Tristan Pfaff – Le grand entretien – 12

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Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau


Les épisodes
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui

3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité
7. Faire face à la critique
8. Apprendre à communiquer
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre


12. Transmettre

Comment conclure un échange avec un grand pianiste sans une dernière insolence, par exemple en lui rappelant que, si tout va bien, après lui, ce ne sera pas le déluge, donc qu’a-t-il prévu pour transmettre ce qu’il sait, ce qu’il vit, ce qu’il vibre ? C’est le sujet de cet épisode ultime où, comme dans une coda brillante mais qui n’étalerait pas son brio sur la table comme on étale ses lettres au Scrabble,

  • l’esprit pétillant,
  • la sincérité rigoureuse et
  • l’appétit de beauté qui animent Tristan Pfaff

semblent résonner singulièrement.

 

Au terme de notre entretien, un constat s’impose : ta vie de pianiste est multiple. Nous en avons évoqué quelques aspects, parmi lesquels tes activités de concertiste, évidemment, mais aussi d’homme de studio, d’accompagnateur, de fomenteur de projets, de créateur-et-directeur artistique de festival, de juré… Quelle est la dernière corde que tu pourrais ajouter à l’arc de ton piano ? L’enseignement ?
Elle est déjà dans mon escarcelle puisque j’adore donner des masterclass. C’est un exercice délectable ! Je m’éclate ! Pendant les séances, je ne me contente pas de marmonner un truc à celui qui joue. J’aime que ce soit profitable à l’assistance, et j’aime faire un peu le show, ça fait partie du projet… En plus, contrairement au concert, par exemple, je n’ai aucun trac. Tu peux mettre n’importe qui dans la salle, autant de monde que tu veux, je vais parler haut et clair, sans hésiter.

 

 

 

« Pour moi, les masterclass, c’est l’idéal »

 

D’où vient ce miracle ?
Je suis très pragmatique. Je sais comment résoudre un problème pianistique. Je sais que, si tu rates ça, ça vient de là. Si tes mains ne sont pas ensemble à cet endroit, je connais la cause de la panne et je vais t’aider à la réparer. C’est très objectif. Pas question de m’embarquer dans de Grandes Considérations métaphysico-j’sais pas quoi. Je fonctionne à l’instinct. Je n’ai pas à justifier ce que je dis puisqu’il est manifeste que j’ai la clef : je décode, je solutionne, et le gars repart en jouant mieux. What else?

Certains artistes – dont la mezzo-soprano Nora Gubisch – expliquent qu’ils aiment donner des masterclass car l’effet de leurs conseils est instantanément visible.
C’est mon cas. Pour que je m’intéresse dans cette activité, il faut que j’obtienne une réponse immédiate. Je suis beaucoup trop impatient pour donner des cours sur le long terme. Par exemple, je ne saurais pas m’adapter à un gamin pour lui apprendre tout ce qu’il y a à apprendre. Je n’ai pas les mots, le temps, la souplesse, le sens du contact… Il faut vraiment des qualités et un profil spécifiques. Inutile de savoir jouer toutes les rhapsodies hongroises pour initier des enfants au piano et leur donner le goût de la musique. Il faut un don très spécifique. Comme disaient les Robins des bois, « on ne peut pas obliger les gens à avoir du talent » ; et, clairement, je n’ai pas celui-là.

Pour des gamins, soit. Mais pour de grands étudiants…
Je n’ai ni le CA, ni le DE. Pour ça, il faudrait déjà que j’ai le bac ! Je pars de trop loin… Donc, pour moi, les masterclass, c’est idéal. Vraiment, j’adore ça, je ne m’en lasse pas, et je serais ravi d’en faire davantage !

 

 

 

« Il faut sortir du mythe de l’éternel élève  »

 

Quitte à participer à ton tour au culte du prof : quand on voit certains CV, on a l’impression que le name-dropping est devenu une condition sine qua non pour être concertiste. Certains artistes ne veulent pas travailler avec un prof spécifiquement, ils veulent travailler avec une sommité renommée dont ils écriront en GROS et GRAS le nom sur leur bio…
Il est vrai que beaucoup de CV se ressemblent et égrènent les mêmes litanies : « Je suis allé au Conservatoire, j’ai étudié avec Superstar n°1, j’ai bénéficié des conseils de Mégavedette n°2, j’ai gagné environ mille concours… »

Comment expliquer cette uniformisation des profils et des présentations ?
L’une des explications, c’est le mythe du prof qui, installé depuis des décennies, est responsable de la carrière de dizaines de musiciens. Donc, si tu étudies avec lui, tu es censé faire carrière comme certains de tes prédécesseurs.

C’est souvent plus compliqué que ça : un prof, même bon, ne suffit pas toujours…
Il ne suffit jamais ! Bien sûr, comme prof, tu peux transmettre des choses théoriques et pratiques, apprises et expérimentées ; bien sûr, tu peux stimuler l’élève en lui communiquant tes réflexions et en l’aidant à penser par lui-même après que tu l’as guidé dans la bonne direction… Il n’en reste pas moins qu’un peu de modestie du côté de certains profs et de lucidité du côté des élèves ne serait pas de trop. Personne n’apprend à personne à avoir une technique incroyable. Tu l’as ou tu l’as pas. Ça se travaille, ça se perfectionne, mais la part d’inné est immense. Faut être honnête par rapport à ça, et en finir avec la rengaine des éternels élèves.

Tu veux parler de…
… des pianistes, et y en a beaucoup, même d’un certain âge, que l’on continue à présenter comme les élèves de Machin. Mec, ça fait vingt ans, trente ans, quarante ans que le gars joue sur les plus grandes scènes mondiales ! Il a suivi les cours de Machin, mais ça fait des dizaines d’années qu’il n’est plus son élève, qu’il construit sa carrière, qu’il vit sa propre vie musicale. Il n’est plus un élève, bon sang de bois !

 

 

 

« On peut transmettre parfois un savoir, jamais un don »

 

Toi-même, tu n’étales pas ta proximité avec Aldo Ciccolini, sauf quand un importun d’interviouveur te lance sur le sujet.
J’ai fréquenté Ciccolini en privé, longtemps après le Conservatoire. Lui n’était pas dans le culte du prof tout-puissant et divin. Il interdisait à ses élèves de lui donner du « maître ». Il imposait le tutoiement. C’était très difficile ! Mais je ne peux parler d’Aldo Ciccolini sans évoquer celui à qui je dois tant. Je suis très impressionné de ce que j’ai reçu d’Henri Barda. J’ai tout adoré chez lui : le pianiste, le prof et l’homme. C’est un monsieur extraordinaire.

Contrairement à toi, beaucoup de pianistes utilisent le nom de leurs profs pour sous-entendre qu’ils sont les mânes de grands noms disparus, et que le talent des uns ruissellent sur ceux à qui il n’a parfois donné que quelques conseils…
Peut-être, mais c’est absurde. Un nom connu n’est pas une garantie. Même le meilleur prof, aussi grand artiste fût-il, ne transformera pas la nature d’un élève. Celui qui était moyennement doué restera moyen ; celui qui était exceptionnel, si tout va bien, restera exceptionnel. Attention, comprends-moi bien : en aucun cas je ne veux diminuer le mérite de qui que ce soit. Évidemment, , quel que soit ton niveau et ton potentiel, apprendre le piano est indispensable pour bien jouer. Évidemment, certains profs sont nuls voire dangereux, d’autres excellents, et toutes les catégories intermédiaires existent entre ces deux pôles. Néanmoins, il ne faut pas tout faire reposer sur le prof. Les « j’étais complètement perdu, puis je suis passé dans la classe de Machin et tout a changé », c’est du pipeau. Ça ne marche jamais. Parfois, on parvient à transmettre un savoir ; un don, jamais.

Pourtant, c’est l’espoir de pas mal d’étudiants, non ?
Je ne sais pas. En tout cas, quand tu rentres un peu jeune au Conservatoire, ce sera pas mal si, d’une manière ou d’une autre, quelqu’un te dit : « Attention, ne sois pas trop naïf. Compte d’abord sur toi. C’est plus sûr ! »

 

 


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