Daniel Propper joue George Gershwin, Forgotten Records (1/2)

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La transcription est à la mode. Elle embrase les organistes, parfois avec succès comme l’a montré récemment le succès d’un Vincent Genvrin, et elle attire à elle, entre autres exemples récents, des violoncellistes armés d’un marimba et d’un vibraphone et de plus en plus de pianistes. Parmi ces claviéristes insatiables, après le Franco-Italien Vittorio Forte dit le Wildien, voici venu le très français Suédois Daniel Propper,

  • spécialiste des variations Goldberg qu’il a failli réenregistrer en vidéo ces jours-ci,
  • griegophile pratiquant,
  • offenbachien mélodique,
  • défricheur de musiques napoléoniennes plus ou moins martiales, curieux de musique peu jouée (ce n’est point faire offense au bientôt nonagénaire Yvon Bourrel que d’avancer qu’il n’est pas le plus célèbre des compositeurs) et de musique du vingtième siècle,
  • compositeur,
  • soliste branché par les duos avec
    • voix,
    • cordes ou
    • co-pianiste.

Son nouveau disque présente d’ailleurs maintes similitudes avec celui de l’éclectique Vittorio Forte :

  • il regorge de transcriptions,
  • il préfère la diversité à l’inclination pour des intégrales parfois passionnantes et parfois itou saturantes,
  • il est construit comme un récital,
  • il remet à l’honneur le déjà fort honoré George Gershwin, et
  • il se termine sur un bis composé par l’interprète en personne.

Pour autant, les différences sont patentes : alors que Vittorio Forte présente une série de transcriptions unifiées par un même transcripteur, en l’espèce Earl Wild, ce qui permet à l’auditeur de réfléchir à cette pratique dans un répertoire varié, allant de Marcello à Rachmaninov, Daniel Propper centre son travail sur les seules compositions de pièces de George Gershwin. Cela lui permet de proposer une autre problématique d’écoute en nous offrant de réfléchir aux multiples nuances de la transcription.
En effet, outre quelques œuvres originales, sorte de benchmark, le disque inclut :

  • une transcription de George Gershwin par George Gershwin (le Songbook dont on entend une version pimpée par Earl Wild dans le disque de Vittorio Forte) ;
  • une transcription de Gershwin par Gershwin « révisée » (donc compliquée, comme Earl Wild) par Daniel Propper ;
  • une transcription d’improvisations de Gershwin par Artis Wodehouse ;
  • un arrangement d’un extrait de la Second Rhapsody par Daniel Propper ; et, donc,
  • une Toccatina de Daniel Propper en hommage à l’esprit de Gershwin.

 

Photographie : Ludmila Fraillon

 

L’affaire commence par la Rhapsody in Blue (que Vittorio Forte a beaucoup pratiquée, dans sa propre version, en récital), non point dans la transcription pour piano du compositeur mais dans une réduction de sa main de la version pour deux pianos. Peut-être faut-il rappeler que la Rhapsody in Blue,ce mégatube, n’a jamais existé… ou alors sous forme rhapsodique ! À l’origine, cette commande avait pour titre conceptuel An Experiment in modern Music. La première version est issue d’un travail pour deux pianos orchestré à trois reprises par Ferde Grofé, et d’abord présenté avec sa part d’improvisation (initialement, Gershwin n’avait pas écrit les solos de piano). Partir d’une version pour deux pianos, et non d’une maximisation orchestrale, revient donc à se rapprocher de la matrice, alors que se contenter de la transcription pour piano, moins complète, eût conduit l’interprète à s’en éloigner. La transcription serait ainsi une manière de rendre une œuvre à sa fraîcheur initiale…
De fait, Daniel Propper ne cherche pas à faire vrombir son Steinway B pour imiter l’orchestre. Dès l’incipit en Si bémol, il traite la pièce comme une composition pour piano et non comme une adaptation. Pour cela, il distingue nettement

  • le thème,
  • les contrechants et
  • les accords d’accompagnement.

Les modulations suivantes sont traitées avec le même souci de précision que souligne un usage très rare de la pédale de sustain. Cette rareté rappelle que les deux mamelles du jazz sont

  • l’harmonisation spécifique et
  • le rythme.

En effet, moins de résonance, c’est certes moins d’effet, mais c’est surtout plus de netteté donc plus de force percussive – oui, disons que c’est comme ne pas rajouter de sucre sur une compote qui sera bien plus savoureuse avec sa pointe d’acidité qu’avec une surcouche de glucose. Et compote il y a : derrière

  • le thème principal,
  • les leitmotivs annexes et
  • les gimmicks qui l’accompagnent,

le texte ne masque point son côté sinon expérimental, du moins rhapsodique.

  • Absence de développement,
  • ressassement,
  • concaténation non forcément tuilée entre motifs et tonalités différents

sont d’autant plus efficaces que le son est clair et laisse goûter les contrastes entre passages calmes et passages de virtuosité, avec

  • accords,
  • traits,
  • balayages du clavier,
  • modulations enquillées,
  • sauts réflexes,
  • indépendance de mains déjà très sollicitées,
  • multiples voix à faire entendre sur des plans différents.

En dehors de l’impressionnante technique qu’elle exige, cette version semble ainsi sinon épurer du moins concentrer le bouillonnement de la pièce. L’aisance de l’interprète et son plaisir de jazzer évitent cependant toute déperdition de saveur. Au plaisir de reconnaître ce golden hit s’ajoute donc la joie de le découvrir. Cet oxymoron n’est certes pas le moindre intérêt d’une transcription débarrassant la machine de la carapace rutilante dont l’a si habilement dotée Ferde Grofé.

 

 

En guise d’intermède après ces 18’, voici les Trois préludes, résidu d’un projet en incluant vingt-quatre, comme la tradition classique l’eût exigé. L’Allegro ben ritmato e deciso, en Si bémol, assume sa rythmique rag et son harmonisation jazzy. L’exécution brille par cette capacité de l’interprète à faire passer pour évident ce qui est à la fois

  • joyeux,
  • profond et
  • d’une grande exigence technique.

L’Andante con moto e poco rubato, en Mi avec une partie centrale pour la main gauche en Fa#, est réservé aux mains gauches pas gauches et capables de claquer des accords de dixième sans effort (en gros : faut pouvoir faire un méchant grand écart entre le petit doigt et le pouce). Peu sensible à la difficulté, ou assez élégant pour le laisser supputer, Daniel Propper

  • en rend le balancement,
  • l’agrémente çà d’une appogiature séante (0’38 et 2’35, par ex.) en allégeant peut-être parfois celles qui lui semblent superfétatoires (voir par ex. 12 mesures avant la fin),
  • le colore là d’un accent qui fait toute la différence (2’03) et l’honore d’un premier do dièse avant l’écho plus grave que toutes les éditions ne mentionnent pas.

Aussi paradoxal que cela puisse sembler pour un artiste au répertoire aussi vaste, il y a dans cette exécution une liberté intelligente qui distingue la fidélité exiguë de la familiarité admirative. (Je suis pas sûr que la phrase ait vraiment un sens, et c’est dommage parce que, quand je l’ai écrite, elle était presque sensée.)
Le troisième prélude, Allegro ben ritmato e deciso, en mi bémol mineur (et majeur un peu) remet un coin dans le juke-box. Miniature de virtuosité, elle profite du groove assuré par

  • les accents finement pensés,
  • les nuances contrastantes en dépit de la brièveté de la pièce,
  • le toucher qui sait
    • filer,
    • détacher et
    • poser souplement des accords.

Les préludes ouvrent la voie au Songbook. C’est donc cette saga de vingt minutes qui décapsulera le prochain épisode de la recension.


Pour acheter le disque, c’est, par ex., ici.