Pierre Réach joue 9 sonates de Beethoven (Anima) – 1/3

admin

 

Issu de ou permis par la pandémie, le projet d’intégrale des sonates pour piano de Beethoven continue sous les doigts de Pierre Réach, que nous avions interviouvé juste avant l’enregistrement de ce deuxième et triple volume. Si l’on regrette que, glissé en guise de notule dans le livret, l’intéressant entretien accordé à son ami Olivier Bellamy n’aborde pas la structuration de l’enregistrement et la logique de l’agencement des sonates, force est de saluer l’audace d’un interprète qui n’éprouve pas le besoin de sous-titrer ses choix. Après une première double livraison, il revient avec trois disques d’un coup, revivifiant ce paradoxal sentiment d’urgence structurelle. Paradoxal, d’abord, parce qu’il existe déjà environ un milliard d’intégrales des sonates de Beethoven, pourquoi s’empresser d’en graver une autre ? Sentiment d’urgence, ensuite,

  • parce que la promesse d’une intégrale, c’est éphémère et la conjoncture – pourrie, forcément pourrie – peut, au moindre prétexte, dissiper le rêve comme la rencontre avec un python peut relativiser la chance que l’on croirait avoir en visitant une forêt exotique ;
  • parce que se sentir prêt après une longue carrière associant succès et doutes est une intuition qui peut ne pas durer ; et
  • parce qu’enregistrer six sonates dont quelques monstres en cinq jours est un « tour de force », comme disent les Anglais, et, pour le réaliser, sans confondre vitesse et précipitation, faut être au taquet et pas lambiner.

Structurel, enfin, parce que, comme Pierre nous l’a expliqué, Beethoven ne lui est pas apparu pendant le confinement comme une façon de tuer l’ennui ou de justifier son statut d’artiste, mais lui a plutôt servi de fil rouge pour justifier son existence, à la fois grandiose (c’est un maître du piano) et basique (les mélomanes le savent peu, mais un instrumentiste, même célèbre et célébré, reste un homme).

 

 

La première Sonate, dite assez mochement – mais les cataloguistes ne prétendent pas faire tâche de poètes – op. 2 n°1, ouvre le premier disque de cette seconde livraison et illustre cette envie d’avancer. Son Allegro initial ne s’embarrasse pas de pudibonderies mignardes. On se laisse volontiers conduire car notre chauffeur associe

  • tonicité des doigts,
  • indépendance des mains,
  • qualité des touchers valorisés par l’excellent Steinway D, lui-même remarquablement mis en ondes par Étienne Collard, et
  • solidité de la vision qui permet d’être très droit dans le tempo et très souple quand cela sied.

L’Adagio ne néglige pas les possibilités offertes par la pédale de sustain, laquelle offre une suavité qui évite tout affadissement flouté. Cette fois, on se laisse notamment happer par

  • la délicatesse des tierces,
  • la netteté des triples croches et par
  • la précision des contrastes (triples / doubles, binaire / triolets, sforzendo / piano).

Le Menuetto majeur assume une exposition presque frustre, que son trio en Fa éclaire un temps. Pierre Réach ne cherche pas à masquer cette frontalité. Il l’anime par son sens

  • de l’agogique quasi mesurée, aussi oxymorique que cela semble (en gros, le pianiste respecte le métronome même quand, parfois, à l’intérieur du temps, il s’autorise un élargissement vite résolu),
  • du doigté juste et
  • de l’attaque fine.

 

 

Le Prestissimo rappelle que, chez Beethoven, la virtuosité est rarement dans la pyrotechnie. En cette fin de dix-huitième sicle, loin de l’ivresse du brio, le compositeur privilégie

  • l’exigence de la mécanique,
  • la valorisation du thème façon earworm protéiforme,
  • le sens de l’accent qui dissipe le ressassement et
  • le souffle enveloppant le récit afin d’emporter l’auditeur, fût-il beethovéno-sceptique.

L’apparente simplicité du segment central, subtilement lié à la dernière partie, est présentée avec une élégance frémissante qui ne cède là en rien à l’énergie exigée çà, avec triolets enfiévrés et accents fiers de leur bon droit.
La Sonate opus 7, quatrième du genre et presque deux fois plus longue que la précédente (d’où son surnom de « Grande sonate », pas très sympa pour ses consœurs mais justifiée aussi par le fait qu’elle a été publiée seule, prestigieuse distinction due à sa ventripotence relative), s’articule elle aussi en quatre mouvements, cette fois autour de Mi bémol majeur. Elle se décaspule sur un Allegro molto e con brio ternaire dont Pierre Réach choisit de rendre moins le vertige motorique que la tonicité rythmique : l’on se repait donc

  • de contrastes,
  • d’accents à temps et contre-temps, et
  • de variété des touchers profitant du large spectre allant du duo à la confrontation d’accords.

Sa capacité à faire chanter le piano de manière multiple va

  • du sautillement matutinal esquissé sur la pointe des pieds par la gamine poids plume pour saluer le soleil sans déranger l’oiseau qui dort
  • jusqu’à la bombe du gros cousin sautant dans la piscine de vacances
  • en passant par la solennité rectiligne de l’adulte de la maison qui, sachant qu’il ne lui reste plus que cette posture, a décidé de jouer le personne qu’il est devenu : l’adulte.

De la sorte, il nous entraîne dans la boule à facettes narrative de Beethoven, rendant même sapide la reprise, exercice d’ordinaire pénible quand la richesse du matériau déjà exposé ne permet pas à l’auditeur de le réécouter avec attention. La seconde partie – d’abord en mineur – du mouvement prolonge ce mélange d’attention au texte, ornements compris, et d’investissement artistique de la lettre.

 

 

Le Largo « con gran espressione », en Do, est pris avec la rectitude requise pour ne point surdramatiser ce moment de suspension. Expression, même grande, n’est ni stabylotage ni ripolinage. En revanche,

  • l’usage de la pédale pour renforcer les dissonances intrigantes et prolonger les doubles croches fortissimo à vocation dramatique,
  • le respect du « sempre staccato » sur le mélange de bariolage et d’octaves de la main gauche,
  • le déploiement d’un large éventail de nuances et d’intensités

précipitent l’auditeur dans un récit étrange qui semble ne jamais oser déverser une parole crue, nette, définitive. Fort de son attention scrupuleuse à la partition, Pierre Réach joue

  • l’expression contre l’explicitation,
  • le sous-jacent contre le crié,
  • le quant-à-soi signifiant contre l’étalage impudique,

ce qui, alléluia, n’est certainement pas soumission à la secte du sépia vintage, du mou bourgeois ou du gentil indispensable pour envisager, ô rêve d’entrepreneur macroniste, d’inaugurer un nouveau corner éphémère pour une pseudo marque de luxe sur un rooftop des grands boulevards par un beau jeudi de printemps, juste au-dessus d’un tech lab couplé à un logement social dopant les perspectives RSE d’une start-up qui se considère plus comme une team que comme une boîte, c’est dire.
L’Allegro, qui renoue avec la tonalité de Mi bémol, renoue aussi avec un ternaire sans afféterie dont l’interprète semble s’amuser à pointer les surprises ménagées par

  • les effets d’attente,
  • les rebonds préparés par ces trampolines que l’on appelle appogiatures et
  • les arpégiations expressives.

La tournoyante partie en mi bémol mineur gronde à souhait sans renoncer tout à fait à l’effet mandoline permis çà et là par la valorisation des notes supérieures, permettant le retour à un da capo contrasté. Le Rondo, poco Allegretto e grazioso est impulsé par des doubles croches à la main gauche puis à la main droite. Vivent

  • la légèreté,
  • la précision des triples croches et des ornements, et
  • la souplesse rigoureuse de la mise en place qui se nourrit avec une gourmandise bien-sonnante des cahots du discours
    • (points d’orgue,
    • blanches suspendant l’avancée diégétique,
    • accélérations répandant les triples à gauche comme à droite…).

Fidèle à sa vision beethovénienne et, peut-être, à son style voire à sa personnalité, Pierre Réach veille moins à l’exubérance qu’à la clarté énergisante

  • (phrasés,
  • mesure,
  • fluidité de la circulation entre les deux mains).

Les aigus cristallins, un zest de rubato bien encadré et un allant tempéré sans être bridé rendent raison de la grâce exigée par l’indication de caractère frappant le mouvement.

 

 

Le premier disque se boucle sur une Dixième sonate (op. 14 n°2) dont les trois mouvements mettent à l’honneur la tonalité de Sol. L’Allegro liminaire, qui pèse presque la moitié de l’œuvre contraste avec ce qui vient d’être ouï par son ouverture courtoise, toute de bariolages parés avec

  • les traits aigus,
  • les effets d’écho entre registres et
  • la rondeur agogique que l’interprète sait distiller.

Bien qu’il se refuse, même lors des passages brillants où les triolets de la main droite frictionnent avec étincelles contre le silex dense des doubles de la main gauche, à se hausser du col, à pailleter la partition ou à en rajouter pour frimer comme il est plaisant de le faire, faut bien l’admettre, Pierre Réach évite autant le didactisme que la surromantisation de son compositeur fétiche.

  • Jamais tonitruant quoique percussif quand il le faut,
  • jamais sec quoique résolument clair,
  • jamais mécanique quoique rigoureux,

le musicien va son chemin dans un mouvement où, sciemment, le plaisant l’emporte sur le poignant.

 

 

L’Andante, en Ut, prend des allures de marche – Dieu soit loué au moins pour ça : la marche est plus populaire voire pastorale que martiale. On mentirait en prétendant que la partition nous semble particulièrement fascinante en soi. Pourtant, l’interprète parvient à nous convaincre de son intérêt en nous invitant à goûter les pépites cachées dans ce cookie, telles que

  • les sforzendi sur les temps faibles qui donnent du groove à ce qui, à défaut, ressortirait du rituel et du systématique ;
  • les pianissimi sur les sol aigu répétés, qui obligent l’auditeur à élargir son écoute au-delà du thème dévolu à la main gauche ;
  • la maîtrise du clavier qui offre du rebond où le convenu, l’attendu et le fastidieux menaceraient de poindre.

Dès lors,

  • fermeté digitale,
  • agilité du toucher et
  • musicalité des contrastes

transfigurent cette section de la sonate et laissent entrevoir pourquoi des connaisseurs de la trempe de Pierre Réach peuvent sincèrement se dire fascinés par toutes les sonates de Beethoven (sauf l’opus 79), ce qui échappe au clampin un peu honnête, quelque mélomane se prétendît-il. Le Scherzo final, en trois temps et en Sol, est indiqué Allegro assai. Autant dire que les petites saucisses vont tricoter. Pourtant le compositeur paraît exiger un double prélude pour chauffer l’interprète. Cela nous conduit à un thème où le grondement de l’accompagnement est un écrin judicieux pour la mélodie. Puis le motif quelque peu déchiqueté semble l’emporter, formant manière d’improvisation jusqu’à ce les mains se croisent. Alors, le tournoiement des triolets de doubles en vient à défier le sérieux de la main droite, toute à son thème ; et c’est la main gauche qui emporte la victoire grâce à un dernier pied-de-nez, concluant sans coup férir cet étrange mouvement à l’agréable saveur d’inachevé.
Voilà donc une première heure de musique contrastée – et sans doute ce contraste contribue-t-il à comprendre sinon expliquer le silence de Pierre Réach sur son programme. Si l’objectif est, pour les quelques misérables qui ne connaissent point par cœur toutes les sonates de Beethoven (si, y en a encore quelques-uns…), de donner à découvrir leur variété sous l’uniformité de l’appellation, à quoi bon l’expliciter ? Il suffit de donner à écouter. Dans de prochains épisodes, nous vérifierons si des effets de surprise similaires sont ménagés dans les deux récitals qui nous attendent, feat., entre autres, les célèbres « Clair de Lune », « Pastorale », « Appassionata » et la mystérieuse « À Thérèse pour conclure ».


Pour écouter gratuitement les trois disques en intégrale, c’est ici.
Pour acheter les trois disques contre environ 25 €, c’est .