Jean-Nicolas Diatkine joue Franz Liszt – 3 : le concert, seconde partie

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Jean-Nicolas Diatkine salle Gaveau, le 2 juin 2022. Photo : Josée Novicz.

 

Cette fois, pas de miracle : contrairement au concert du 17 janvier 2021, dont l’édition du 2 juin 2022 reprend plusieurs piliers (la Seconde ballade de Franz Liszt et la Mort d’amour d’Isolde de Richard Wagner transcrite par Liszt), pas d’orage pour tambouriner sur le toit de la salle Gaveau au moment de l’Isoldesliebestod, coda majestueuse de Tristan und Isolde – opéra recensé ici avec Nina Stemme, çà avec Violeta Urmana, ou , par ex., avec Martina Serafin.
Aussi la seconde partie du récital lisztien, dont nous évoquâmes la première mi-temps ici, commence-t-elle dans le calme – un calme pesant, toutefois. En effet, alors qu’Isolde vient de rejoindre son chéri décédé, elle décide de se décéder à son tour quand son mari, le vrai, approche. Marke arrive pour la libérer et la laisser vivre sa laillefe sans filtre avec son mec ; las, elle a peur qu’il ne vienne la morigéner et, surtout, la récupérer. En clair, elle se suicide pour rien. Récit d’une mort inutile plus que sublime, la scène finale de l’opéra interroge précisément la tension entre l’humain et le mythique, tout en sondant notre finitude à l’aune du fatum funèbre, ce vrai philtre que nous ingérons en naissant.
Bref, un monde tellurique s’ouvre, qui ne passe pourtant point son temps à faire froufouter une solennité emphatique et univoque. Du grave aux aigus, le piano s’ouvre certes avec force tremblements. Ce nonobstant, Jean-Nicolas Diatkine veille à garder un ambitus d’intensité qui, au début de l’extrait, traduit plus volontiers le maelström d’émotions que l’extase, la souffrance ou la disparition. Le musicien semble vouloir concilier les deux pôles, id sunt le transcendantal et la concrétude, sans doute parce que c’est dans cette jointure espérée entre finitude et aspiration métaphysique que l’humain wagnérien niche son espérance, son trouble, son sentiment et son illusion, plus rassurante qu’un doudou, de valoir plus qu’il ne vaut ou d’être plus que ce qu’il n’est. Pour peu – donc beaucoup – que l’on adopte ce prisme, la mort d’Isolde n’est pas plus inutile que sublime, elle tire son sublime de son inutilité – et ce sublime n’en demeure pas moins inutile. Le résultat est le même, mais la signification, pardon, pas du tout !
Au piano, cela se traduit par un grommellement associant fiction et philosophie existentielle. Le grondement devient poésie et musique sous les doigts de l’interprète, porté par une transcription si pianistique qu’elle oblige l’ancien accompagnateur d’artistes lyriques et le soliste virtuose à devenir chef d’orchestre. Dès lors, sous la baguette de son esprit, le voici qui manie voire manipule avec une gourmandise chamarrée – nan mais, pas d’inquiétude, moi non plus je suis pas sûr que ça veuille dire quelque chose, tant pis, je tente quand même – l’aller-retour entre

  • bouillonnement et retenue,
  • désir d’explosion et tentative de dépassement métaphysique,
  • report du fortissimo et fatalité du pianissimo où nous disparaîtrons tous tôt ou tard,
  • frustration du cœur donc du corps et insatisfaction d’une âme qui n’a d’autre solution pour se soulager que de bazarder son corps – c’est aussi le sens d’une coda, qui éteint la musique tout en la laissant, en nous, résonner voire raisonner.

Cependant, la transcription lisztienne de la scène finale ne clôt point le récital. Lui succède “le Rêve d’Elsa” (“Einsam in trüben Tagen“), extrait du premier acte de Lohengrin. En substance, le drame se noue quand Elsa est accusée d’avoir un amant. Elle rétorque qu’elle a vu en rêve un superhéros chevalier, noble, vaillant, “d’une vertu si pure” qu’il va venir à la fois lui rendre – puis, si affinités, lui prendre – son honneur. L’unisson initial de l’introduction se résorbe dans l’arrivée du thème, lequel gagne le registre aigu. L’un des leitmotivs structurant l’opéra se concentre à droite avant de gagner le médium. Dans cette version lisztienne, mission est donnée au virtuose de fluidifier la circulation du lied entre les registres, en rendant raison de la finalité narrative voire dramatique offerte par les changements de couleurs.
Semblable perspective nous permet d’apprécier la finesse de l’interprétation, gommant la tentation de sursolenniser la chose pour privilégier la clarté – pure – du propos grâce à des points d’attention délicatement privilégiés, parmi lesquels

  • l’articulation des différentes parties, entre continuité et contrastes ;
  • le travail sur les respirations et, a contrario (ou plutôt : en complément), la pédale de sustain,
  • le soin apporté à l’énoncé des arpèges et au choix des attaques.

Comme à peu près tous les opéras de Wagner, Tannhäuser brode une intrigue autour de l’obsession de Richard : la virginité du cœur de l’homme et, surtout, du corps de la femme. Nouer l’hymen avant de briser l’hymen est le grand leitmotiv thématique qui, dans l’idiolecte de notre fascisante start-up nation, ruisselle sur l’ensemble de son logiciel via un algorithme holistique qui nous oblige. Non, ça ne veut rien dire (ou alors que Wagner était obsédé par la virginité, peut-être), mais n’oublions pas qu’Aurore Bergé est une femme politique d’importance, ça relativise l’importance du rapport entre signifié et signifiance dans un pays qui n’a qu’un problème, comme chacun sait : les supporters anglais.
Tannhäuser ne fait pas exception à la guideline du compositeur. Le héros éponyme est un ancien adorateur de Vénus qu’Elisabeth, amoureuse, essaye de convertir à l’adoration de la Vierge. Le chœur des pèlerins – ici interprété par Jean-Nicolas Diatkine tout seul comme un grand – revient devant Elisabeth après un an d’expiation pour chanter les louanges de la patrie et de leur dieu. Le moment précède la catastrophe, la jeune fille-femme découvrant a posteriori que Tann’ n’est pas dans le lot. Pour gâcher le suspense, rappelons qu’elle décide d’offrir sa vie pour sauver son Tann’, quitte à mourir et, pire, à devenir un ange.
Ce golden hit est pris sans affectation. L’exécutant en souligne

  • l’efficacité harmonique,
  • la vibration créée par la complémentarité entre lead et accompagnement, ainsi que, lors de la reprise du thème,
  • la puissance de la marche descendante, ce contrechant aussi tonifiant que complexe à intégrer.

Les esprits pointus réussissant à glisser un long parapluie dans le fondement de leur âme dénonceront-ils l’usage de la pédale, qui nimbe la transcription d’une puissance opératique patente au détriment de la netteté des petits marteaux ? Ils auront raison d’avoir tort, tant le travail sur le soutien, la résonance, la spatialisation, la projection et la gestion du son permettent au piano de dépasser le piano afin de rendre raison du projet de la transcription lisztienne ; et même eux devront cependant applaudir à tout rompre après le somptueux retour au calme.

 

 

La fête se clôture officiellement par un résumé d’un projet artistique – la “Marche solennelle vers le saint Graal” extraite de Parsifal. Probablement Jean-Nicolas Diatkine choisit-il de finir par cette pièce grandiose car elle porte la dimension mystique guidant vers l’accomplissement par excellence. Cependant, il la donne avec un sens du théâtre singulier. D’emblée, les cloches graves résonnent dans la salle Gaveau ; et l’artiste fait feu de chaque possibilité qui lui est offerte de ménager

  • un crescendo,
  • un decrescendo voire
  • les deux simultanément sur deux plans sonores distincts.

Cette marche n’a rien de rigolo, rien d’extraverti non plus, religion syncrétique oblige – telle la passion, vue de l’intérieur, la religion est rarement source de marrade. Le pianiste doit donc habiter ce bloc de foi pour entraîner avec lui l’auditoire et ne pas l’abandonner, par exemple, quand résonnent derechef les cloches en fin de première partie. Il s’y attèle et cisèle au premier chef ce motif en s’habillant de nuances alliant

  • gravité et douceur,
  • force et intériorité,
  • conviction et humanité.

Pas un registre de l’instrument n’échappe au sens des piani ménagés par l’interprète, jusqu’au dernier retour quasi ad libitum du riff liminaire qui s’évanouit dans l’espace des songes, comme un etc. d’élite. Le silence après Liszt-Wagner, c’est encore du Diatkine.
Pour fêter son triomphe – celui d’avoir capté un public extraordinairement attentif de bout en bout à travers un programme d’une indéniable densité – et pour remercier les fans, JND revient gratifier l’assistance d’un premier bonbon : l’impromptu 90 n°2 en Mi bémol (D899-2) de Franz Schubert. Courent, courent les petits doigts de la main droite sur les parties A, tandis que la partie B en si mineur fait l’objet d’un travail soigné associant, entre autres,

  • accents toniques mais point assénés,
  • nuances variées lors des reprises tellement schubertiennes ainsi que
  • sculpture du son via phrasé et sustain.

Moins attendue dans la catégorie des bis, voici “La cathédrale engloutie” de Claude Debussy, dixième des Douze préludes, présenté ici par l’artiste comme manière de suite de Parsifal. Néanmoins, le pianiste ne nous prend pas en traître. La menace était brandie à la fin du livret, laquelle stipulait que le florilège lisztien autour de Parsifal était habité par une “richesse harmonique audacieuse qui aurait bien pu inspirer Debussy” pour sa cathédrale.
Cohérence des encores oblige, la pièce partage avec l’impromptu une forme ABA. Spécificité de chaque bonus exige, elle s’en distingue par son souhait de créer une atmosphère “profondément calme” plongée “dans une brume doucement sonore” qu’inaugurent les – probablement – plus célèbres quintes parallèles du répertoire pianistique. Jean-Nicolas Diatkine laisse miroiter l’harmonisation fascinante en déployant un travail autour des 5R :

  • registres (sons spécifiques selon les),
  • résonances (prolongement et mélange opportun des notes par le truchement des),
  • retenues (juxtaposition d’une régularité mesurée et de la ductilité exigée par les indications du compositeur oscillant entre accélérations et),
  • rythmes (mise en avant du vertige associant
    • durées longues et accords de passages,
    • tonicités et suspensions,
    • persistances et mutations d’atmosphères grâce à la maîtrise des), et
  • reprises (exploration des redites internes à la pièce, que souligne Claude Debussy avec des indications du type “comme un écho de la phrase entendue précédemment” ou “dans la sonorité du début”, traduisant l’importance des parallèles à court et moyen termes grâce à l’attention portée aux).

Belle ouvrage, belle personnalité artistique, belles musicalités par-delà la performance technique : une soirée diatkinienne à souhait. Pour en retrouver l’esprit, le disque, avec le même programme fors les bis, na, est disponible ici ainsi que sur les plateformes d’écoute en ligne.