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Nora Lakheal nous a accordé un long entretien où, au côté d’enjeux d’actualité, elle parle d’elle-même, de son travail d’écriture et du rôle qu’elle souhaite assigner à l’écrivain. Dans ce quatrième et dernier épisode, elle parle de l’art d’écrire un livre pour les éditions Max Milo, de son avenir littéraire, de son goût pour la tequila, de choses sérieuses donc de Daft Punk, et de son refus de rencontrer Éric Zemmour.
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bienvenue dans la tête de Nora Lakheal !

 


Le programme

1. Le livre et son auteur
2. Le livre et ses lecteurs
3. Le livre et son environnement
4. Le livre et son contenu


 

Nora, en effeuillant votre travail d’auteur dans les trois premiers épisodes de cet entretien, nous avons abordé quelques-uns des sujets d’actualité sur lesquels votre livre passionnant offre des pistes de réflexion ; mais nous n’avons pas encore expliqué ce qui se trouve vraiment dans ce parallélépipède feuillu de trois cents pages. Il s’agit d’une autobiographie qui nous conduit de votre fin d’adolescence à votre première mission d’agente des Renseignements généraux. Dès lors, trois questions me semblent se poser.

  • Comment avez-vous choisi les moments que vous racontez ?
  • Comment avez-vous retrouvé tous ces souvenirs, relatés avec des détails frappants (et pas que pour les séances de boxe, haha) ?
  • Et comment avez-vous décidé d’exclure tout ce que vous auriez pu nous narrer de surcroît ?

Depuis longtemps, j’ai été précautionneuse. En quarante-six ans, j’ai vécu tant de moments incroyables que j’ai toujours su que, tôt ou tard, j’écrirais un livre. Donc j’ai rangé le florilège de ces instants dans ma mémoire et, au moment d’écrire, je n’ai eu qu’à ouvrir ma boîte à souvenirs puis à noter tous les détails qui me revenaient et me paraissaient intéressants pour ce projet.

Une question se pose toutefois : quand on est bien installée, dans la vie, on peut avoir l’impression que tout ce qui a précédé nous y conduisait (téléo)logiquement. En remontant le fil de votre existence pour Agente d’élite, avez-vous lutté contre cette tendance ?
Non, non, non, pas du tout. Peut-être parce que je suis très croyante. Je crois viscéralement en Dieu, donc je crois à un certain destin. Or, Agente d’élite m’a prouvé que l’écriture de ce livre est l’aboutissement logique de mes quarante-cinq premières années. Je ne sais comment exprimer cette intuition d’une suite naturelle. Notez qu’il n’y a pas que la religion : la psychanalyse que je poursuis depuis plus de deux décennies m’aide à confirmer ce postulat selon lequel je n’ai rien fait au hasard.

Femme d’action, vous êtes aussi philosophe de formation et de cœur, on l’a dit. Vous le prouvez en rythmant votre texte par des citations de vos penseurs chouchous, Kant et Kierkegaard. Ne nous leurrons pas, c’est l’une des contradictions apparentes de votre livre : comment une keuf qui aime la baston peut-elle prétendre kiffer Hegel et ses soces ?
D’abord, je trouve que garder fermement la paix et aimer la sagesse sont deux projets qui vont bien ensemble. Ensuite, soyons précis : un « keuf », comme vous dites, n’aime pas la baston, ou alors il s’est trompé de voie. Un « keuf » protège la population dont il a la charge et doit avoir le courage de se « bastonner » si la situation l’exige, par exemple s’il faut défendre « la veuve et l’orphelin », selon la formule consacrée. Enfin, pour aller dans votre sens, je veux bien admettre que mon parcours semble atypique au premier abord et interroge beaucoup. C’est aussi pour l’expliquer que j’ai écrit Agente d’élite !

 

 

En effet, ce livre est protéiforme. C’est celui

  • d’une agente des services de renseignement ;
  • d’une femme ;
  • d’une philosophe ;
  • d’une musulmane et, spécifiquement, d’une musulmane méritante comme les médias en raffolent (on peut penser à El Hadji Gora Diop, « musulman pratiquant » et « hôtelier donneur d’asile »[1]) ;
  • d’une policière alors qu’un certain Samir B. Elyes, parmi d’autres, explique au nom des Traoré, réputés pour leur moralité, que « les policiers sont des porcs » car « 80 % des policiers sont racistes »[2] ;
  • d’une Française d’origine tunisienne – posture précieuse à l’heure où Pap Ndiaye (que vous citez dans votre livre), ex-spécialiste de l’histoire des sciences et des entreprises reconverti avec succès dans les questions de décolonialisme et de genre, veut « mettre l’immigration au cœur de l’histoire nationale » en acceptant d’être role model parce que, explique-t-il, « j’ai un nom typiquement sénégalais bien que je sois français »[3]

Quand vous vous êtes retrouvée devant votre ordinateur, avez-vous cherché à concilier ces multiples voix ou leur avez-vous laissé tour à tour la parole ?
Toutes mes voix sont l’expression d’une même personne. Partant, je n’ai pas eu à les concilier. Ce que vous décrivez ne ressortit pas de la schizophrénie. C’est, simplement, l’émanation intellectuelle d’un être humain. Nous avons tous une empreinte digitale unique ; pourtant, elle est constituée de très nombreux sillons qui ne se ressemblent pas…

Agente d’élite est votre premier livre. Comment avez-vous appris à écrire… un livre ?
À chaque ligne, je me suis mise à la place du lecteur en me demandant : est-ce assez vivant pour qu’il puisse se mettre à ma place comme s’il vivait la situation ? Je voulais embarquer le lecteur dans mes aventures dès les premières lignes. J’avoue que ç’a été un travail assez prenant – non, je mens : ce travail a été trrrrrès prenant ! J’ai passé dessus des nuits blanches et des vacances entières, mais je suis ravie du résultat.

Ce livre a notamment marqué ses lecteurs

  • parce que votre personnage est fascinant et entouré d’une galerie d’acolytes pas piqués des hannetons ;
  • parce que vous avez l’art de plonger le lecteur dans votre réalité comme si elle avait été la sienne de toute éternité ;
  • et aussi, peut-être, parmi d’autres raisons, parce que vous mettez des mots de vérité (donc des mots sur lesquels chacun pourrait débattre) sur l’islam, sa pratique et ses dérives, quand d’autres préfèrent l’invective ou l’hypocrisie – on peut penser au référendum anti-niqab conduit en Suisse par un comité vantant l’utilité du texte « contre les hooligans », tandis que leurs adversaires mettaient en avant les  « intérêts touristiques du pays »[4], comme si la question n’avait rien à voir avec la religion et l’immigration…

Maintenant que vous êtes entrée dans le paysage littéraire français en posant vos mot avec votre franchise, qu’allez-vous faire, éditorialement parlant ? Par exemple, y aura-t-il une suite à votre autobiographie, ou préparez-vous un essai moins factuellement lié à votre vie ?
Je réfléchis à l’écriture du prochain livre, mais chuuuut… (Sourire) Sérieusement, écrire est donné à beaucoup. Être publié, moins. Être acheté et lu, encore moins. Susciter la question du prochain livre, « encore encore » moins ! C’est super. D’autant que je n’avais pas imaginé un tel enthousiasme, mais pas imaginé à un point… En fait, je n’ai pas encore compris ce qui m’arrivait. Par exemple, un jour, j’avais rendez-vous pour une interview télévisée. À l’accueil, je décline mon identité. On me dit : « Oh, vous êtes Nora Lakheal, vous êtes auteur… » Et moi de répondre : « Bah, non, je suis policière. » Puis de me morigéner dans mon for intérieur : « C’est incroyable ! Je n’arrive pas à m’habituer à l’idée que je puisse avoir un double statut… »

Vous n’y croyiez pas.
Non. Mettez-vous dans la tête que, en publiant Agente d’élite, je réalise un rêve. Pas un but, hein : un rêve ! Jamais je n’aurais pensé écrire un livre qui soit publié, qui intéresse et qui se vende. Franchement, je suis heureuse et fière – et, croyez-moi, ce n’est pas dans mes habitudes.

Comment ont réagi vos proches ?
Hum, certains ont mis du temps à réaliser, eux aussi. Mais, aujourd’hui, je suis une vedette dans mon village, en Tunisie ! À chaque fois que je suis passée à la télé, le village s’est arrêté de respirer. Vous n’imaginez pas le nombre de coups de fil que j’ai eu du bled. C’est hallucinant et c’est chouette, car je les imagine tous en train de regarder… Des journalistes tunisiens m’ont dit que j’étais une fierté du pays. Ça m’a touchée. Pour être honnête, je préciserai que,

  • quand je rends heureux des gens, je suis heureuse ;
  • quand je les rends jaloux et qu’ils pensent ou feignent de penser qu’écrire un livre, au fond, c’est pas plus que faire la vaisselle ;
  • mieux, quand ils sont tellement rageux que, si quelqu’un me parle de mon livre, ils quittent la pièce…

Allez, je suis un peu triste pour eux, mais, très vite, je m’en fiche ! J’ai une route que je trace. Je ne me préoccupe pas des malveillances. Comme je vous l’ai dit, tout ce qui est positif, je le prends ; le peu qui est négatif, je l’ignore. La vie m’a appris cette stratégie. C’est une de mes qualités. J’ai vécu des moments tellement difficiles que, dorénavant, les mauvaises ondes m’indiffèrent.

À propos de mauvaise ondes, vous avez accepté des entretiens sur des supports très différents, dont vous n’ignorez pas les soubassements. On vous a ouïe ou vue sur des médias mainstream, prorusses, bien à droite, etc. Quelle est votre politique en matière d’interviouves ?
Je vais vous répondre en deux temps. Je suis toujours très flattée d’être invitée, et peu importe qui m’invite. C’est toujours flatteur que les gens s’intéressent à vous, non ? Je ne méprise personne. Pour autant, certains plateaux à la pointe de l’audimat me font moins envie. Je suis prête à parler largement tant que cela reste raisonnable.

Quel serait le contraire de raisonnable ?
Éric Zemmour. Je ne vois pas l’intérêt ou l’utilité d’aller discuter avec ce monsieur.

Pourquoi ? Ce serait un sacré match !
Sauf que, moi, ce qui m’intéresse, c’est d’échanger, donc de dialoguer avec des gens qui ne considèrent pas qu’ils ont la science infuse. Si je vais sur un plateau, c’est pour que l’on s’intéresse vraiment non pas à moi mais à ce que j’ai à dire, aux leçons que je crois pouvoir tirer de mon parcours. Me fighter pour susciter le buzz ou servir de faire-valoir à quelqu’un juste pour que l’on voie mon livre sur un écran, vous l’aurez compris : c’est pas mon trip.

 

Nora Lakheal en plein travail d’écriture. Photo inédite : collection personnelle de l’auteur.

 

Pas question de vous rendre votre liberté sans vous poser une dizaine de questions sturapides, donc stupides et rapides, que les milliers de lecteurs de votre autobiographie auraient sans doute rêvé de vous poser, ou que j’ai rêvé de vous poser. Prête ?
Toujours. 

Pesez-vous encore 48 kilos[5] ?
Non, et heureusement : cela ne me va pas du tout !

À l’heure où nous avons cet échange, seriez-vous capable de gagner un concours de danses funk ?
Et comment ! J’attends avec impatience la fin des confinements pour retrouver mes bars funk favoris et mes soirées électro préférées !

Depuis quand n’avez-vous pas bu six tequilas en une soirée ?
Depuis trop longtemps. (Soupir)

Quelle chanson préférez-vous entonner quand vous vous retrouvez dans un karaoké ?
Si possible, je choisis toujours une chanson de Prince, mon héros.

À propos de Prince, avez-vous racheté un exemplaire du Petit Prince après avoir prêté le vôtre au début des années 2000 ?
Hors de question : j’attends toujours le mien, et je continuerai de l’attendre inlassablement.

Regrettez-vous de ne pas avoir un autographe du commissaire Broussard ?
Oh, oui ! J’aimerais tellement le revoir et avoir une longue discussion avec lui ! Il fait partie du très petit cercle de gens que j’admire…

Connaissez-vous encore des policiers qui pensent que feu Daft Punk est une ville suédoise ?
Hahaha ! Oui, il doit en exister, j’en suis sûre !

Avez-vous déjà essayé de vous transformer en numéro huit ?
Hahaha ! J’ai bien conscience qu’il faut des conditions particulières pour y arriver et, hélas, elles m échappent !

Savez-vous tchiper ?
Non, et cela ne me manque pas particulièrement.

Kierkegaard a écrit : « Quelqu’un qui désespère désespère de quelque chose. » De quoi vous arrive-t-il de désespérer ?
Aujourd’hui, par exemple, je désespère de la séparation du duo des Daft Punk…

Toujours cette fameuse ville suédoise…
… mais je précise que j’ai eu la chance d’aller à leur dernier concert à Bercy, en 2007. Vous voyez ? J’agrémente toujours mon désespoir d’une note positive !

Votre éditeur ressemble beaucoup à l’un des chanteurs principaux de l’Orchestre national de Barbès, que vous citez dans votre livre : hasard ou réalité scientifique ?
Hahaha ! Je vous laisse l’entière responsabilité de cette comparaison !

Vous avez déclaré boire du petit-chablis avec du saucisson hallal, ne pensez-vous pas que d’autres associations mets et vins eussent mieux convenu ?
Celle-là me convient parfaitement, quoique un Viré-Clessé [autre vin blanc de Bourgogne], c’est pas mal non plus !

À part celle-ci, quelle question plus sturapide aurais-je pu poser pour conclure cet entretien ?
Aucune, je le crains.


[1] Laurie Moniez, « L’hôtelier donneur d’asile », in : M le magazine du Monde, 20 mars 2021, pp. 15-16.
[2] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/justice-negrophobe-police-raciste-le-comite-la-verite-pour-adama-ne-veut-plus-qu-ils-rentrent-dans-nos-quartiers-20210322
[3] « Refroidir les sujets brûlants pour réfléchir », entretien avec Cédric Pietralunga et Aureliano Tonet, in : Le Monde, 20 mars 2021, p. 22.
[4] Le Monde, 7-8 mars 2021, p. 5.
[5] https://youtu.be/3PhNktKKfnA