Rachel Koblyakov joue toute seule (Orlando Records) – 4/5

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Première du disque

 

Le jour de la Fête de la musique, avec sa cohorte de covers mal ficelées et de déviances wokistes peu engageantes (« Venez à la Gaîté lyrique, des DJettes programment des femmes mais, exceptionnellement, les hommes peuvent venir »), il est joyeux de recenser une musique souvent oubliée de la Fête – en l’espèce, la Troisième étude sur Treatise on the Veil de Matthias Pintscher. L’œuvre, composée en 2007 et dédiée à la violoniste Caroline Widmann, s’inscrit dans un cycle se référant lui-même à un cycle fomenté dans les années 1970 par le peintre Cy Twombly. Matthias Pintscher admire ce plasticien dont il partage le goût pour

  • la polysémie,
  • la perspective et
  • la profondeur.

Prolongeant la méditation musicale sur la ligne proposée par Wolfgang Rihm dans la piste précédente du disque de Rachel Koblyakov, le compositeur se propose de

  • croiser des lignes,
  • d’étirer les notes jusqu’à donner une sensation physique et auditive d’espace, et
  • de « voiler/dévoiler » le son lui-même en usant d’un violon « préparé » (on y reviendra) afin de modifier la perception que l’auditeur en peut avoir – donc changer
    • de point de vue,
    • de ligne de fuite,
    • de perspective.

À la fin de sa présentation, Matthias Pintscher avoue regretter « de ne pas pouvoir dessiner directement le son des instruments comme un peintre ». À défaut, il bombarde l’interprète d’instructions déployées sur trois plans :

  • les instructions générales (notamment pour préparer le violon en fixant des lamelles métalliques sur les cordes III et IV),
  • la légende des symboles utilisés pour désigner, par exemple,
    • la direction d’un arpège,
    • la nécessité de jouer un quart de ton plus haut ou
    • l’injonction de jouer à fond les ballons et, si si,
  • la partition sur portée incluant
    • notes,
    • doigtés,
    • articulations,
    • indications
      • de nuances,
      • de tempi ou
      • d’archet,
    • modifications à apporter sur la note,
    • cordes sur lesquelles jouer (précisons que la même note, jouée sur deux cordes différentes, n’a pas le même son),
    • mutations, etc.

Une telle méticulosité exige sans doute patience et passion de l’interprète, mais le mélomane curieux a bien le droit (ou il se l’accorde) à un peu d’égoïsme, en l’espèce à ne pas juger une œuvre sur sa complexité mais sur ce que parvient à en tirer celle qui choisit de l’exécuter. Dès les premières secondes, Rachel Koblyakov travaille sur l’érotique du son, à la fois voilé et dévoilant. La musique apparaît dans sa fragilité que manifestent

  • des nuances ondulantes mais concentrées sur les pianissimi (donc quelque chose d’à peine perceptible),
  • un registre très aigu (donc presque inaccessible, marquant comme la limite du possiblement jouable et entendable),
  • des harmoniques (donc plus des sons que des notes) envoûtantes, et
  • une tension vigoureuse entre longueur du son tenu et fugacité des quintuples croches articulées (donc comme une impossibilité à cerner le son, entre résonance sans véritable début ni fin, et micromouvement disparu aussi vite qu’il était advenu).

Tout se passe comme si, en écrivant la note, Matthias Pintscher cherchait à la voiler (doù les innombrables indications enveloppant le signe) pour en dévoiler d’autres possibles.

  • Glissendi,
  • silences appuyés et
  • spectaculaires effets
    • (flûtés,
    • spectraux,
    • rythmiques)

se mêlent, sur le disque, au souffle de l’interprète, floutant encore plus la frontière entre

  • musique, c’est-à-dire sons organisés,
  • bruit, c’est-à-dire sons non organisés, et
  • silence, c’est-à-dire séparation – voire réserve hypothétique – des sons.

 

 

Le compositeur semble travaillé par un double mouvement :

  • l’écriture d’une ligne (il y a une partition) et
  • son gommage (on voit toujours la ligne mais comme
    • grisée,
    • transformée et
    • floutée).

Petit à petit, le son lui-même peine à poindre, et l’œuvre paraît se focaliser sur

  • la naissance de la vibration,
  • la contention du son
    • (mise en sourdine,
    • tenue de l’archet,
    • géographie du manche,
    • transformation par l’utilisation des éléments métalliques) et
  • l’exploration, façon zoom, du vaste entre-deux, généralement ignoré, qui sépare le silence de la note.

L’exigence de cette perspective met en lumière

  • l’excellence technique,
  • la sensibilité prenante et
  • l’engagement entier

 de Rachel Koblyakov. Par sa grâce violonistique, ce qui pourrait passer pour un exercice snob et réservé à une vieille race intellichiante confite dans une prétention et des habitudes culturelles censées la rendre supérieure aux autres alors qu’elles se contentent de la ridiculiser devient

  • une exploration fascinante,
  • une narration captivante et
  • une proposition piquante.

On est plus qu’impressionné : secoué par le travail sur

  • la temporalité
    • (retenue,
    • extension par le prolongement ou le silence,
    • brusque embardée prestissimo,
    • confrontation des dynamiques…),
  • la fabrication du son et
  • la capacité  de l’interprète à inventer un espace auditif entre pppp et ppp.

Ainsi la musicienne renverse-t-elle notre scepticisme en nous convainquant que

  • ce n’est pas du pinaillage, c’est de la précision ;
  • ce n’est pas du coupage de cheveux en quatre, c’est de la volonté de se confronter à la matérialité même du son, souvent perçu comme immatériel ;
  • même si cela s’appuie sur une réflexion et des références, ce n’est pas de la recherche métaphysiquo-transcendantalo-conceptuelle, c’est, jusqu’au dernier souffle, de la musique
    • expressive,
    • inventive,
    • vibrante et
    • incarnée.

Une découverte rendue emballante par la violoniste que nous retrouverons tantôt pour anthèmes de Pierre Boulez…


Pour acheter le disque, c’est par ex. .