Fabrice Ferez joue Georg Philipp Telemann, Fantaisies et canons 2 (VDE-Gallo)

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Telemann est de ces compositeurs qui ont un côté Hélène Brassens. Les capitaines voient le jupon mité ; le poète sait que le chiffon cache des jambes de reine, et ça l’émoustille.
À la différence de Georges, Fabrice Ferez n’a pas du tout l’intention de garder pour lui les jolis cuissots par lui décelés. Au contraire, il est bien décidé à les mettre en valeur. À ceux qui soupirent doublement devant (1) un disque centré sur un compositeur prolixe semblant souvent mécanique, et (2) un programme solo pour instrument à vent, le musicien propose un triple pas de côté :

  • y aura pas que du Telemann, y aura du Bach, son quasi exact contemporain itou ;
  • y aura pas que du hautbois, y en aura deux et même un cor anglais en prime ;
  • y aura pas que des pièces pour hautbois solo, y aura surtout des pièces pas pour hautbois – pour violon, pour traverso, pour plusieurs instruments dans les canons et pour un instrument mais joué par trois dans la chaconne.

Le succès retentissant – syntagme rare pour jauger un disque de hautbois solo – rencontré par le premier volume a encouragé l’artiste à profiter des mesures anticulturelles censées assurer notre ssssssécurité ssssssanitaire afin de peaufiner, dans le secret de son atelier personnel, un second volume envisagé dès le lancement de la première aventure. Pour l’accompagner, Jonathan Vanhove s’est occupé du réglage des instruments Buffet-Crampon, Jean Perrier du son et la famille était en back-up : Nino fait des images, Marie-Claude co-traduit en anglais. Voici donc les suite et fin des douze Fantaisies pour traverso – réordonnées par l’interprète à la guise de l’imaginaire qui l’habite – accompagnées de deux “canons mélodieux” et de la “Chaconne” de Johann Sebastian Bach.

 

 

La seconde mi-temps de la fête s’amorce avec la Troisième fantaisie en si mineur (TWV 40:4). L’œuvre met en évidence trois qualités :

  • le sens du tempo,
  • la maîtrise du souffle et
  • la pertinence des nuances.

En effet, le premier mouvement frotte des Largo contre des Vivace. L’interprète s’amuse donc à associer le souffle et la suspension, d’une part, à l’agilité et au rebond, d’autre part. D’abord, les notes lui sont d’une aide certaine, mais les silences (soupirs ou quarts de soupir) sont également mis à contribution pour faire ressort çà ou laisser vibrer là. Ensuite, Fabrice Ferez veille à se servir du tempo comme cadre rythmique et, secouant cette rigueur essentielle, de la dilatation métronomique comme d’un outil de swing imparable, selon le fameux principe qui rappelle que pas de contretemps si pas de temps ! Enfin, en coloriste, l’interprète caractérise ses phrasés par des choix de legato ou de détaché qui s’interpolent avec les options de nuances choisies, notamment lors des nombreux échos et répétitions. Ainsi peut-on goûter tout le suc des modulations et de leurs frère les demi-tons quasi dissonants, voire des sursauts inattendus dénichés par le musicien (fin du premier mouvement).
L’Allegro en 6/8 associe

  • allant du ternaire,
  • jaillissements des sautes de dixième et
  • cahots des contretemps

dont l’artiste préserve la fraîcheur en renonçant utilement à la dernière reprise.

 

 

La Douzième fantaisie en sol mineur (TWV 40:13) reprend les mêmes ingrédients, maintenant l’intérêt grâce

  • à la brièveté concentrée des fantaisies (3 à 5′),
  • au détaché pétillant dégainé en juste place par l’interprète et
  • au soin apporté à l’accentuation et aux ornementations choisies avec goût,

l’ensemble évitant au discours de paraître indifférencié ou inarticulé. Au flot, Fabrice Ferez préfère les vagues ; négligeant le flux, il se concentre sur le ressac tantôt indomptable, tantôt domestiqué en apparence. Un Dolce servant d’intermède précède un Allegro qui conclut la première partie avec l’énergie majeure du Si bémol. Le Presto final, pourvu d’accents presque rupestres sinon populaires, prend la forme ABA, la partie B, jouée plus lentement, se risquant au Sol – majeur, cette fois. L’interprète y déploie une liberté roborative… qui n’empêchera pas les wagnérophiles d’entendre le printemps qui point entre les arpèges majeures.
La Troisième sonate (TWV 40:120), dite “Canon mélodieux en Ré”, s’accompagne – comme la Cinquième, à venir – d’un double bonus astucieux : la partition – tant pis si l’on avait déjà entonné ce refrain lors de la première recension : dommage que celle-ci soit fournie “en vrac” au milieu de toutes les autres sonates, l’édition des deux canons choisis n’aurait certes pas été très difficile ni, en cas de délégation, très coûteuse – et le playback pour ceux qui voudraient jouer les canons en duo virtuel avec l’interprète. Enregistrée en rerecording, la sonate revigore l’écoute du récital solo par le surgissement d’un duo où l’on goûte, dans le Presto,

  • les nuances recherchées,
  • les trilles léchées et
  • les lignes nettes.

Le Larghetto apporte son caractère plus posé. Il permet à Fabrice Ferez d’ajouter dans son escarcelle des attaques de son d’une douceur et d’une variété stupéfiantes. L’Allegro assai remet un coup de boost à l’affaire grâce à la pulsation du 12/8, tandis que quelques jolies descentes chromatiques rompent la dangereuse monotonie du bavardage de hautbois proches du statut de, lâchons-nous, pipelettes.

 

 

La Cinquième fantaisie en Ut (TWV 40:6) injecte des Largo et du Dolce dans le Presto liminaire. Elle en profite pour secouer la mesure : tantôt à 4/4, la voici bientôt à 3/2 puis à 9/8 pour le deuxième mouvement, allègre mais sans indication officielle de vitesse.

  • Le souffle long de l’interprète, dans les passages lents,
  • son goût affirmé pour l’ornementation et les effets d’attente,
  • son penchant pour le groove,
  • son attention aux articulations ainsi que
  • sa confiance dans une partition semée de sursauts qui contrastent avec l’alignement fluide de triolets, ingrédient de base,

tout cela permet à l’auditeur d’aborder l’Allegro avec la curiosité nécessaire à une dégustation de qualité. Hélas, le mouvement restera à déconseiller aux déprimés. En effet, en cette époque prompte à créer des communautés ultrasensibles destinées à porter des revendications à la con, ils risquent fort de trouver insultante pour leurs sombres humeurs cette musique où

  • rythmes pointés,
  • contretemps,
  • mordants et
  • ajouts ornementaux

dessinent un éloge de la légèreté pétillante. Indifférent aux ratiocinations éventuelles des ronchons catégoriels, Fabrice Ferez assume la forme en arche (sous forme de symétrie axiale) qu’il a pensée autour de la Chaconne extraite de la deuxième partita pour violon (BWV 1004). En effet, le récital est ainsi construit.

Deux fantaisies (3 et 12)

Un canon (Sonate 3)

Une fantaisie (5)

La chaconne

Une fantaisie (9)

Un canon (Sonate 5)

Deux fantaisies (10 et 7)

Le musicien a conçu un arrangement pour deux hautbois et cor anglais de la chaconne pour violon pour trois raisons :

  • c’était un “défi déraisonnable”,
  • ça ferait “un beau cadeau à offrir aux amis hautboïstes dans cette période de solitude et de pandémie”, et
  • cette déploration pétrie de chorals luthériens contraste avec “la fantasque chaconne miniature en majeur” de la Cinquième fantaisie de Telemann.

 

 

Va donc pour 13′ de Bach autour du cinquième et dernier mouvement de la Deuxième partita. La chaconne a connu tant d’adaptations qu’il faudrait être presque aussi stupide qu’un électeur d’Emmanuel Macron qui ne serait même pas un patron de grande entreprise, même pas un banquier, même pas un cadre ultralibéral, même pas une grand-mère effrayée par le mythique risque lepéniste, non, juste un clampin ayant hâte de se poignarder parce que c’est ce que les médias, sa conscience et la folie ambiante l’incitent à faire, pour

  • s’offusquer du traitement en trio d’une partition soliste,
  • voir dans l’arrangement un aveu d’infériorité du hautbois par rapport au violon, ou
  • déplorer une transcription de plus d’une partition déjà maintes fois remodelée.

Dans les faits, la question du rapport à la lettre de l’original importe moins que celle du rapport à l’esprit. Schématiquement, on pourrait poser que l’esprit de la pièce associe trois dimensions :

  • la cyclicité, avec ce que cela implique d’effets pour distinguer boucle et répétition lassante ;
  • la verticalité, associant une pulsion mélodique à une harmonisation immédiate ; et
  • la narrativité, qui suppose la capacité de l’interprète – fût-il triple – à construire un arc discursif quasi aristotélicien, au sens où il inclut
    • agencement intelligible des épisodes (on se repère dans le récit),
    • vocation mimétique (on se reconnaît dans de quoi c’est que ça cause) et
    • aspiration cathartique (on – auteur inclus – se purge de ses émotions grâce à ce à quoi on assiste).

La solennité liminaire permet d’installer la possibilité des trois voix en posant clairement la ligne mélodique directrice. Quand accords puis duos s’effacent, l’arrangeur – qui revendique aimer de plus en plus composer, c’est prometteur – n’abandonne pas l’écriture pour plusieurs instruments. De fait, une même phrase peut être servie alternativement par le hautbois et par le cor anglais apportant, en sus de l’effet de surprise au début, d’autres possibles – ainsi des notes légèrement “trop” tenues lors des sautes de dixièmes et onzièmes des mesures 33 à 35, explicitant l’harmonie par résonance sans la stabyloter pour autant. En somme, le rerecording permet trois combinaisons :

  • le solo, bien sûr, que Fabrice Ferez a l’intelligence de ne pas oublier – il est pourtant tentant, quand on peut le plus, de préférer ledit plus au sobre ;
  • l’ensemble simultané permettant de mimer, sinon de s(t)imuler, les doubles ou triples cordes ; et
  • la collaboration en tuilage ou en chevauchement partiel.

Un échange s’installe donc entre les différents intervenants, habilement mixés par Jean Perrier, qui n’exonère pas l’interprète schizophrène d’un travail serré sur

  • les nuances,
  • les respirations et
  • les phrasés.

Dans cette perspective,

  • passages de relais après des soli plus ou moins brefs,
  • effets de commentaire spatialisés,
  • mise en clarté de la polyphonie et
  • ajouts de notes ciselant l’harmonie (mesures 77 sqq)

préparent aux arpèges partagés à deux, qui tonifient les mesures 89 sqq sur une basse de cor anglais. L’apport de l’ornementation déjoue la banalisation du procédé. Elle participe moins d’une réécriture allogène que d’une appropriation subjective d’un passage-clef.
La transition vers le mode majeur est marquée par une valorisation des temps longs, préfigurant en quelque sorte la bascule en Ré où le transcripteur n’hésite pas à jouer à fond la carte du trio, en simultanément ou en alternance. En dépit de la douceur des timbres, on entend sonner les trompettes (mesure 169 sqq). Le retour des arpèges signale la proximité de la réexposition en mode mineur – Fabrice Ferez ne ménage guère le mystère en exigeant du cor anglais un fa naturel, quand Johann Sebastian Bach laissait l’ambiguïté un temps de plus.
La section finale n’est pas dénuée non plus d’ajouts fereziques pour ménager des duos imaginaires, à la tierce ou non. On l’aura compris : l’heure n’est pas au recopiage de la partition originale mais à son arrangement pour une formation spécifique. La part de liberté revendiquée par le transcripteur n’est pas seulement saine, elle est nécessaire car, pour restituer la beauté d’une partition, il est presque toujours plus juste d’en rendre l’esprit davantage que, en permanence, la seule lettre – on se souvient d’avoir abordé cette question notamment à l’occasion d’un autre projet d’étranges transcriptions fomentées pendant les confinements (à quand un travail universitaire sur l’impact du black-out covidique sur les transcriptions de Bach ?).

  • Tenues aiguës,
  • effet choral et
  • retour à la formule initiale pour l’ultime réexposition du thème

concluent cette proposition pensée et supérieurement exécutée… en attendant des témoignages de version en concert, à trois, qui ne manqueront certes pas d’intérêt.

 

 

Retour à Telemann avec la Neuvième fantaisie en Mi (TWV 40:10). L’Affetuoso esquisse une mélodie presque déchiquetée que Fabrice Ferez orne avec élégance et néanmoins parcimonie à la reprise (la seconde partie du mouvement n’étant pas reprise, elle est ornée d’emblée). On apprécie que l’interprète prenne son temps, la partition fournissant de quoi nourrir l’oreille grâce à

  • des mouvements contraires,
  • des sauts de dixièmes et des descentes de sixtes dynamisant le récit,
  • des contretemps et des triolets bousculant le sage 3/4, et
  • des effets harmoniques parfois inattendus.

L’Allegro s’ébroue alors, associant des phrases presque lyriques à des soubresauts, des déséquilibres et des virevoltes que le détaché et l’art du deux-en-deux de Fabrice Ferez rend joyeux et captivants. Comme dans la Douzième fantaisie, un bref Grave sert d’intermède avant le Vivace en 2/4, dont les sautillements enfantins raviront les kiffeurs de musique simple, efficace et sans fanfreluche.
La Cinquième sonate (TWV 40:122), dite “Canon mélodieux en La”, démarre sur les chapeaux de roue grâce à son Vivace franc du collier. Ça se trémousse avec la fraîcheur requise, donc avec

  • l’allant régulier,
  • les trilles,
  • la rigueur d’articulation et
  • les contrastes de nuance nécessaires.

Le Cantabile en si mineur, en 3/4, tranche ainsi qu’il sied. Retenue, intériorité et variation d’intensités guident l’écoute. Le Schentando – l’un des trois extraits présenté le 8 mai dans une prestigieuse émission de France Musique – bouscule l’auditeur conformément à l’originale indication de tempo. Son 6/8 est gaiement balancé même dans la partie mineure. Les redites contribuent à l’ivresse propre aux formes canoniques. Les développements et modulations bénéficient

  • de nuances inventives,
  • d’un coffre généreux et
  • d’une finition exemplaire.

 

 

Rien de tel pour aviver notre attention, alors que se présente la Dixième fantaisie en fa# mineur (TWV 40:11). Son Tempo giusto est éclatant de liberté et de musicalité, notamment dans les rapports trouvés entre

  • détaché et legato,
  • son et respiration,
  • justesse de la note et jeu sur son amplification ou sa mise en sourdine,
  • mesure et agogique,
  • respect de la partition et interprétation créative.

Le Presto, en fa dièse mineur, pétille sans autre projet apparent que de gambader – cela se respecte. Les attaques, les couleurs et la souplesse (tempo de la coda) de l’interprétation le soutiennent dans son idée. Le Moderato, en La et 3/8, s’enrichit avec bonheur des ornementations glissées par l’interprète dans le texte brut… avec une gourmandise qui semble le pousser à reprendre, phénomène unique dans ce disque, le dernier segment du mouvement afin de le personnaliser encore un peu plus !
La Septième fantaisie en Ré (TWV 40:8), bizarrement fagotée en deux mouvements très inégaux, conclut le récital. Le mouvement Alla Francese associe la pompe et la vivacité

  • des triples croches,
  • des rythmes pointés et
  • des ornementations ajoutées (pas de reprise directe de la première section).

Les grands écarts de registre pas plus que les variations d’intensité et de mesure ne posent souci à Fabrice Ferez. Le virtuose est à son affaire dans une composition semblant synthétiser maintes caractéristiques des douze fantaisies dans l’écriture, dans l’esprit, dans les apparentes contradictions et dans l’énergie.
Le dernier mouvement, Presto, se moque bien de l’inventivité mélodique. Ici prévalent

  • le dynamisme,
  • les modulations esquissées (passage central en La) et
  • la furia de l’interprète…

que suivent quinze secondes de silence, évidemment pour signaler à l’auditeur que le disque est fini et que les playbacks des canons vont tantôt commencer.
En conclusion, Fabrice Ferez réussit de nouveau son pari : nous faire écouter un récital centré sur des pièces de Georg Philipp Telemann et nous pousser à en griffonner une recension applauditive. Est-ce sa manière de jouer Telemann, son choix d’œuvres, l’agencement du récital et son lien avec Bach qui rendent ici ce compositeur fréquentable – ou, à l’inverse, sont-ce nos préjugés, tenaces et enkystés, qui nous incitent à croire que, quand même, souvent, Telemann, c’est tellement bof ? Sans doute un peu des deux. Reste l’évidence : le second épisode du voyage de Fabrice Ferez en telemannie est excellemment pensé, joué et réalisé. Toute autre considération n’est qu’un peu de poussière dansant devant un tableau de maître. Il faudra que je repense à ce disque, la prochaine fois que je verrai un jupon mité.


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