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Tristan Pfaff, le 10 juillet 2023 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Suite du grand entretien que nous a accordé Tristan Pfaff, pépite du (encore jeune) piano français, à la fois réputé pour sa virtuosité mais soucieux de ne pas s’y réduire, célébré pour ses disques dix-neuviémistes mais salué pour son penchant vingtiémiste marqué par des disques Beffa et Kabalevski mémorables. À trente-huit ans, avec huit disques au compteur dont le tout récent Valses de Chopin pour AdVitam, des centaines de concerts claqués dans plus de trente pays, c’est avec un regard lucide, amusé et volontiers intranquille que le musicien nous expose – en douze épisodes, s’il-vous-plaît – sa vision du métier et du rôle de musicien, son credo artistique et ses espoirs les plus foufous, ses projets avoués et quelques-uns de ses secrets.
Plongée dans la joie et les tourments d’un pianiste qui a toujours hâte de retrouver son public, dont celui de Paris, le 7 février 2024 à la salle Gaveau


Les épisodes parus
1. Enregistrer Chopin aujourd’hui
2. Être pianiste aujourd’hui

3. Sincériser la musique
4. Juger la musique
5. Jouer l’injouable
6. Oser la virtuosité
7. Faire face à la critique
8. Apprendre à communiquer

À paraître
9. Devenir musicien
10. Se projeter
11. Construire sa carrière
12. Transmettre


8. Apprendre à communiquer

Communiquer, c’est-à-dire faire sa pub, est partie intégrante du travail de musicien. Le principe n’est pas nouveau mais, depuis le tsunami des réseaux sociaux, il est devenu une exigence majeure. De notoriété publique, c’est le cas de le dire, certains artistes sont jugés à l’aune de leur aura digitale.

 

Lors du précédent épisode de notre entretien, nous avons évoqué les joies de la critique et leur effet sur le musicien. Cependant, nous avons opportunément omis de rappeler que, à ses yeux, le meilleur critique de l’artiste, c’est souvent lui-même. C’est lui qui sait ce qu’il y a de moins bien dans un récital, par exemple ; mais, en général, c’est surtout lui qui s’aime beaucoup.
Ah bon ?

Or, bien que tu sois un djeunse, tu n’as pas de site à ton nom, tu es à peine actif sur Facebook, tu n’es pas sur TikTok… et c’est mauvais signe : la plupart des artistes qui acceptent que je les interviouve sont objectivement faiblards sur l’outil Internet. Alors, allons droit au but : comment gères-tu ta communication ?
Comment je gère ma communication ? C’est vraiment ça, ta question ? C’est bien à moi que tu la poses ?

 

« Sur les réseaux, mon beagle cartonne plus que moi »

 

Jarnicoton, pourquoi une telle surprise ?
Écoute, je suis d’une époque où, au Conservatoire, il n’y avait pas d’UV « maîtrise des réseaux sociaux ». Ça viendra peut-être. Moi, je croyais que le truc le plus puissant pour communiquer, sur les réseaux consistait à mettre l’affiche du prochain concert. Pas de blabla, pas de débat vaseux. En termes de comm’, c’est le plus direct. Mais une copine m’a dit : « C’est très bien, ce que tu mets, mais on s’ennuie. » Elle avait raison. Tu racontes que tu joues là, puis que tu joues là, puis que tu joues là… C’est chiant ! Mon amie m’a dessillé les yeux. Du coup, j’ai regardé ce que faisaient les collègues. Par exemple, j’ai vu des pianistes qui se filmaient en train de répéter in situ. En soi, ce n’est pas d’un intérêt extraordinaire. Cependant, ça marche car les spectateurs sont émus de voir un peu les coulisses et le making of.

Bah, tu sais bien que ce qui fascine le public, ce sont deux choses et demie : comment il fait pour faire ce qu’il fait, combien il gagne et, éventuellement, est-ce que ça attire les filles…
Non, je ne crois pas. Ou pas comme ça, en tout cas. Mais j’ai pris conscience de l’importance du hors-champ musical en faisant les Jeunesses musicales de France. Les questions des enfants, du CP au lycéen option musique, ou les questions des parents à travers celles des enfants, étaient largement extra-musicales.

 

 

 

Alors, c’est quoi, ce qu’on veut savoir de Tristan Pfaff ?
« Est-ce que vous avez une petite amie ? » Et, surtout : « Est-ce que vous gagnez beaucoup ? »

Bon, j’étais pas si loin… Tu as donc l’image flatteuse de la vedette façon foutebol : des thunes et des wags
Contrairement à ce que tu as l’air de penser, les questions sont super intéressantes ! Par exemple, j’ai demandé au gamin qui m’interrogeait : « À partir de combien on gagne beaucoup ? » C’est un peu facile, mais pas seulement. Et puis, ce qu’il y a de bien avec les questions que se posent les gens, même frottés de musique, c’est qu’elles ne sont pas toujours tarabiscotées. Ça peut être, en toute simplicité : « Tiens, vous donnez un concert ici, est-ce parce que vous êtes en vacances dans le coin ? » Ça peut être des émotions simples, aussi. Par exemple, si je mets sur les réseaux une photo avec César, mon beagle, ça cartonne beaucoup plus que moi au piano…

Sauf que tu es d’une génération qui n’est pas dupe, comme Christian Chamorel quand il se met en scène soit en surhomme musculeux, soit en pianiste répétant en tenue relax, soit en papa gâteau avec son shiba : vous construisez un personnage derrière le musicien d’exception.
Je ne suis pas dupe, mais je ne suis pas sûr de construire quoi que ce soit. À mon niveau, j’essaye de jouer le jeu des réseaux comme je peux !

 

« J’ai choisi d’assumer »

 

Ça marche puisque, moi, je suis impressionné de parler à Tristan Pfaff et je trouve super qu’il ait un chien (et non « qu’il est un chien », comme je l’avais écrit un soir de fatigue).
Ha, mais moi aussi, je suis sur les réseaux sociaux et quand je croise certaines grandes figures, comme Greg MMA, il m’arrive de leur demander si on peut faire un selfie ! Je ne critique pas la curiosité bienveillante « des gens », comme disent ceux qui les donc nous méprisent, elle est naturelle et sympathique. Cependant, je réfléchis pour garder la bonne distance et la juste proximité… tout en restant sincère. Alors, quitte à m’afficher, j’essaye de jouer un petit peu le jeu pour ne pas proposer des choses trop redondantes.

… et pour faire rêver les gens aussi, palsambleu ! Parce que tu as un talent, un statut, un potentiel qui fait fantasmer ! Un mec qui peut jouer n’importe quoi sur un piano, et qui le fait bien en plus, et qui est prêt à rencontrer ses fans après un concert, et qui est d’accord pour jouer en partie le jeu des réseaux, c’est pas rien, non ? D’ailleurs, à ce sujet, as-tu conscience de la part de rêve qui accompagne pas seulement ton statut, ce serait réducteur, mais aussi ta fonction sociale ?
Oui et non. C’est un peu ce que me dit ma compagne, mais je reste prudent.

De quoi te méfies-tu ?
Je sais que l’on peut interpréter négativement tout ce qui est mis sur les réseaux. Tu te présentes avec ton chien, tu auras toujours quelqu’un pour penser que tu profites de ton chien afin de vendre des disques ou des billets. Tu es photographié devant une piscine ou dans de beaux endroits, pareil : ça veut sûrement dire que tu veux faire envie à tes fans ou leur montrer qu’un monde te sépare d’eux.

 

 

Tu as déjà eu des réflexions en ce sens ?
Oui, et ça m’a d’autant plus interpelé que celui qui a attiré mon attention sur ce point n’avait aucune mauvaise intention. Donc j’ai réfléchi. J’ai pensé que j’étais loin d’être le seul à publier des photos de bons moments dans des décors de rêve, des trucs qui me rendent heureux et pourquoi pas fier – mais bon, le fait que d’autres aussi partagent des images similaires, ce n’est pas forcément un argument. Puis je me suis dit que, quoi que je publie, j’aurai toujours des haters.

Comment as-tu résolu cette aporie ?
J’ai conclu que je devais me fier à un seul critère : la sincérité. Moi, je viens d’un milieu modeste – pas misérable du tout, hein, mais modeste. J’ai grandi à la campagne. Alors si, maintenant que j’approche plus ou moins du mi-chemin de ta vie, je dois me cacher quand je kiffe un p’tit peu, si je dois faire semblant de ne pas goûter au bling-bling quand l’occasion se présente, je vais pas tenir le coup. J’ai choisi d’assumer.

 

« J’apprends sur le tas »

 

Tu peux t’en féliciter car l’immense majorité des gens qui te suivent sur les réseaux te suivent parce qu’ils t’apprécient. Or, voir quelqu’un que l’on apprécie kiffer et prendre la peine de penser aux fans en leur envoyant un p’tit coucou dans un moment de kif, ça ne rend pas forcément jaloux ou haineux, au contraire !
J’espère ! Mais, tu le sais bien, il y a toujours cette idée que l’artiste doit être au travail 24/7, qu’il ne doit pas trahir je ne sais quoi – peut-être le rigorisme auquel est associé son art… Heureusement, tu as raison, la plupart des réactions sont hyperpositives. Des amis ou des inconnus likent, commentent en disant « Ha ! Trop d’chance ! », « J’adooore cet endroit, ça me rappelle mon enfance », « Profite bien, on t’attend à Gaveau ». Sur le moment, ça me galvanise parce que c’est ça, le but, partager du positif ; et, sur le moyen terme, ça me prouve que partager des petits moments de bonheur est loin de décevoir ou de mettre en colère mes followers !

De façon plus générale, comment gères-tu ta comm’ ? As-tu une stratégie différenciante en te fixant des lignes spécifiques selon les applications, voire selon tes comptes pro ou perso ?
Tu es fou, pas du tout ! Je ne suis ni un stratège, ni un communicant professionnel. Je fais tout sur le tas. Même pour la musique, c’est comme ça que j’ai procédé. Alors, la communication, tu penses…

 

 

 

À suivre…


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