Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 2

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Photo : Rozenn Douerin

 

Dans un premier épisode, nous avons montré pourquoi le pastel était un jeu de dupes à plusieurs titres en concluant que l’élargissement de son champ d’exploration, fors le seul portrait, s’était accompagné d’une double réflexion des artistes sur la spécificité de ce médium dans l’art de représenter le réel. Loin de se contenter d’entrer en concurrence avec la peinture, le pastel a gagné en autonomie en creusant ses particularismes plutôt qu’en les gommant. La mise en scène du monde du travail offre ainsi un espace artistique où la scène de genre se retrouve animée par les caractéristiques propres au pastel.
Ainsi, “La baratteuse” de Jean-François Millet, déployée sur un grand format, est propulsée par un travail paradoxal sur le mouvement. En effet, c’est moins le mouvement de la paysanne qui est saisi que celui du monde qui l’entoure : le chat se frottant à ses pieds, la poule et peut-être ses poussins picorant devant la porte, même l’ustensile – pourtant immobile – où est battu le beurre semblent animés par une énergie qui tranche avec l’immobilité stoïque des brocs alignés sur des étagères en arrière-plan. Au milieu, le personnage principal est partagé entre son immobilité dans la partie supérieure et la vivacité des traits figurant son tablier. Tout se passe comme si l’artiste avait fait le point pictural sur le visage, le buste et les mains de l’agricultrice afin de valoriser moins l’exotisme rural de la scène que la pénibilité d’un travail à laquelle la protagoniste est rivée ad vitam aeternam.

 

Léon Lhermitte, “Moissonneurs” (non daté). Photo : Rozenn Douerin.

 

À l’inverse, les “Moissonneurs” de Léon Lhermitte sculptent en une dimension l’opposition entre

  • les amas de paille, figés,
  • le fouillis de la terre pendant la récolte et
  • le mouvement particulièrement pénible à la longue des travailleurs penchés vers le sol.

Le ciel en quasi sfumato qui parle de la chaleur dialogue avec les ombres portées par la paille, et les verts profonds du flanc de colline contrastent avec les touches de verts semées dans le champ. De la sorte, le mouvement est à la fois ligne, direction, mais aussi

  • construction de l’espace,
  • gestion des oppositions,
  • richesse du chromatisme et
  • efficacité des suggestions optiques
    • (formes évocatrices,
    • floutage donnant de la profondeur,
    • énigmaticité captivante des mélanges de couleurs…).

Il appert que la question de la représentation par le pastel explore le mouvement dans la fixité. Dans “La femme au puits”, où le crayon noir prête main forte au pastel (comme souvent chez Jean-François Millet), la contemplation du bas du tableau trahit l’énergie qui irrigue nécessairement le pastel tel qu’il est alors travaillé.

  • C’est l’énergie de l’eau qui passe du seau à la cruche ;
  • c’est la houle qui semble agiter la terre ;
  • c’est la verticalité sérieuse du mur qui se heurte à l’horizontalité désordonnée du sol.

La tonicité indispensable au pastel, par opposition à la possibilité des à-plats lisses de l’aquarelle, par exemple, met en mouvement le système de représentation quel que soit le sujet du tableau.

 

Jean-François Millet, “La femme au puits” (vers 1866), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Edgar Degas a, lui aussi, exploré cette dynamique consubstantielle au médium, en lui associant la netteté du fusain et la granularité de la craie. Sa “Repasseuse” de 1869, par exemple, associe trois dynamiques :

  • les lignes horizontales, parallèles (la table et la jupe) ou opposées (la ligne des épaules et le fer) ;
  • les traits verticaux de pastel ou de fusain ; et
  • les à-plats chaotiques de couleur (blanc, bleu, noir) dialoguant avec le beige original du papier.

Sous cet angle, la représentation par le pastel s’apparente à une gestion de l’énergie incluse dans le maniement du médium. Dans ce domaine, “Le nageur” de Gustave Caillebotte est presque un parangon. De fait, il profite à plein de la maîtrise technique et de l’œil de l’artiste pour associer

  • l’immobilité de l’eau,
  • l’importance des traits horizontaux semblant ordonner la scène (les rayures du costume alors moderne y contribuent évidemment) et
  • la promesse du mouvement qu’appelle la préparation du plongeon.

Il est patent que

  • les effets de profondeur donnés
    • au centre par le reflet de l’arbre et
    • alentour par l’encadrement du plan d’eau,
  • le jeu sur le miroitement aquatique ainsi que
  • l’apparent dénuement de la scène renforçant l’attente du grand plouf

contribuent à saisir le regard du visiteur et son intérêt pour l’exposition fomentée à son intention.

 

Gustave Caillebotte, “Le nageur” (1877), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…