Franz Liszt, « Années de pèlerinage » par Michele Campanella (Odradek, 3/3)

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Avec profondeur, Michele Campanella nous prévient dans le livret : avec la troisième année de pèlerinage, on ne va pas mourir de rire. L’heure est à la maturité sinon à la vieillesse… voire au mysticisme. Si un tube se love dans les cinquante minutes de l’année, l’essentiel de cette musique est « écrite non plus pour un public enthousiaste mais pour un besoin intérieur ». Cette mise en garde est aussi une façon de susciter l’appétit des auditeurs ayant suivi le projet – plus intérieur que spectaculaire – porté par le pianiste septuagénaire.
Alors, cette troisième étape, qui fait suite aux épisodes premier et deuxième, suscitera-t-elle notre incompréhension ou scellera-t-elle notre adhésion définitive à un coffret jusqu’ici aussi plaisant que prenant ?

3.
Troisième année (S. 163, 1867-1877)

Angélus ! Prière aux anges gardiens se présente comme un Andante pietoso. Le balancement des cloches (qui résonne par-delà les silences ici gommés) s’accorde aux modulations instables tentées par des unissons entre piano et forte, inspiration incluse (2’35), et des minicanons. S’il arrive que la musique s’emporte jusqu’à taquiner les fortissimi, Michele Campanella veille à contenir ces effets sonores dans une dynamique plutôt que dans une explosion de décibels. Un court silence précède le retour de la formule liminaire, qui s’épure jusqu’à l’extinction.
Aux cyprès de la villa d’Este est un diptyque et une thrénodie id est, comme chacun sait, une pièce en vers exprimant une lamentation. L’Andante qui lance les larmes et les premiers vers se faufile sur un trois temps qui peine à se glisser dans la peau du sol mineur prévue pour lui. L’interprète, sûr, en rend l’intranquillité puis les accents et les grondements, bref, les diastoles et systoles du cœur du poète tourmenté, voire les sacs et ressacs de la détresse profonde. Le premier mouvement s’achève sur un apaisement grave en Sol – majeur, cette fois – qui se prolonge dans l’Andante non troppo lento, seconde partie de cette pièce, écrite huit ans plus tard. Le prélude assume sa dimension déchiquetée où

  • les unissons,
  • les octaves et
  • le grave

dessinent une déploration digne mais perturbée par des moments « un poco animato » et « grandioso ». Manière d’apaisement semble un temps s’installer, où l’égalité des notes et le toucher du musicien font merveille. La netteté des arpèges offre une impression revigorante de simplicité que tente de secouer ou de transcender le come-back du passage « grandioso ». Toutefois, le retour à une certaine sérénité l’emporte. L’enrubanne une dernière plainte à la main droite que Michel Campanella prend l’initiative d’auréoler de sustain, comme si le retour à la solitude se repaissait encore de la souvenance d’émotions profondes vécues en commun.

 

 

Pas question de quitter la maison sans écouter Les Jeux d’eau de la villa d’Este, tube du répertoire armé de ses six dièses à la clef ! Composée la même année que le numéro précédent, elle serait, à en croire l’interprète « moins impressionniste que symboliste », dans la mesure où elle évoquerait la source qu’est le Christ, et non les fontaines audibles par tous. De la sorte, elle suggèrerait un déplacement, presque une transsubstantiation, entre l’immédiatement perceptible (l’eau et son imitation) et la signification profonde (l’eau de la vie que donne le Christ), autrement dit entre le signe et le signifié, la musique jouant alors le rôle de signifiant ainsi que le suggère, sur la partition, la citation de Jean 4,14 :

« mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai, moi, n’aura plus jamais soif ; et l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source d’eau jaillissant pour la vie éternelle. »

Pourtant, l’affaire semble d’abord accorder peu de cas à une métaphysique mystico-cryptée. Des triples croches se présentent sur un tempo Allegretto stipulé « vivace ». Liquide, la musique coule avec aisance des doigts du virtuose, malgré le calme qui précède l’arrivée de la mélodie. Des gouttelettes en forme de staccato préparent le lancement du nouveau jet d’eau dans un bis exécuté sans coup férir. Entre tierces détachées et guirlandes de triples croches se préparent les modulations de Fa dièse (« la tonalité du ciel », explique l’exégète) vers Mi, puis vers Ré, etc. On salue

  • la délicatesse des touchers,
  • la maîtrise technique, ainsi que
  • l’art de colorer les notes et de régler le tempo pour donner à la fois lisibilité et variété au discours.

Même le piano s’incline, avec un sol dièse qui souffre (6’19)… n’empêchant nullement le bon déroulement d’une coda glissant du suraigu au très grave.

 

Photo : Tommaso Tuzj pour Odradek

 

Sunt lacrymae rerum en mode hongrois abonde dans le sens d’une lecture métaphysique de cette troisième année de pèlerinage, « plus axée sur la souffrance que sur l’affirmation de soi », estime l’interprète. Le titre s’inspire du vers 462 du premier livre de L’Énéide de Virgile, selon lequel « Les larmes sont intrinsèques aux choses », ajoutant « et mentem mortalia tangunt » [et ce qui est périssable frappe l’esprit]. Même si plusieurs autres traductions peuvent être envisagées pour cet extrait guère limpide, on sent bien que, quand on invoque cette citation, l’ambiance est plus dark que youplaboum, et plus regrettante que festive. Confirment ce soupçon un brin cousu de fil blanc

  • le grave de l’incipit, « lento assai »,
  • la ligne sinueuse de ce qui tient lieu de mélodie, et
  • la modulation cahotante vers La bémol.

Une mélodie ne parvient pas à s’épanouir, entre son esquisse en suraigu et son étouffement martelé dans l’ultragrave. Néanmoins, le discours s’obstine, comme si l’homme tentait d’oublier que toute joie ou tout espoir contient ses larmes, on n’y peut rien. Donc la mélodie, son rythme pointé et ses triolets gracieux, réessayent de s’implanter puis de se développer. Loupé. L’exécution attentive et toujours soucieuse de musicalité illustre la probité de l’intégrale campanelliste jusque dans cette pièce intrigante, qui ne manque pas d’exploiter l’expressivité du piano… et du pianiste.
Restant dans une veine similaire, la Marche funèbre en mémoire de Maximilian I, empereur du Mexique mort [exécuté] le 19 juin 1867 se place sous la citation latine postulant que « in magnis et voluisse sat est » (en substance : sur de gros chantiers, vouloir, c’est déjà bien). La gravité creuse les profondeurs du piano au gré saccadé d’un rythme pointé. On goûte le sens de la nuance de l’interprète en dépit de l’unicité des motifs drapés de noir. Les multiples astuces pour faire gronder l’ultragrave sans le réduire à sa caricature s’allient au sens du contraste et du decrescendo.
Ce n’est pas, techniquement, l’œuvre la plus impressionnante de l’album ; mais il faut un musicien hors pair pour rendre saisissante la composition, entre

  • gravité,
  • solennité et
  • suspension devant le mystère de ce qui nous attend tous : la mort.

La coda l’illustre avec force tant ce qui pourrait paraître pauvre – ou, a minima, dénué de trouvailles palpitantes – acquiert ici force et noblesse jusqu’à sa fin qui monte vers le ciel des aigus dans la tonalité de Fa dièse, symbole céleste comme mentionné supra.

 

 

D’où sans doute le choix, plus spirituel que musicalement ébaubissant, de quasi enchaîner cette marche funèbre avec le Sursum corda conclusif. Comme chacun sait, décidément, sursum corda signifie hauts les cœurs et se réfère à la prière eucharistique bien connue des croyants, surtout dans se version française :

– Élevons notre cœur, dit le prêtre.
– Nous le tournons vers le Seigneur, répond l’assemblée.

En Mi, rythmée par six croches toutes les mesures, la mélodie débute dans les graves puis s’élève à la main droite.
Une fois de plus, la rigueur du musicien va de pair avec l’impression de liberté qu’il parvient à donner quoique il respecte la partition. Sa maîtrise technique lui permet d’habiter cette pièce sans la moindre esbroufe mais avec un art consommé du zoom musical et une intelligence profonde de la partition. Celle-ci contribue à faire résonner les superbes sursauts harmoniques, dans

  • la simplicité,
  • la profusion sur quatre portées ou
  • la simplicité d’un ton solennel marqué par un ultime crescendo magnifiquement réalisé… et préféré au triple forte « grandioso » scripturalement exigé.

Admirable péroraison pour une intégrale réfléchie, supérieurement exécutée, captée avec un soin remarquable et, ce n’est pas un mince compliment, passionnante de bout en bout.


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