Duo éolien, “Autour de Debussy”, Ctésibios (2/2)

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À la fin de la première notule, nous avions quitté le Duo éolien à un moment critique de son disque : les complices avaient joué chacun séparément. Les voici réunis dans l’Aria pour flûte et orgue de Jehan Alain… ou presque. En réalité, l’aria est de Jehan ; la version en duo est d’Olivier. Les interprètes en rendent avec grâce le balancement inégal et les subtiles harmonies. Ils veillent à caractériser chaque atmosphère et chaque passage d’une couleur à une autre. Le choix judicieux des registrations accompagne finement cet éloge du swing et du ressassement, éclairé par la poésie poignante de la dernière partie.
Aurélien Fillion intercale alors un extrait de Laudes – Kidân za-nageh, l’opus cinquième de Jean-Louis Florentz, achevé en 1985. Il choisit la pièce la plus connue, l’hymne qui clôt le cycle et s’intitule “… Seigneur des lumières – ‘Gzi abahêr zabarhânât”. Le compositeur y revendique deux axes spécifiques. Le premier axe est sonore : il s’agit d’utiliser “de nombreux jeux de mutation” en les séparant de leurs fondamentaux pour “créer et entretenir des champs vibratoires complexes”. Le second axe est rythmique : il s’appuie sur des triolets et des quintolets “formés de valeurs inégales et non-proportionnelles” inspirés de métriques africaines et utilisés “lors de séquences litaniques incantatoires” dont la pulsation doit être “proche de celle du gospel ou du reggae”.
L’introduction est grave, sombre, puissante, interrogative.

  • Dialogue inégal,
  • friction des riches registrations,
  • jeu entre statisme apparent et déchirures contrastées

captent ensuite l’attention. D’unité apparente, point, sinon l’impossibilité structurelle de

  • jointoyer le discours,
  • lui donner une direction nette (d’où les reprises déformantes de motifs), et
  • de le faire avancer en rang serré.

L’incertitude narrative qui en sourd contribue évidemment à l’intérêt de l’auditeur, que renforce la prise de son très spatialisée, saisissant l’ampleur de la chapelle Saint-Vincent sans gommer, et c’est heureux, le bruit de la mécanique (autour de 6′). S’instaure ainsi un échange captivant entre

  • le cosmique et le tellurique,
  • le céleste et le terrien,
  • le métaphysique et le matériel.

La capacité de rendre ces mystères, ni tout à fait dichotomiques ni possiblement fusionnels, n’est pas pour rien dans la réussite de cette interprétation.

  • En prenant son temps donc en se donnant les moyens de mieux contraster les changements de pulsation,
  • en travaillant le son autant que les notes,
  • en laissant la résonance du lieu habiller les mots du compositeur,

Aurélien Fillion propose une version plus longue que beaucoup d’autres propositions ; mais cette longueur n’est jamais langueur, et le long rugissement final, bien auréolé de silence, conduit à vivement regretter – comme souvent chez Florentz – que l’on en reste là !

 

Photo : Bordo Moncsi.

 

Le voyage autour de Debussy – même s’il nous faut admettre que cette unité de façade peine sur le fond à nous convaincre, tant nous avons perdu de vue Achille-Claude, au cours du périple – s’achève avec la transcription des Six épigraphes antiques de Claude Debussy. L’hexalogie était initialement pensée pour un quatre mains au piano. Debussy l’a ensuite transcrite pour piano seul – tout en continuant de rêver, affirment certains sachants experts, à une version orchestrale. C’est dire si une nouvelle transcription semble s’inscrire dans le projet même de l’œuvre.
“Pour invoquer Pan, Dieu du vent d’été” convient bien à ce duo pour qui le souffle de la flûte et le vent de l’orgue sont au centre. La mélodie supérieure est captée par Mélanie Flipiak ; l’orgue se dépatouille avec le reste. Cela fonctionne bien, d’autant que les duettistes respirent ensemble – ce qui leur permet de garder un tempo précis donnant l’impression faussement paradoxale d’une certaine souplesse. Les choix de registration, notamment pour les contrechants ou mélopées, colorent avec imagination le rendu.
“Pour un tombeau sans nom”, en 5/4 partiellement s’il-vous-plaît, permet d’abord d’opposer le chant de la flûte à la puissance grondante des jeux de pédale et aux jeux d’anche prenant en charge la croche pointée – double. Les interprètes distillent le mystère caverneux, auquel l’organiste ajoute un charme presque guilloutique dans l’association entre

  • une harmonie,
  • de petites notes surgissantes et
  • la mise en avant de la richesse harmonique primant sur le souci mélodique.

Après un mouvement “Triste et lent”, “Pour que la nuit soit propice” est tagué “Lent et expressif”. À l’introduction méditative, répond une oscillation ternaire judicieusement répartie entre les zozos. À la martialité de l’orgue répond la polymorphie de la flûte. À la souplesse de la flûte réagit la force incontestable du pédalier. À l’apparente évidence des échanges se substitue la subtilité de la suspension finale. Voilà qui est gracieusement tourné.
“Pour la danseuse aux crotales”, en trois temps et sans accident à l’armature, est indiqué “souple et sans rigueur”. Le duo creuse cette veine rythmique tour à tour rigoureuse et complexe, incluant des triolets de la flûte sur des croches par deux de l’orgue, et des traits de 7, 8 ou 17 notes à caser sur un temps, avant d’enchaîner avec la sobriété de trois notes par mesure. Les choix de registration se révèlent

  • audacieux – ainsi du petit tutti pour la nuance marquée mezzo forte – et pertinents,
  • imaginatifs et lucides,
  • singuliers et signifiants.

Ils permettent de graduer les nuances et d’enrichir la partition avec différents registres de l’orgue de Roquevaire : plutôt que de rester sur la combinaison initiale, qui revient à chaque refrain, il est à la fois plus plaisant, plus riche et plus musical de quêter çà un forte inattendu, là un cromorne sémillant… et d’assumer la fin déceptive en decrescendo !

 

Photo : Bordo Moncsi

“Pour l’Égyptienne”, en mi bémol mineur (et toujours en 3/4), est annoncé “très modéré” et “aussi doux que possible”. La ligne mélodique valide le projet de transcription pour orgue et flûte, la Bête assurant un fonds de sauce clapotant au gré des contretemps, tandis que la souffleuse met à profit la liberté rythmique et contrainte qui lui est laissée. Puis l’orgue lance le groove, surplombé par la partie de Mélanie Filipiak… au risque de la fragilité – le montage se loupe un brin à 2’37 : il existait sûrement un patch pour gommer l’hésitation de la musicienne… à moins que ce ne soit un test pour vérifier si le disque est réellement écouté – vu l’intérêt des pièces, des transcriptions et de l’interprétation, bien sûr qu’il sera réellement écouté par quiconque le posera sur son gramophone ! Revue par le Duo éolien, l’œuvre de Debussy rayonne

  • d’harmonies rares,
  • de trouvailles fascinantes et
  • d’un mystère proprement ravissant – le finale avec deux sol séparés par l’abysse des octaves conclut judicieusement le cinquième mouvement.

“Pour remercier la pluie au matin” a beau être bardé de doubles croches, il est estampillé : “Modérément animé”, avec une blanche à soixante. La transcription a l’intelligence de travailler en triangle en entrelardant le bourdon tonique “doux et monotone” d’un côté, l’anche soliste d’un deuxième côté et la flûte notée “délicate” d’un troisième côté.

  • Les variations de rôle,
  • l’inventivité de la transcription et
  • l’investissement des interprètes

font merveille et ouvrent des espaces d’appréciation inattendus, tel ce passage que la registration sait rendre durufléien à 1’37, comme si Debussy avait été tellement génial qu’il avait anticipé sur le “prélude sur le nom d’Alain” !
Bah, le disque ne s’appelle-t-il pas “Autour de Debussy…”, autorisant à fantasmer des résonances mystérieuses, imaginer des filiations improbables et tisser des réminiscences subjectives ? A minima, il pousse à se goberger d’un récital associant

  • originalité,
  • exigence et
  • musicalité.

C’est

  • vivant mais exigeant,
  • inhabituel mais profond,
  • maîtrisé mais scintillant :

un concentré de musique inspirante jouée par des musiciens inspirés. Qu’attendre de plus d’un disque ?