Jean Guillou, “Confrontation”, Augure (1/2 : Bach)

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Les connaisseurs le savent, les ironistes s’en amusent : sans le piano, il n’y aurait point eu de Jean-Guillou-organiste-iconique-de-Saint-Eustache, ainsi que l’interprète le rappelait en 2013. Du reste, la tradition est bien ancrée : si, jadis, Jacques Taddei donnait concert orgue et piano, nombre d’organistes continuent de taquiner plusieurs claviers avec une même maestria – les habitués du festival Komm, Bach! pourront ainsi citer, à la volée et parmi d’autres, Esther Assuied, Vincent Rigot, Jean-Luc Thellin ou Vincent Crosnier, maître ès guillouteries. Le label Augure, qui célèbre la mémoire de Jean Guillou et dont nous avons souventes fois compté les exploits, a déjà exposé la polygamie digitale de son héros sous trois formes :

  • son nom – bien que la collection s’intéresse au premier chef à l’orgue, Augure est le nom d’une composition pour piano (1999, publication 2005) ;
  • la publication d’un enregistrement des sonates de Reubke (une pour orgue, une pour piano) ;
  • la diffusion de l’œuvre pianistique intégrale, mise en valeur par Davide Macaluso dans un double disque formidable dont il fut question çà et .

On attend que les Colloques pour piano et orgue (voire plus) – les 2, 4, 5 et 7, le septième semblant inédit au disque – fassent l’objet d’un nouveau numéro de cette collection ! Pour permettre aux fans de patienter, sans doute, la maison chapeautée par Giampiero del Nero claque un concert donné par Jean Guillou le 4 mai 1972 dans son domaine de Saint-Eustache, et conservé par l’Ina depuis sa diffusion sur France Musique durant l’été qui a suivi. Le minutage est généreux, comme à l’accoutumée, et pour cause : il faut bien une heure vingt pour déballer la chaconne BWV 1004, dans la transcription de Ferrucio Busoni, la Passacaille et fugue BWV 582 puis, de Franz Liszt, la Sonate en si mineur avant la Fantaisie et fugue sur “Ad nos, ad salutarem undam”. Un programme pantagruélique qui dut laisser, selon le mot de Vincent Crosnier dans le livret, des “souvenirs immarcescibles” aux auditeurs de l’époque, et qui part donc à l’assaut des auditeurs actuels et futurs.
Le premier épisode de la tétralogie se passe au piano. Il s’agit de la chaconne BWV 1004, extraite d’une partita pour violon, qui a curieusement passionné les transcripteurs claviéristes : si la version de Busoni est la référence, d’autres grands noms s’y sont frottés, parmi lesquels Raff – il existe bien sûr des versions pour orgue itou. L’Andante maestoso “ma non troppo lento” respecte le concept de chaconne (un thème syncopé en trois temps que le morceau va mâchonner sans trêve) tout en la pianisant, ce qui est évidemment heureux. Enveloppé par un léger brouhaha de fond, qui donne son charme craquelé au disque, l’interprète travaille la matière sonore en s’appuyant sur

  • des accents parfois inattendus,
  • des minilibertés de tempo bienvenues et
  • des respirations permettant à la mélodie de se développer sur une harmonisation d’abord discrète.

Un passage “marcato” refuse toute finesse pour s’en tenir à l’esprit indiqué par le transcripteur. De même, la “bravoure” exigée réveillerait un paroissien profondément endormi devant une icône, en termes de décibel et d’accélération. La vitesse étant trouvée, Jean Guillou peut jouer en veillant à ne “non affrettare” comme l’exige la partition pour le segment staccatissimo. Quelques roulades lisztiennes plus tard, la modération revient, à mains inversées dans un premier temps. Le pianiste utilise alors à plein les ressources du rubato et de la suspension, histoire sans doute de mieux contraster avec le moment “con fuoco animato” qui l’attend.
De spectaculaires triples croches lancent leurs tentacules piégeux au-devant de l’exécutant, tandis que le grave tisse sa toile jusqu’à imposer une écriture à trois portées (thème à l’unisson dans le grave et l’aigu, bariolage virtuose dans le médium et l’aigu). Une once de solennité, semée d’un trille final où Jean Guillou met sa patte, prépare le passage en majeur. Le second thème, “quasi Tromboni” commence dans les profondeurs du piano. Un Allegro moderato ma deciso secoue le clavier, puis la senestre s’approprie le nouveau motif, accompagnée par sa comparse commentant dans les hauteurs. Crescendo et accélération, rythmés par des octaves et des accords répétés, inventent un chemin de retour vers le thème grave soutenu par des octaves en triolet dans les tréfonds. Une respiration fauréenne (Gabriel et Ferrucio sont morts tous deux en 1924) ne fait que retarder un dernier passage virtuose en majeur, point d’entrée vers le retour posé en mode mineur.
Après l’excitation des triples croches et la résonance organistique des accords tenus, Jean Guillou déploie alors son savoir-faire de dentelier, ce qui rend d’autant plus savoureux l’attente du moment où, à défaut de chevaux, il lâche les triolets de doubles croches. Privilégiant parfois l’énergie sur la précision (12’50, par ex.), ce qui est quasi toujours une option judicieuse en concert, il offre à la partition la pompe exigée pour le rappel final du thème.

 

 

Tout aussi obsessionnelle qu’une chaconne (encore plus, en fait), la sublimissime passacaille BWV 582 et sa fugue qui va bien viennent fricoter sur l’orgue Gonzalez de Saint-Eustache. L’énoncé sans peur ni reproche amorce cette pompe exceptionnellement registrée sur les riches fonds de l’instrument local – l’assistant ne démérite pas dès le sol de la mesure 24. Pas très bachiens, les choix de sonorité ? Pas bachiens du tout, sans doute, mais combien inventifs et narratifs – ainsi du plein jeu pointant le bout de ses museaux à 4′ ! Se dessine une conception organique, au sens quasi biologique du terme, de ce mastodonte, où l’orgue est exploré par la musique de façon sinon exhaustive du moins optimisée au regard de la partition. Après tout, il n’y a pas un orgue identique à un autre : écrire pour orgue, c’est aussi mettre un texte au défi d’un récitant protéiforme.
L’interprétation de Jean Guillou est donc, avant tout, recolorisation d’une base en noir et blanc. Plutôt que d’opter pour une vision en flux continu, l’interprète malaxe le son, de sa texture à sa réception, id est du jeu choisi à l’élocution utilisée pour telle ou telle variation – ainsi du staccato entamé à 5’30. En dépit de (ou à cause de) l’aisance technique d’un organiste rompu à cette partition, cette spécificité kaléidoscopique agacera les tenants d’une partition unitaire. D’autres, encouragés par les facilités techniques du musicien dans les passages les plus virtuoses, jugeront revigorante cette vision hachée, dès lors qu’elle permet de profiter pleinement de la richesse d’un instrument et d’une vision de la partition.
Objectivement, la redoutable fin de la passacaille, le début de la fugue et les passages techniques où l’on attend tout interprète – tels les rebonds de la pédale quand la main gauche prend le thème – sont tenus avec une maestria et un dynamisme remarquables, surtout pour un live, s’il s’agit bien d’un concert unique sans patch. Bien sûr, si l’on scrute la partition, l’on repère que certains traits bénins sont escamotés (ainsi, celui qui entend le mi – ré – mi à la pédale et à 11’27 est un menteur) ; reste le reste, incroyable de dextérité pour un concert. En définitive, l’on subodore une volonté de pimper la passacaille et le souci de claquer la fugue comme un tout, l’ensemble formant deux mouvements contrastés et complémentaires (en “confrontation”, donc), ce qui fait presque passer sous le tapis la performance technique au profit d’une conception des œuvres qui stimule l’écoute et transforme le musicien en véritable interprète plus qu’en exécutant roué. Même si la restitution seventies des tutti et le goût pour les changements systématiques de combinaisons ne convainquent pas toujours, la dextérité et la singularité du musicien, notamment à l’orgue, ne manquent ni d’intérêt, ni de piquant, ni de brio.
Vivement les Liszt, qui seront l’objet d’une prochaine chronique.


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