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Pour la première fois, Nora Lakheal, auteur d’Agente d’élite et souvent interrogée en tant qu’experte sur l’islam radical, les problématiques policières et les communautarismes, a accordé un long entretien où, au côté d’enjeux d’actualité, elle parle d’elle-même, de son travail d’écriture et du rôle qu’elle souhaite assigner à l’écrivain. Dans ce deuxième épisode, elle évoque la réception de son travail, le programme sociétal qui sous-tend Agente d’élite et… le livre qu’elle a failli écrire à la place de de l’ouvrage publié aux éditions Max Milo ! Révélations, photos inédites, réflexions cash et percutantes : cette tétralogie choc continue aujourd’hui.
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bienvenue dans la tête de Nora Lakheal !

 


Le programme

1. Le livre et son auteur
2. Le livre et ses lecteurs
3. Le livre et son environnement
4. Le livre et son contenu


L’une des particularités de votre livre est qu’il est intime et extime. Il est intime puisqu’il narre votre vie ; et il est extime car, en sus de votre parcours, vous réfléchissez aussi (parmi d’autres sujets) sur la religion, la stigmatisation et le rapport entre police et immigration. En entamant ce livre, aviez-vous conscience que raconter votre vie, ce serait aussi et presque surtout explorer les parts touchy de notre sociologie ? Et je ne parle pas que de la question des origines, so bankable : je pense aussi, par exemple, à votre façon d’interroger l’urbanisme, la classification sociale, la sectorisation éducative, la sédimentation des postures, le sentiment de – j’ose – confinement dans un microcosme infranchissable…
Pas le moins du monde. Même au cours de mon travail d’écriture, je crois que je ne m’en suis pas rendu compte. C’est seulement quand le livre est sorti que j’ai pris conscience de n’avoir pas pris la parole qu’en mon nom parce que j’avais abordé des sujets qui dépassent ma petite personne.

Des gens vous ont écrit ?
Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Nombre de personnes se sont identifiées à mon parcours. Certains m’ont raconté leur propre parcours ; d’autres m’ont affirmé que le livre résonnait avec leur lutte pour ne pas se contenter d’une vie prédéfinie ou pour ne pas se restreindre à des assignations liées à leurs origines.

Avez-vous été surprise de devenir, en quelque sorte, la « voix des sans-voix » comme se revendique Djaïli Amadou Amal, expliquant écrire, quant à elle, pour « les filles qu’on a retirées à 12, 13, 14 ans de l’école pour les marier, les plaçant sciemment dans une situation de dépendance économique propice à toutes sortes de violences » et pour « les femmes privées de livres et enchaînées à des hommes »[1] ?
J’ai été surprise de la résonance de mon propos car je n’étais pas sûre que j’aurais la chance d’être lue aussi par ce public-ci. J’imaginais que beaucoup de jeunes, issus de l’immigration mais pas uniquement, n’ont ni le temps, ni les moyens, ni les occasions de lire mon livre.

D’ailleurs, l’ont-ils vraiment lu ?
Ils ont a minima perçu mon message dans les médias ; et c’est génial parce que cela faisait écho à leur impression d’être ostracisés par la société, donc de ne pas y trouver leur place. J’ai l’impression d’avoir, à mon échelle et grâce à mon livre, réveillé ou fédéré des gens qui ne veulent pas rentrer dans la case qui leur a été attribuée et qui, avant de lire ou d’entendre mon propos, n’avaient pas assez confiance en eux pour croire qu’ils peuvent se battre afin d’être en accord avec eux-mêmes. Je tiens absolument à continuer sur cette voie. C’est tellement fort, pour l’auteur que je suis devenu !

Est-ce aussi une façon de « purifier » votre ego, en ne prenant pas ces marques de confiance comme des compliments mais comme la continuation de ce désir d’aider qui vous a poussé à devenir policière ?
Loin de là ! Je prends tout le positif de ces messages à titre personnel ; mais ils me confortent aussi dans ma conviction que la priorité du moment devrait être de redonner confiance à la jeunesse. Si, en écrivant, en allant dans les médias, en échangeant, je parviens à leur communiquer un message positif, par exemple à leur prouver par mon parcours que l’on peut basculer un destin voire renverser les montagnes, j’aurai tout gagné.

Ainsi, le livre ne serait pour vous qu’un tremplin parmi d’autres pour diffuser cette « positivité », comme le récit de votre vie n’est qu’un des ingrédients de votre livre, riche de nombreuses autres pistes d’inspiration ?
À chaque fois, les deux – ma vie et mes messages – sont mêlés. Je ne raconte pas mon histoire pour que l’on m’admire ou que l’on m’imite. En revanche, si, en la lisant, quelqu’un retrouve du cœur pour mener sa barque et « s’en sortir » à sa manière, je n’aurai pas écrit en vain.

 

 

L’inspiration que vous proposez à vos lecteurs, jeunes ou moins jeunes, est issue d’un triple engagement :

  • en faveur des valeurs de la République que symbolise votre carrière de policière,
  • en faveur du courage et de l’honnêteté dont votre autobiographie ruisselle, et
  • en faveur de l’identité complexe qui constitue chacun, quelles que soient ses racines et ses convictions.

Avec ce livre, vous allez au combat, et vous y allez bravement. Certes, patronymes et toponymes ont été changés, mais votre visage apparaît sur la couverture alors que vous avez combattu des tueurs dont l’idéologie n’est certes pas éteinte. Face au danger, êtes-vous inconsciente ou indifférente ?
Je ne suis ni inconsciente – enfin, je crois ! –  ni indifférente. Je suis plutôt sereine. Voyez-vous, j’ai cette chance de pouvoir dormir sur mes deux oreilles.

Wow! J’ai essayé : jamais je n’y suis parvenu…
J’ai 46 ans et je n’ai, me semble-t-il, jamais commis d’injustices ou d’abus de pouvoirs pendant mes 22 années de services. Dans mon livre et dans les entretiens que je donne, je n’insulte ni n’invective personne. J’apporte ma pierre à l’édifice en toute humilité, et je ne sache pas que le courage se mesure à la protection policière qui vous est octroyée. Au contraire ! Certains légitiment leur parole en expliquant que, parce qu’ils bénéficient d’une mesure de protection, ils disent vrai. On ne serait menacés que si l’on exprime la vérité entendue comme ce qui dérange. Balivernes ! Aujourd’hui, Internet et les réseaux sociaux font que l’on peut être menacé parce que l’on ne supporte pas la bonne équipe de foot, ou parce que l’on exprime sa déception devant le résultat d’un télécrochet. Une réaction tranchée entraîne une dispute, un mot écrit en entraîne un autre, des clans se créent pour ce qui, à la base, n’était qu’un propos anodin et possiblement maladroit ou imbécile. C’est terrible, ça doit changer mais, en attendant, c’est une réalité.

Êtes-vous étonnée d’étonner (si, si) ceux qui sont baignés dans un monde 2.0 où l’anonymat donne l’impression aux couards de « pouvoir faire passer leur message » sans vraiment se mouiller ?
Hum… Vous dites ça parce que j’ai traqué des terroristes et que je suis très identifiable, désormais ?

Par exemple !
Je conçois que cela surprenne, mais j’ai agi sans anticiper ce genre de réactions. Quand j’ai pris la décision d’écrire et pendant le long processus qui s’en est ensuivi, j’étais portée par le message. Le danger dont beaucoup me parlent, je ne m’en souciais guère.

Aujourd’hui, on voit votre tête sur la première de couverture. Pourquoi était-ce important, à vos yeux ?
Parce qu’un engagement doit être porté par quelqu’un. Néanmoins, contrairement aux apparences, j’ai surtout l’impression de m’être effacée derrière le témoignage que je veux porter.

Un peu comme Salvador Dalí qui, quand on lui demandait pourquoi il portait ces énormes moustaches, et qui répondait : “C’est pour passer incognito” avant d’expliquer : “On ne me voit pas, on ne voit que mes moustaches !” En acceptant d’être au centre de l’attention, ce n’est pas sur vous que vous attirez l’attention, mais sur votre propos.
En quelque sorte. Je crois que, paradoxalement, mettre en avant mon visage permet de généraliser mon message. Ce serait prétentieux de ma part si j’y voyais une marque de courage. Je préfère vraiment le terme d’engagement. Le gars qui est courageux, c’est celui qui se lève à quatre du, se tape deux heures de RER pour travailler sur un chantier où il bosse comme un fou et est traité comme de la merde. Mon père était courageux. Moi, je n’aime pas trop penser à moi dans ces termes. Cela dit, si les gens me jugent courageuse et que, pour eux, c’est un beau compliment, j’en suis ravie. Imaginez que l’on ait dit en voyant ma tête en gros plan : « Celle-là, quelle prétentieuse ! » Je préfère que l’on y trouve de la bravoure…

 

 

Sous une pluie de compliments saluant votre courage – ou votre engagement, si vous préférez, ou les deux –, on a pu critiquer votre livre parce qu’il ne parle pas que d’Al-Qaida et d’État islamique. En réalité, il répond pleinement à la promesse du sous-titre, « le récit inspirant d’une enfant de Barbès ». Quand vous avez entamé l’écriture de votre livre, aviez-vous conscience que vous alliez raconter autant un parcours intérieur que la traque haletante de tueurs insaisissables ?
Avant de signer avec les éditions Max Milo, j’ai rencontré deux maisons d’édition intéressées par mon projet, et nous n’avons pas contracté ensemble. Elles voulaient un  récit mettant en avant exclusivement mes enquêtes et, si possible, les plus récentes ou les plus croustillantes. Le pitch m’aurait fait passer pour une sorte de James Bond à la française !

Dit comme ça, ça sonne bien…
… et j’aurais pu m’y coller, à une condition, inacceptable à mes yeux : renoncer à mon questionnement sociologique et abandonner les deux messages de fond que je voulais transmettre, particulièrement à la jeunesse. Ce qu’ils appelaient « digression » était pour moi le cœur battant du projet. Sans cet aspect, je n’aurais trouvé aucun intérêt à écrire Agente d’élite.

Précisons donc quels sont ces deux messages de fond avec lesquels vous voulez évangéliser – au sens de : faire passer un message positif et utile, évidemment – la jeunesse…
Le premier, c’est que, quand quelqu’un te dit : « Reste à ta place ! », c’est le signe que ta place est ailleurs et, généralement, dans un endroit meilleur que celui où tu te trouves. En clair, cette phrase est un signal qu’il faut déconstruire et traduire par : « Crois en toi, et fonce ! » Mon second message concerne en particulier les descendants d’immigrés, qu’ils soient Arabes, Noirs, Asiatiques ou autres. À eux, je dis : « Refusez d’être réduits à une seule identité ! Vous êtes riches de ce que vous êtes et du fait que vous êtes multiples ! Prenez en conscience, et le monde sera à vous. »

Sur l’identification des jeunes à leur origine « racisée » ou « située », selon les termes à la mode, l’actualité a tantôt fait ses gorges chaudes de Nadjélika, Noire célèbre sur l’Internet communautaire, et qui doit être jugée pour avoir lancé à un policier noir : « La honte ! C’est la honte sur vous tous, mais surtout sur toi. Honte sur toi ! Vendu ! T’es de leur côté ! »[2] Dans votre livre, vous racontez avoir vécu la même histoire que votre collègue en contrôlant des individus nord-africains qui vous accusaient, en des termes fleuris, d’avoir trahi « les vôtres ». Écrire et témoigner, pour vous, est-ce pas aussi pousser à réfléchir sur les dangers d’un communautarisme sans limite ?
Ce qui est certain, c’est que, actuellement, dans le discours politique et social, une vision binaire voire manichéenne tend à l’emporter. Si c’est ce que vous sous-entendez, alors, oui : j’écris contre ce simplisme délétère, afin de plaider pour plus de tempérance, de recul et de réflexion. De nos jours, l’actualité paraît déferler et submerger nos esprits au point de désamorcer la moindre tentative d’analyse. Donc, la première attitude à adopter consiste à éteindre le flux d’informations afin de reprendre souffle, de calmer le palpitant et de s’autoriser à penser… enfin !

Et, concrètement, comment avez-vous réagi en voyant l’altercation entre votre collègue et cette proche des Traoré ?
Quand j’ai vu la personne qui invectivait mon jeune collègue noir, ça m’a rappelé illico l’expérience que je raconte dans mon livre. Cependant, pour lutter contre ce type d’invective, il ne sert à rien d’agresser la personne qui insulte.

Dans votre cas, la réaction d’un collègue de la BAC était plus virile que philosophique…
… et je l’en remercie : c’était une bonne réaction sur l’instant. Cela m’a permis de continuer mon travail en sécurité. Mais, vous l’avez vu, une réaction de ce type ne résout rien. Le Nord-africain qui m’a insulté m’a aussitôt ré-insultée. Pour le long terme, il est plus utile de se poser et de discuter. C’est aussi le propos de mon livre : montrer que l’échange d’invectives rend inenvisageable la dissipation de tensions structurelles. Dans la mesure du possible, évitons l’escalade et la surenchère. Nous vivons dans un monde où chacun veut montrer ses biceps et crier plus fort à la télé ou sur les réseaux dits sociaux. Quelle erreur ! Crier ne rend pas un propos plus véridique. Un livre est un bon outil pour donner à penser, donc calmer les cris afin de chercher des pistes permettant, ensemble, de dénouer les tensions.

 

 

Votre livre aborde les rapports entre jeunes « racisés » et policiers, problématique très actuelle, peut-être accentuée par l’exemple américain où les questions raciales menacent l’existence même de la police. En France, où il a été envisagé de créer des zones sinon de non-droit, du moins de non-contrôle, ce qui semble vouloir dire à peu près la même chose, des sociologues rapportent que des fonctionnaires de police hésitent à intervenir sur certains territoires de peur de se voir reprocher « un certain nombre de réflexes » acquis lors « du contrôle des populations nord-africaines pendant la guerre d’Algérie, sur le territoire français »[3]. Or, en vous adressant aux jeunes immigrés comme aux vieux « Blancoss », selon le célèbre terme d’un Premier ministre vaguement barcelonais, vous paraissez postuler qu’une France apaisée et multiple est possible…
M’adresser à tous était une volonté initiale. Cependant, plus j’ai avancé dans l’écriture, plus j’ai pris conscience qu’un rassemblement est nécessaire.

Voyons, Nora, vous n’êtes pas encore une femme politique ! Alors, parlons vrai, parlons juste, comment diable un rassemblement pourrait-il advenir quand, par exemple, l’UNEF revendique d’organiser des réunions « non-blanches » ou quand, selon un ancien secrétaire d’État soupçonné d’être spécialisé dans les passe-droits bien arrosés en liquide, beaucoup se complairaient dans une “France hideuse” refusant ce qu’il appelle « l’évolution colorielle de la société française moderne »[4] ?
Grâce à un principe très simple : au lieu de pointer ce qui nous sépare, nous devrions nous concentrer sur ce qui nous rapproche voire ce qui nous unit. Il y aura toujours des choses, parfois de grosses choses, pour nous différencier. Ça ne doit pas masquer ce qui nous rassemble. Parce que ce qui nous rassemble va nous montrer que nos différences peuvent être une chance – notre culture, par exemple. Mais concentrons-nous de prime abord sur ce qui est fédérateur, à commencer par notre humanité et le fait que nous partagions le même territoire donc les mêmes lois. Il faut revivifier notre pacte social.

Vous semblez appeler à une reprise du pouvoir par des individus de bonne volonté sur les politiques de stigmatisation (que ce soient des immigrés envahisseurs ou des Blancs privilégiés, par exemple)…
Je constate que, depuis quarante années, tout a été fait pour fissurer l’unité des Français. C’est facile, d’inciter les gens à s’opposer entre eux : pendant qu’ils s’opposent, certains intérêts malsains fructifient. Si nous entrons dans ce jeu, nous nous oublions et nous escamotons les bienfaits que nous pourrions tirer de l’entraide. Notez qu’il n’y a pas qu’une question de « communautés », là-dessous ! Pardon d’insister mais, dans notre société, nous ne nous occupons pas assez des vieux et des jeunes. Pour moi, c’est le signe que ça ne va pas si bien que ça. Si on ne s’occupe pas de l’ensemble des enfants de la République maintenant, si on laisse en déshérence certaines catégories d’adolescents, si on ne leur dessine pas des perspectives concrètes susceptibles de nourrir leurs espoirs et leurs envies, comment s’étonner qu’ils sombrent dans une forme de radicalité – laquelle, rappelons-le, ne se limite pas à la radicalisation islamiste ? Nous devons les observer, les écouter et nous en occuper. C’est extrêmement important.

Justement, au sujet des jeunes en tant que destinataires mais aussi autant que sujets de préoccupation et d’espoir, avez-vous des projets d’intervention spécifique dans les collèges, les lycées, les maisons de la culture, les mairies, etc. ?
Jusqu’à fin mars, j’occupe un poste qui ne me permet pas de planifier de telles manifestations. Après ça, j’espère que, malgré la crise sanitaire, les nombreux projets qui m’ont été proposés se concrétiseront et me permettront de partager mon expérience avec des jeunes. J’ai hâte !


[1] Djaïli Amadaou Amal, « Avec les livres, une petite graine d’insoumission a germé en moi », propos recueillis par Annick Cojean, in : Le Monde, 7-8 mars 2021, p. 27.

[2] https://www.lefigaro.fr/faits-divers/la-youtubeuse-nadjelika-jugee-pour-avoir-traite-un-policier-noir-de-vendu-20210303

[3] Christian Mouhanna, cité in : Valentine Faure, « Police, histoire d’une institution contestée », Le Monde, 27 février 2021, p. 27

[4] https://www.lefigaro.fr/culture/espece-de-macaque-gros-singe-kofi-yamgnane-raconte-la-france-hideuse-et-ses-demons-20210318


À suivre : « Le livre et son environnement »