, j’ai gagné une forme certaine de liberté.

Néanmoins, tu ne peux pas échapper à la critique. Celle-ci est consubstantielle à l’art. Qu’elle se manifeste par un regard complice et fasciné échangé entre spectateurs, des brava sincères, des soupirs ou des consultations de cellulaire parce que les gens s’ennuient, elle va avec l’idée même de musique, non ?
Peut-être, je ne sais pas. Tu ne crois pas qu’on peut être dans l’instant et en profiter ?

Non. Et toi ?
Je ne sais pas. En revanche, je sais que l’impact de la critique varie en fonction de son auteur. Si celui qui vient me démonter n’est pas pianiste, s’il ne sait pas ce que c’est d’être sur scène, son propos n’a pas la même portée que si c’est un pair qui me juge.

 

 

 

« Ce qui me choque, ce n’est pas la critique : c’est le procédé »

 

Toutefois, le jugement d’un pair peut être biaisé par les liens affectifs (positifs ou négatifs) ou les communautés d’intérêt qui vous unissent !
Moi, quand un pianiste que j’estime m’adresse un compliment, je ne fais pas la fine bouche, j’en suis extrêmement heureux. À l’inverse, s’il me laisse entendre que je l’ai déçu, ça m’affecte beaucoup plus que si Tartempion décrète que j’ai mal joué. Euh, attends… Je suis en train d’enfoncer à grands coups de rein une porte ouverte, non ?

Pas forcément. Par exemple, certains artistes affirment se désintéresser totalement de la critique, d’autres ne comprennent pas que tout le monde ne soit pas en extase devant eux, d’autres encore témoignent de leur vulnérabilité face aux recensions de leur travail…
C’est vrai que je connais beaucoup de collègues qui ne veulent pas du tout savoir. Moi, je suis prêt à prendre ce risque.

Alors comment réagis-tu quand ton disque des valses de Chopin, acclamé par la presse spécialisée, se fait rafaler par un critique ?
Heureusement que les autres critiques étaient louangeuses ! Mais la personne qui a signé l’article dont tu parles ne m’inspire pas le plus grand respect. J’insiste : c’est le fait de démonter un disque sans nuance qui me choque, pas la critique en elle-même. Clairement, aucune critique négative ne réjouit aucun artiste sensé, même s’il nous arrive de faire semblant que ça nous amuse ou que ça nous indiffère. Néanmoins, souvent, quand un critique n’a pas aimé, que ce soit un disque ou un récital, ou il n’en parle pas parce qu’il sait quelle énergie cela exige, ou il nuance ses piques. Ce peut d’ailleurs être tout aussi violent à lire, car chacun traduit très bien les sous-entendus fielleux et les euphémismes de convenance. Reste que le procédé n’est pas le même que de fracasser un disque et un artiste.

 

 

 

« Qui a récolté plus de critiques immondes que Horowitz et Cziffra ? »

 

Comment se relève-t-on quand on se prend une bonne avoine en plein visage ?
Je ne prends pas les critiques virulentes en plein visage. C’est comme si un roquet aboie dans la rue : s’il te dérange, tu fermes la fenêtre et tu continues ce que tu étais en train de faire.

Concrètement, ça se passe comment ?
D
’abord, tu te concentres sur ta musique. Moi, je ne peux pas obliger les gens à aimer ce que je fais, je peux juste travailler pour proposer la plus belle musique dont je suis capable. Alors, je travaille ! Ensuite, tu relativises. Si tu as une seule fausse note critique dans un concert de louanges, franchement, ça va. Et, enfin, tu vas de l’avant. Une critique à l’acide, désolé pour mes éventuels détracteurs, ça ne va pas m’empêcher d’enregistrer d’autres disques !

Ces aboiements d’un roquet contre tes valses ne constituaient pas ta première mauvaise critique.
Je me souviens d’un type qui n’avait pas aimé un disque, je ne sais plus si c’était Tableaux d’enfance ou Voltiges. Il avait signé un papier un peu moyen. Pas assassin, mais franchement moyen, en vrai. La maison de disques l’invite cependant à Gaveau. Dans une salle pleine, j’y donne le meilleur concert de ma vie. Le public est hyper enthousiaste. Le type n’a pas tenu. Il est parti à l’entracte, avant les pièces de bravoure. Il a eu complètement raison. Si les applaudissements que j’ai récoltés dans la première partie lui déchiraient les tympans, ceux auxquels j’ai alors eu droit (je ne dis pas ça pour me hausser du col, des vidéos de ces moments circulent sur YouTube) l’auraient fait voler en lambeaux !

Ça, ça doit rendre le smile
Oh, oui, ça m’amuse, mais je garde le nord : j’ai demandé à Ad Vitam de ne plus jamais l’inviter. Par bonté, hein ! S’il n’aime pas comment je joue, je ne souhaite pas qu’il souffre, tu penses ! Qu’il laisse sa place à quelqu’un à qui le récital plaira. Sérieusement, quelqu’un qui déteste ou méprise mon travail, dans la mesure où cette engeance est rare, ce n’est pas une catastrophe. J’en ai eu deux-trois en vingt ans, y a pire. À chaque fois, ça m’énerve, mais ça a aussi tendance à me motiver. C’est donc un mal pour un bien !

 Est-ce une particularité de la critique à l’encontre des artistes déjà reconnus mais pas encore superstars ? Les cadors récoltent rarement de mauvaises critiques…
Proportionnellement, peut-être. Mais plus tu as de bonnes critiques, plus tu as de probabilité d’en récolter aussi de mauvaises. Qui a eu plus de critiques immondes que Vladimir Horowitz ou György Cziffra ?

Peut-être que les temps ont changé…
Peut-être.

 

 

 

« J’essaye d’apprendre à relativiser »

 

Ta force mentale, tu la puises aussi dans le fait que les valses de Chopin ne sont pas ton premier disque.
Bien sûr, aujourd’hui, je peux prendre un peu de recul. Les valses, c’est mon huitième disque, j’ai presque quarante ans. Je ne me considère pas comme « arrivé » ; je ne suis ni blasé, ni toujours zen ; et je préfère les bonnes critiques aux mauvaises. Donc je peux m’énerver sur le moment contre un scribouillard qui a cru bon de cracher son venin. Néanmoins, quand les autres critiques ont apprécié mon disque et que les spectateurs viennent à mes concerts, la bave du corbeau atteint la blanche colombe mais elle ne va changer ni ma vie ni mon orientation artistique. Je n’attends plus de validation. J’avance. Qui m’aime me suive, et bon vent aux autres !

Sera-ce la maturité que d’arriver à trouver un juste milieu entre la réaction façon Magritte (« tout le monde m’affirme que vous êtes une vieille pompe à merde, il va de soi que je n’en crois pas un mot ») et l’indifférence ?
Disons que j’essaye d’apprendre à relativiser. Donnons des ordres de grandeur : une bonne critique de Jean-François Zygel, ça touche des dizaines de milliers de personnes dès qu’elle est publiée sur les réseaux ou diffusée dans les médias. Les organes de presse dite spécialisée, c’est un peu dépassé. Quand il n’y avait pas Internet, tu en avais besoin pour être au courant. Aujourd’hui, c’est plutôt le contraire, c’est plutôt eux qui ont besoin de nous.

En quel sens ?
Leurs articles sont surtout lus quand les artistes les ont postés en story sur Facebook ou sur leur IG. Je précise que ne suis pas le moins du monde vindicatif à leur égard, pas du tout. Je ne peux pas demander à la fois que l’on respecte mon travail et ne pas respecter celui des autres ! Je mets juste en perspective le pouvoir de nuisance que certains collaborateurs de ces revues s’imaginent avoir en détruisant des disques ou des artistes. Moi, si des critiques aiment mon travail et le disent, merci, ça ne fait jamais de mal et ça réchauffe le cœur. S’ils ne l’aiment pas et le disent aussi, même incorrectement, bah, je survivrai. La preuve !

 

 

Nous avons évoqué les joies de la critique et leur effet sur le musicien. Cependant, nous avons opportunément omis de rappeler que, à ses yeux, le meilleur critique de l’artiste, c’est souvent lui-même. C’est lui qui sait ce qu’il y a de moins bien dans un récital, par exemple ; mais, en général, c’est surtout lui qui s’aime beaucoup.
Ah bon ?

Or, bien que tu sois un djeunse, tu n’as pas de site à ton nom, tu es à peine actif sur Facebook, tu n’es pas sur TikTok… et c’est mauvais signe : la plupart des artistes qui acceptent que je les interviouve sont objectivement faiblards sur l’outil Internet. Alors, allons droit au but : comment gères-tu ta communication ?
Comment je gère ma communication ? C’est vraiment ça, ta question ? C’est bien à moi que tu la poses ?

 

« Sur les réseaux, mon beagle cartonne plus que moi »

 

Jarnicoton, pourquoi une telle surprise ?
Écoute, je suis d’une époque où, au Conservatoire, il n’y avait pas d’UV « maîtrise des réseaux sociaux ». Ça viendra peut-être. Moi, je croyais que le truc le plus puissant pour communiquer, sur les réseaux consistait à mettre l’affiche du prochain concert. Pas de blabla, pas de débat vaseux. En termes de comm’, c’est le plus direct. Mais une copine m’a dit : « C’est très bien, ce que tu mets, mais on s’ennuie. » Elle avait raison. Tu racontes que tu joues là, puis que tu joues là, puis que tu joues là… C’est chiant ! Mon amie m’a dessillé les yeux. Du coup, j’ai regardé ce que faisaient les collègues. Par exemple, j’ai vu des pianistes qui se filmaient en train de répéter in situ. En soi, ce n’est pas d’un intérêt extraordinaire. Cependant, ça marche car les spectateurs sont émus de voir un peu les coulisses et le making of.

Bah, tu sais bien que ce qui fascine le public, ce sont deux choses et demie : comment il fait pour faire ce qu’il fait, combien il gagne et, éventuellement, est-ce que ça attire les filles…
Non, je ne crois pas. Ou pas comme ça, en tout cas. Mais j’ai pris conscience de l’importance du hors-champ musical en faisant les Jeunesses musicales de France. Les questions des enfants, du CP au lycéen option musique, ou les questions des parents à travers celles des enfants, étaient largement extra-musicales.

 

 

Alors, c’est quoi, ce qu’on veut savoir de Tristan Pfaff ?
« Est-ce que vous avez une petite amie ? » Et, surtout : « Est-ce que vous gagnez beaucoup ? »

Bon, j’étais pas si loin… Tu as donc l’image flatteuse de la vedette façon foutebol : des thunes et des wags
Contrairement à ce que tu as l’air de penser, les questions sont super intéressantes ! Par exemple, j’ai demandé au gamin qui m’interrogeait : « À partir de combien on gagne beaucoup ? » C’est un peu facile, mais pas seulement. Et puis, ce qu’il y a de bien avec les questions que se posent les gens, même frottés de musique, c’est qu’elles ne sont pas toujours tarabiscotées. Ça peut être, en toute simplicité : « Tiens, vous donnez un concert ici, est-ce parce que vous êtes en vacances dans le coin ? » Ça peut être des émotions simples, aussi. Par exemple, si je mets sur les réseaux une photo avec César, mon beagle, ça cartonne beaucoup plus que moi au piano…

Sauf que tu es d’une génération qui n’est pas dupe, comme Christian Chamorel quand il se met en scène soit en surhomme musculeux, soit en pianiste répétant en tenue relax, soit en papa gâteau avec son shiba : vous construisez un personnage derrière le musicien d’exception.
Je ne suis pas dupe, mais je ne suis pas sûr de construire quoi que ce soit. À mon niveau, j’essaye de jouer le jeu des réseaux comme je peux !

 

« J’ai choisi d’assumer »

 

Ça marche puisque, moi, je suis impressionné de parler à Tristan Pfaff et je trouve super qu’il ait un chien (et non « qu’il est un chien », comme je l’avais écrit un soir de fatigue).
Ha, mais moi aussi, je suis sur les réseaux sociaux et quand je croise certaines grandes figures, comme Greg MMA, il m’arrive de leur demander si on peut faire un selfie ! Je ne critique pas la curiosité bienveillante « des gens », comme disent ceux qui les donc nous méprisent, elle est naturelle et sympathique. Cependant, je réfléchis pour garder la bonne distance et la juste proximité… tout en restant sincère. Alors, quitte à m’afficher, j’essaye de jouer un petit peu le jeu pour ne pas proposer des choses trop redondantes.

… et pour faire rêver les gens aussi, palsambleu ! Parce que tu as un talent, un statut, un potentiel qui fait fantasmer ! Un mec qui peut jouer n’importe quoi sur un piano, et qui le fait bien en plus, et qui est prêt à rencontrer ses fans après un concert, et qui est d’accord pour jouer en partie le jeu des réseaux, c’est pas rien, non ? D’ailleurs, à ce sujet, as-tu conscience de la part de rêve qui accompagne pas seulement ton statut, ce serait réducteur, mais aussi ta fonction sociale ?
Oui et non. C’est un peu ce que me dit ma compagne, mais je reste prudent.

De quoi te méfies-tu ?
Je sais que l’on peut interpréter négativement tout ce qui est mis sur les réseaux. Tu te présentes avec ton chien, tu auras toujours quelqu’un pour penser que tu profites de ton chien afin de vendre des disques ou des billets. Tu es photographié devant une piscine ou dans de beaux endroits, pareil : ça veut sûrement dire que tu veux faire envie à tes fans ou leur montrer qu’un monde te sépare d’eux.

 

 

Tu as déjà eu des réflexions en ce sens ?
Oui, et ça m’a d’autant plus interpelé que celui qui a attiré mon attention sur ce point n’avait aucune mauvaise intention. Donc j’ai réfléchi. J’ai pensé que j’étais loin d’être le seul à publier des photos de bons moments dans des décors de rêve, des trucs qui me rendent heureux et pourquoi pas fier – mais bon, le fait que d’autres aussi partagent des images similaires, ce n’est pas forcément un argument. Puis je me suis dit que, quoi que je publie, j’aurai toujours des haters.

Comment as-tu résolu cette aporie ?
J’ai conclu que je devais me fier à un seul critère : la sincérité. Moi, je viens d’un milieu modeste – pas misérable du tout, hein, mais modeste. J’ai grandi à la campagne. Alors si, maintenant que j’approche plus ou moins du mi-chemin de ta vie, je dois me cacher quand je kiffe un p’tit peu, si je dois faire semblant de ne pas goûter au bling-bling quand l’occasion se présente, je vais pas tenir le coup. J’ai choisi d’assumer.

 

« J’apprends sur le tas »

 

Tu peux t’en féliciter car l’immense majorité des gens qui te suivent sur les réseaux te suivent parce qu’ils t’apprécient. Or, voir quelqu’un que l’on apprécie kiffer et prendre la peine de penser aux fans en leur envoyant un p’tit coucou dans un moment de kif, ça ne rend pas forcément jaloux ou haineux, au contraire !
J’espère ! Mais, tu le sais bien, il y a toujours cette idée que l’artiste doit être au travail 24/7, qu’il ne doit pas trahir je ne sais quoi – peut-être le rigorisme auquel est associé son art… Heureusement, tu as raison, la plupart des réactions sont hyperpositives. Des amis ou des inconnus likent, commentent en disant « Ha ! Trop d’chance ! », « J’adooore cet endroit, ça me rappelle mon enfance », « Profite bien, on t’attend à Gaveau ». Sur le moment, ça me galvanise parce que c’est ça, le but, partager du positif ; et, sur le moyen terme, ça me prouve que partager des petits moments de bonheur est loin de décevoir ou de mettre en colère mes followers !

 

 

De façon plus générale, comment gères-tu ta comm’ ? As-tu une stratégie différenciante en te fixant des lignes spécifiques selon les applications, voire selon tes comptes pro ou perso ?
Tu es fou, pas du tout ! Je ne suis ni un stratège, ni un communicant professionnel. Je fais tout sur le tas. Même pour la musique, c’est comme ça que j’ai procédé. Alors, la communication, tu penses…

Soit, tu as appris à communiquer sur le tas. Mais pour le métier de musicien professionnel, comment t’es-tu débrouillé ?
Oh, c’est encore pire. La comm’, au moins, j’étais sur les réseaux, j’avais une idée de comment ça fonctionne. Le métier de musicien, concrètement, je n’y connaissais rien. Imagine, j’ai débarqué du fin fond de nulle part, au sens où je ne connaissais ni les gens, ni les codes, ni les rouages. J’étais loin de savoir ce qui m’attendrait.

 

 

 

« Je ne vis pas par rapport aux autres pianistes »

 

Donc, comme pour la comm’, tu as appris à marcher en marchant.
Oui, je n’étais pas préformaté en arrivant à la capitale ! Je suis allé de découvertes en découvertes.

Du genre ?
Eh bien, j’ai appris qu’il y avait des concours, j’ai appris qu’il y avait des réseaux de professionnels, j’ai appris qu’il y avait des agents et des maisons de disques. N’étant d’aucune école, d’aucune chapelle, d’aucune communauté, n’ayant ni relations au bras long ni poches profondes pour financer quoi que ce soit, j’ai surtout appris à – pardon mais c’est le mot – me démerder. C’est vraiment ça. « Me débrouiller », comme tu disais, ce serait trop mignon. La débrouille, ça n’est pas suffisant pour affronter ce genre de réalités. Je ne me plains pas, je n’invente pas la légende du petit miséreux, je dis simplement que, quand je suis arrivé à la table de poker, j’avais un sept et un deux dépareillés, et personne n’est venu me taper sur l’épaule en me souhaitant bon courage ! Et tu sais le pire ? Je n’avais pas conscience que le jeu que j’avais dans les mains était pourri.

Ça aussi, ça s’apprend ?
Oui. À la dure. Quand t’es musicien, tu connais ton niveau. Comme on dit, « tu t’entends, tu te désoles, tu te compares, tu te consoles » !

Or, j’imagine que tu as constaté que d’autres pianistes moins armés techniquement que toi pouvaient percer vite, fort et parfois longtemps.
Je ne vis pas par rapport aux autres. En revanche, à un moment, j’ai constaté que j’étais resté à quai. Seul. Et là, j’ai dû me demander pourquoi. Donc j’ai commencé à comprendre. Pas pour jalouser les autres, c’est vraiment une attitude qui ne me correspond pas. Pareil, être dégoûté en pensant, comme tu avais l’air de le sous-entendre, que machin est une bille mais qu’il a réussi, ça n’est pas moi.

Ça ne t’arrive jamais de le penser ?
Bon, vite fait, peut-être, mais, franchement, je m’en fous. Les autres, c’est leur problème, ce n’est pas le mien. Mon sujet, c’est moi. Ce qui m’intéresse, c’est de saisir le mécanisme que je pourrais actionner pour lever les amarres et prendre la route à mon tour afin de cingler vers de belles escales.

 

 

 

« Il n’y a que toi qui peux inventer ton chemin »

 

Ce que tu décris, c’est ta démarche globale pour construire ta carrière de musicien.
Construire, je ne sais pas. C’est très pragmatique. La comm’ et le reste, j’apprends en faisant. Je suis animé par une conviction : dans le milieu de la musique, il existe une route qui n’est destinée qu’à moi. C’est peut-être pas la plus rapide, la plus étincelante, la plus facile, mais c’est ma route. Voilà ce qui m’intéresse. Avec mes boulets, mes handicaps mais aussi mes qualités, faut pas les oublier, je sais que je vais suivre mon parcours. Je vais monter mon festival. Je vais donner des concerts. Je vais enregistrer des disques. Je vais rencontrer des gens extraordinaires – et j’en ai rencontré, des anges gardiens, des gens fabuleux sûrement envoyés par la divine Providence, des gens bien installés qui sont devenus des amis intimes…

Mis comme ça, c’est choupinet, mais tu ne parles pas des paltoquets, jean-foutre et autres pisse-vinaigre que tu as dû croiser également…
Ils n’en valent pas la peine. Et, finalement, c’est aussi à leur côté, avec ou contre eux, que j’ai tracé ma route.

Jean Dubois chantait qu’« on arrive à rien tout seul, il faut toujours quelqu’un pour t’en empêcher ».
Bon, des gens qui t’aident, c’est quand même pas mal aussi ! Mais il n’y a que toi qui peux inventer ton chemin. Regarde, l’intégrale des Études de Karol Beffa, je suis le premier à l’avoir jouée et enregistrée, et je suis même le dédicataire de la dernière. Les Tableaux d’enfance, à ma connaissance, personne ne les avait gravés avant moi. Et, pourtant, ça n’est pas le résultat d’un calcul. Je ne me suis pas dit : « Qu’est-ce qui n’a jamais été fait ? Comment je pourrais montrer que je suis original ? » Pas du tout ! La vie est beaucoup moins machiavélique que tu ne sembles l’imaginer !

 

 

 

« Je ne pourrai pas vivre ailleurs qu’à Paris »

 

Puisque tu me tends la perche, je la saisis volontiers : comment t’est venue l’idée – saugrenue, tu l’admettras – d’enregistrer les Tableaux d’enfance, pièces qui ne correspondent pas vraiment à l’idée que l’on peut avoir d’un projet pour jeune virtuosissime ? Était-ce justement pour faire un pas de côté ?
Non, pas du tout. Ça a commencé pendant un jury de concours. Dans les petits niveaux, j’ai entendu un candidat qui jouait une pièce de Kabalevski. Ça m’a rappelé de merveilleux souvenirs. J’aimais bien jouer ça ! Et je me suis dit : « Hé, ça s’trouve, j’aimerais bien jouer ça encore aujourd’hui ! » Donc je remets la partition sur mon piano, et je m’aperçois que c’est super ! Je me surprends à jouer tout le recueil, et je constate que, oui, j’aime toujours, j’aime vraiment cette musique.

Ne crains-tu pas qu’on se dise : « Ça va, il s’est pas foulé ! » ?
Pfff, je ne pense pas un instant aux réactions des autres, je constate que j’aime cette musique, point barre. OK, il n’y a pas une once de virtuosité dedans, so what ? Donc j’ai proposé mollement le projet à ma maison de disques.

Mollement ?
Oui, mes idées, c’est souvent comme ça que ça se passe. Y a un flocon qui tombe et, quand ça doit prospérer, ça fait boule de neige. Je propose des pistes, je vois si ça résonne ou pas. Par exemple, quand j’ai fêté mes trente ans à Gaveau, avec la salle pleine qui me souhaite mon anniversaire, c’était un truc de fou. Sur le moment, je sais que je ne vivrai plus jamais ça. J’hallucine. Pourtant, cet instant magique, ça part de trois fois rien. Je me balade dans Paris…

 

 

Une habitude, chez toi.
Oui, je me promène quasiment tous les jours dans les rues de la capitale. J’adore ma province, mais j’adore aussi Paris. Je ne vivrai jamais ailleurs. Je me partagerai, je voyagerai, j’adore ça aussi, mais mon point d’ancrage sera toujours Paris.

Où les fans ont-ils une chance de te croiser ?
Pas dans le Paris haussmannien en priorité. Plutôt là où je vis, ainsi que sur les bords de Seine, tout cet environnement.

 

« J’ai appris que j’étais moins original que je ne le croyais »

 

Bref, un jour, tu déambules, et…
… et, en marchant, je pense que je vais bientôt avoir trente ans et que ce serait bien de fêter ça en marquant le coup. Sauf que « marquer le coup », c’est vague. Quitte à casser mon PEL en mode YOLO, je pense à des trucs banals : inviter les amis sur une péniche, privatiser une terrasse… ou alors un concert. Sauf que, si je fais un concert pour mes trente ans, hors de question que ce soit un truc à la sauvette. Je veux une belle salle. Cortot… Gaveau… J’en parle à Lara, mon agente, pour voir ce qu’elle en pense.

 

 

Et là, tout se joue !
Ha, oui. Parce que si elle m’avait dit : « Ouais, d’accord, on en reparle », j’aurais compris le message, je ne lui en aurais jamais reparlé et je serais passé à autre chose. Au contraire, elle s’écrie : « Génial, c’est une super idée, à Gaveau, en plus, excellent, fonce, on est avec toi ! » Bon, là, je me dis que cette piste à peine esquissée mérite d’être approfondie. Donc j’en parle à Aparté, ma maison de disques de l’époque, pour qui je venais d’enregistrer le disque Encores. Là, on me dit : « Ah oui, comme Alexandre Tharaud… » J’ignorais qu’il avait eu cette idée avant moi et qu’il était allé au bout ! Je suis un peu vexé d’être moins original que je ne croyais, mais la maison est chaude, elle aussi. Je pense soirée de gala, elle pense concert de lancement pour le disque qui sortira à peu près en même temps. Donc l’agence, check ; la maison de disques, check. Manquait le plus important, ce qui avait le plus de sens.

À savoir ?
À un moment, je parle du projet à Frédérique Bedos, une amie qui a été présentatrice de télévision, qui a écrit des livres et qui s’occupe d’une association appelée Projet Imagine.C’est une fondation qui aide ceux qui aident, c’est-à-dire les associations qui, elles, aident les destinataires finaux. Je lui explique que je cherche une association support, et je lui demande si elle aurait une idée. Elle me répond : « Ben, nous ! En plus, on pourrait inviter des bénéficiaires de nos aides, gagner en visibilité, en profiter pour mobiliser plein d’assos… et j’ai un peu de budget pour afficher de la pub dans le métro. » Que demande le peuple ?

 

 

 

« L’alignement des étoiles, je ne le décide pas »

 

On a quand même sacrément changé de dimension depuis l’initial « tiens, si je privatisais un rooftop pour mes trente ans »…
Absolument ! Désormais, l’idée est d’offrir un concert pour une association qui fait des choses extraordinaires à destination de gens qui en ont bien besoin et qui, eux, ne se préoccupent pas de savoir où ils vont fêter leur anniversaire car ils ont d’autres soucis, permanents et plus urgents.

Dans un autre genre, Tableaux d’enfance aussi a bénéficié de la plasticité de ton cheminement mental.
J’aurais jamais dit ça comme ça, mais peut-être… même si je ne suis pas sûr de ce que tu veux dire !

Bah, moi non plus, mais ça marche pour toutes les phrases que je prononce, alors bon… En gros, je voulais peut-être dire que tu ne montes pas de projets en essayant de les faire rentrer dans l’idée initiale. Au long de leur élaboration, tu gardes une grande souplesse et une importante marge de manœuvre comme si tu voulais t’inspirer davantage de la liberté que de la contrainte.
C’est ça que tu voulais dire ?

Peut-être. Par exemple, Tableaux d’enfance, ça ne part pas d’une idée que, après ton précédent disque, tu dois en graver un plus simple et moins vibrionnant.
Tableaux d’enfance, ça part vraiment

  • du gamin qui joue Kabalevski,
  • de mon envie de regoûter à cette partition,
  • de l’idée que je pourrais glisser un extrait en bis, puis
  • d’un échange avec ma maison de disques.

Je ne cherche pas à les convaincre, car je suis persuadé que ça ne les intéressera pas. Sauf qu’ils me lancent : « Ben pourquoi pas ? Si tu le sens, vas-y, fais-le ! »

 

 

En réalité, pour concrétiser des projets, contrairement à ce que j’imaginais, tu ne saisis pas des occasions : tu les crées.
Ce ne sont pas vraiment des occasions ou des opportunités. Plutôt des idées qui germent et le constat, à un moment, que les planètes sont alignées et qu’on peut donc qu’on doit y aller. Pour autant, je ne décide pas cet alignement. Je ne le force pas. Ça, ça ne marche pas. Il faut qu’il soit là. Quand ce n’est pas fluide, pas naturel, pas évident pour tout le monde, inutile de forcer, d’insister ou de chercher plus loin.

 

« Je ne veux pas être catégorisé »

 

En juillet 2023, quels sont les prochains alignements déjà constatés et bientôt espérés que tu peux nous révéler ?
Dans l’immédiat ou presque, le prochain gros projet, c’est le récital à la salle Gaveau de février.

Contrairement à ton concert des trente ans, tu n’y seras pas seul. Pourquoi ?
J’avais envie de faire à Paris ce que je fais depuis des années au Printemps musical de La Roche-sur-Yon : réunir sur scène des artistes que j’aime et j’estime.

Qui ?
Au moment où nous parlons [le 10 juillet 2023], je sais déjà qui viendra et qui jouera quoi… mais février, c’est encore loin.

Soit, mais t’es pas en train de sortir le neuvième tome de « Harry Potter » tu dois bien pouvoir spoiler un brin ! Qu’est-ce qui se cache derrière ce mégaflou ?
Tout ce que je peux te dire, c’est qu’il y aura des chanteurs, comme toujours, du violon et du violoncelle, et un peu toutes les combinaisons possibles avec ça.

Mais encore ?
Non, je ne peux pas en dire plus car, même si j’ai un accord de principe de tout le monde, il peut se passer beaucoup de choses d’ici là.

 

 

Ta prudence ne t’empêche pas de préparer la cinquième édition de « ton » festival, mais j’imagine qu’elle t’empêche aussi de révéler la programmation…
Même chose, j’ai l’accord des artistes, mais c’est encore plus loin. Disons qu’il y aura du Carnaval des animaux, de la musique du monde, plein de choses très excitantes !

Quid de l’alignement des planètes pour ton prochain disque ?
Il est encore perfectible. Je n’ai pas eu La Révélation. Enfin, si, j’aimerais bien enregistrer les préludes de Kabalevski. Je les trouve fantastiques, tout à fait comparables à ceux de Rachmaninoff. Il n’y en a pas un qui soit de moindre qualité. Même en concert, eux, j’aimerais les jouer tous à la suite.

Quel est le « mais », cette fois-ci ?
J’en avais parlé à ma maison de disques, après les Études de Beffa, et on m’a dit : « Ah oui, toi, c’est plutôt la musique du vingtième siècle… » J’en ai conclu que je ne devais pas le faire immédiatement. Je ne veux pas être catégorisé « vingtième » ou « contemporain ». Alors, au lieu de ça, j’ai enregistré Voltiges.

 

« À mon niveau, je lutte contre l’attrition musicale »

 

Un projet faute-de-mieux ?
Oh, non, pas du tout, je serais incapable de faire ça. Voltiges, c’est un projet que j’avais depuis un moment. Longtemps, je me suis dit : « Est-ce que ça vaut le coup ? » Et soudain, j’ai su que, oui, bien sûr, là, maintenant, ça vaut le coup. Donc je l’ai fait.

Dans ce disque, tu décides d’interroger le fric-frac qui peut exister entre virtuosité pyrotechnique et émotion musicale.
Oui. Mais mon modus operandi n’a pas changé depuis le début ! Le tout premier disque que j’ai fait, c’était un enregistrement de concert à Auvers-sur-Oise avec plein de transcriptions. Du coup, après, j’ai enregistré un disque Liszt puis un disque Schubert.

 

 

Tu craignais d’être réduit à l’image du vingtièmiste…
Voilà. Je ne veux pas être enfermé. Je lutte contre l’attrition musicale. Pourtant, je sais que, si on veut m’enfermer dans un créneau, bah, j’ai pas la main. Mais ça m’est égal. Tant que je peux lutter, je lutte pour ne pas m’autocondamner. Aujourd’hui encore, si je veux m’enfermer, je peux. À ceci près que ça n’a jamais été mon projet de m’enfermer dans quoi que ce soit, ne serait-ce que parce qu’il y a trop de belles œuvres, de Liszt et pas seulement, et que je ne veux pas m’interdire de les aborder sous prétexte que ça brouillerait mon image. Jouer toujours le même type d’œuvres toute ma vie… Quel cauchemar !

Pourtant, cela « facilite la lisibilité d’un artiste » et son « positionnement produit »…
Je ne suis pas musicien pour me soumettre à une démarche marketing, si c’est ça que tu sous-entends.

Néanmoins, les mélomanes se sont habitués à cette idée, reconnais-le : si tu joues Schubert, tu ne peux pas jouer Scriabine ; si tu joues Chopin, tu ne peux pas jouer Debussy, etc.
J’espère prouver le contraire ! Tu sais, souvent, quand je discute avec le public, après ou à côté du concert, on me demande qui est mon compositeur préféré. Mais, sérieux, tu t’imagines écouter tout le temps de préférence le même mec pendant toute ta vie ? Bah, y a des périodes. Parfois, je suis Wagner, Stravinski, Mahler… (D’accord, j’aime beaucoup certains grands compositeurs qui n’ont pas écrit pour piano…) Puis je me dis : « Roooh, Brahms, quand même, c’est autre chose ! » Et après : « Roooh, Schubert, quand même », etc. Sur ce plan, choisir n’a pas de sens. Je veux aller de l’un à l’autre selon les projets et les envies. Il y a tellement de belles œuvres que je ne veux me couper d’aucune a priori !

 

 

En somme, tu prépares et évites l’avenir.
Comment ça ?

Tu le prépares en lançant des projets très concrets et en échafaudant des pistes à préciser ; tu l’évites en t’évadant des risques d’assignation à un compositeur ou à une époque. À ce stade de ta carrière, as-tu la sensation de pouvoir écrire l’avenir comme il te chante ?
Non, heureusement. Sinon, il n’y aurait plus de suspense !

Qu’est-ce qui entretient ce suspense ?
D’une part, les aléas qui font échouer les projets les mieux ficelés… et parfois, les font aboutir. D’autre part, tu l’as compris, mon désir de rester libre et en capacité de choisir mes orientations musicales. Je n’ai vraiment pas envie de m’enfermer.

Tu fais donc le choix du risque.
Disons que j’ai compris très tôt que « construire un plan de carrière », pour ce qui me concerne, était illusoire. À toutes les étapes de ma vie d’étudiant, de candidat aux concours, de début de carrière, rien ne s’est passé comme je l’avais imaginé.

 

 

 

« Quand je lâche prise, ça se passe mieux »

 

Quel était ton plan ?
Quand j’ai entrevu la difficulté de se faire une place dans ce petit milieu, je me suis dit que j’allais faire les choses dans l’ordre. D’abord, me trouver un petit poste d’enseignant ou d’accompagnateur quelque part. Ensuite, essayer d’obtenir quelques concerts de temps en temps – ce serait déjà pas mal ! – tout en passant quelques concours « tant qu’il est temps ». Et après, voir où j’en suis.

Sauf que ça s’est passé mieux que prévu…
Ça s’est passé différemment. J’ai eu des concerts, et je me suis dit que l’objectif était de continuer de la sorte, plutôt que d’assurer mes arrières en m’installant dans une stabilité. À un moment, j’ai senti que, pour ma part, celle-ci risquait de m’éloigner de mon projet d’être concertiste, et j’y ai renoncé.

Tu as eu peur de t’encroûter dans un poste pépère et de passer à côté d’une éventuelle carrière, à cause de ses exigences et de la routine qu’il instaure ?
Non, j’ai surtout décidé que je ne devais pas me laisser gouverner par la peur qui, pour un artiste débutant, se résume souvent dans une question : « De quoi demain sera fait ? » J’en sais rien, de quoi demain sera fait, mais le jeu en vaut la chandelle. On verra bien !

C’est le retour de ton côté YOLO ou yallah !
Je vois plus cela comme une envie d’être honnête avec moi. Au plus profond de moi, je veux être concertiste. Donc faut tenter le coup. Très vite, j’ai lâché le projet de chercher un poste ; et, quand j’ai lâché prise, ça s’est encore mieux passé. Aujourd’hui, je n’ai pas d’objectifs gradués, avec l’idée d’une progression préprogrammée. J’ai conscience que ce que j’ai réalisé de plus foufou, je n’ai pas fait des pieds et des mains pour l’obtenir. Ça s’est présenté et j’ai su en profiter.

Tu es quand même allé chercher ta carrière avec les dents, notamment en participant à des concours redoutables…
Oui et non. Oui, je me suis présenté à pas mal de concours, mais, non, ceux qui m’ont le plus apporté n’ont pas toujours été ceux que j’ai gagnés. Parfois, j’ai eu des prix qui ne m’ont servi à rien. D’autres fois, je n’ai rien glané mais j’ai rencontré des gens qui m’ont donné un coup de pouce. La carrière en général et les concours en particulier, ça ne marche pas toujours comme on l’anticipe. D’ailleurs, c’est plus intéressant ainsi… au moins pour le moment. L’un dans l’autre, je fais mon p’tit bonhomme de chemin. Je ne sais pas ce qui m’attend, mais j’ai d’ores et déjà obtenu beaucoup plus que ce que j’osais rêver au Conservatoire.

 

 

 

« Il faut parfois se demander quelle est sa juste place dans le temps »

 

T’arrive-t-il encore de douter ?
Bien sûr ! Des doutes et des moments moins roses, ça fait partie de la vie d’artiste. Les matins où tu te dis : « Ah, quelle catastrophe, j’ai pas joué ici, j’ai pas fait ça », ça existe ! En général, je me reprends assez vite. Je me rappelle que j’ai déjà enregistré une dizaine de disques dans de belles maisons et joué dans une trentaine de pays. Je gagne ma vie en jouant ce que j’aime. Si on avait prédit cette chance à l’étudiant que j’ai été, il ne l’aurait pas cru.

Cependant, le musicien est obligé d’en vouloir plus, plus, toujours plus, non ?
Disons que les barrières que l’on se met à soi-même tombent, et que ça incite à penser bigger than life.

 

 

Comme on dit en français, sky is the limit et nothing is impossible ?
Je reste raisonnable, mais je constate que mes complexes sont moins forts. Je lutte contre eux, et je remporte des victoires. Par exemple, la première fois que l’on m’a invité à participer à un jury, j’avais encore largement l’âge de me présenter à des concours. En plus, j’étais à côté de François-René Duchâble et des profs de l’École Normale. J’étais impressionné parce qu’ils avaient une expérience et une carrière que, moi, je n’avais pas. Or, petit à petit, je me suis construit mentalement ma légitimité en me disant d’abord que, si j’ai été sollicité, c’est pas pour rien ; ensuite, on a sans doute voulu un jeune juré pour compléter les avis des pontes installés, donc j’ai ma raison d’être ; et enfin, j’suis pas plus con qu’un autre ! Je vais écouter, prendre des notes, dire ce que je pense – faire ce pour quoi je suis là. Et puis, ce genre de stress, quand tu en es à ton dixième jury, c’est oublié. D’ailleurs, c’est très intéressant, comme phénomène.

De constater que tu as démystifié ce qui te stressait fortement ?
Oui. En soi, d’accord, c’est banal. En revanche, si tu prends le temps d’y réfléchir, ça t’aide à penser à ta juste place dans le temps. Quelle position as-tu, à chaque instant de ta vie ? Comment as-tu évolué ? Où en es-tu et vers quoi te diriges-tu ? Brusquement, ça n’est plus du tout banal, comme sensation : c’est intense et même potentiellement vertigineux.

À ce stade de notre entretien, un constat s’impose : ta vie de pianiste est multiple. Nous en avons évoqué quelques aspects, parmi lesquels tes activités de concertiste, évidemment, mais aussi d’homme de studio, d’accompagnateur, de fomenteur de projets, de créateur-et-directeur artistique de festival, de juré… Quelle est la dernière corde que tu pourrais ajouter à l’arc de ton piano ? L’enseignement ?
Elle est déjà dans mon escarcelle puisque j’adore donner des masterclass. C’est un exercice délectable ! Je m’éclate ! Pendant les séances, je ne me contente pas de marmonner un truc à celui qui joue. J’aime que ce soit profitable à l’assistance, et j’aime faire un peu le show, ça fait partie du projet… En plus, contrairement au concert, par exemple, je n’ai aucun trac. Tu peux mettre n’importe qui dans la salle, autant de monde que tu veux, je vais parler haut et clair, sans hésiter.

 

 

 

« Pour moi, les masterclass, c’est l’idéal »

 

D’où vient ce miracle ?
Je suis très pragmatique. Je sais comment résoudre un problème pianistique. Je sais que, si tu rates ça, ça vient de là. Si tes mains ne sont pas ensemble à cet endroit, je connais la cause de la panne et je vais t’aider à la réparer. C’est très objectif. Pas question de m’embarquer dans de Grandes Considérations métaphysico-j’sais pas quoi. Je fonctionne à l’instinct. Je n’ai pas à justifier ce que je dis puisqu’il est manifeste que j’ai la clef : je décode, je solutionne, et le gars repart en jouant mieux. What else?

Certains artistes – dont la mezzo-soprano Nora Gubisch – expliquent qu’ils aiment donner des masterclass car l’effet de leurs conseils est instantanément visible.
C’est mon cas. Pour que je m’intéresse dans cette activité, il faut que j’obtienne une réponse immédiate. Je suis beaucoup trop impatient pour donner des cours sur le long terme. Par exemple, je ne saurais pas m’adapter à un gamin pour lui apprendre tout ce qu’il y a à apprendre. Je n’ai pas les mots, le temps, la souplesse, le sens du contact… Il faut vraiment des qualités et un profil spécifiques. Inutile de savoir jouer toutes les rhapsodies hongroises pour initier des enfants au piano et leur donner le goût de la musique. Il faut un don très spécifique. Comme disaient les Robins des bois, « on ne peut pas obliger les gens à avoir du talent » ; et, clairement, je n’ai pas celui-là.

Pour des gamins, soit. Mais pour de grands étudiants…
Je n’ai ni le CA, ni le DE. Pour ça, il faudrait déjà que j’ai le bac ! Je pars de trop loin… Donc, pour moi, les masterclass, c’est idéal. Vraiment, j’adore ça, je ne m’en lasse pas, et je serais ravi d’en faire davantage !

 

 

 

« Il faut sortir du mythe de l’éternel élève  »

 

Quitte à participer à ton tour au culte du prof : quand on voit certains CV, on a l’impression que le name-dropping est devenu une condition sine qua non pour être concertiste. Certains artistes ne veulent pas travailler avec un prof spécifiquement, ils veulent travailler avec une sommité renommée dont ils écriront en GROS et GRAS le nom sur leur bio…
Il est vrai que beaucoup de CV se ressemblent et égrènent les mêmes litanies : « Je suis allé au Conservatoire, j’ai étudié avec Superstar n°1, j’ai bénéficié des conseils de Mégavedette n°2, j’ai gagné environ mille concours… »

Comment expliquer cette uniformisation des profils et des présentations ?
L’une des explications, c’est le mythe du prof qui, installé depuis des décennies, est responsable de la carrière de dizaines de musiciens. Donc, si tu étudies avec lui, tu es censé faire carrière comme certains de tes prédécesseurs.

C’est souvent plus compliqué que ça : un prof, même bon, ne suffit pas toujours…
Il ne suffit jamais ! Bien sûr, comme prof, tu peux transmettre des choses théoriques et pratiques, apprises et expérimentées ; bien sûr, tu peux stimuler l’élève en lui communiquant tes réflexions et en l’aidant à penser par lui-même après que tu l’as guidé dans la bonne direction… Il n’en reste pas moins qu’un peu de modestie du côté de certains profs et de lucidité du côté des élèves ne serait pas de trop. Personne n’apprend à personne à avoir une technique incroyable. Tu l’as ou tu l’as pas. Ça se travaille, ça se perfectionne, mais la part d’inné est immense. Faut être honnête par rapport à ça, et en finir avec la rengaine des éternels élèves.

Tu veux parler de…
… des pianistes, et y en a beaucoup, même d’un certain âge, que l’on continue à présenter comme les élèves de Machin. Mec, ça fait vingt ans, trente ans, quarante ans que le gars joue sur les plus grandes scènes mondiales ! Il a suivi les cours de Machin, mais ça fait des dizaines d’années qu’il n’est plus son élève, qu’il construit sa carrière, qu’il vit sa propre vie musicale. Il n’est plus un élève, bon sang de bois !

 

 

 

« On peut transmettre parfois un savoir, jamais un don »

 

Toi-même, tu n’étales pas ta proximité avec Aldo Ciccolini, sauf quand un importun d’interviouveur te lance sur le sujet.
J’ai fréquenté Ciccolini en privé, longtemps après le Conservatoire. Lui n’était pas dans le culte du prof tout-puissant et divin. Il interdisait à ses élèves de lui donner du « maître ». Il imposait le tutoiement. C’était très difficile ! Mais je ne peux parler d’Aldo Ciccolini sans évoquer celui à qui je dois tant. Je suis très impressionné de ce que j’ai reçu d’Henri Barda. J’ai tout adoré chez lui : le pianiste, le prof et l’homme. C’est un monsieur extraordinaire.

Contrairement à toi, beaucoup de pianistes utilisent le nom de leurs profs pour sous-entendre qu’ils sont les mânes de grands noms disparus, et que le talent des uns ruissellent sur ceux à qui il n’a parfois donné que quelques conseils…
Peut-être, mais c’est absurde. Un nom connu n’est pas une garantie. Même le meilleur prof, aussi grand artiste fût-il, ne transformera pas la nature d’un élève. Celui qui était moyennement doué restera moyen ; celui qui était exceptionnel, si tout va bien, restera exceptionnel. Attention, comprends-moi bien : en aucun cas je ne veux diminuer le mérite de qui que ce soit. Évidemment, , quel que soit ton niveau et ton potentiel, apprendre le piano est indispensable pour bien jouer. Évidemment, certains profs sont nuls voire dangereux, d’autres excellents, et toutes les catégories intermédiaires existent entre ces deux pôles. Néanmoins, il ne faut pas tout faire reposer sur le prof. Les « j’étais complètement perdu, puis je suis passé dans la classe de Machin et tout a changé », c’est du pipeau. Ça ne marche jamais. Parfois, on parvient à transmettre ou à acquérir un savoir ; un don, jamais.

Pourtant, c’est l’espoir de pas mal d’étudiants, non ?
Je ne sais pas. En tout cas, quand tu rentres un peu jeune au Conservatoire, ce sera pas mal si, d’une manière ou d’une autre, quelqu’un te dit : « Attention, ne sois pas trop naïf. Compte d’abord sur toi. C’est plus sûr ! »

 

 


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