Yves Henry décrypte les valses de Chopin – 5

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Yves Henry, le 10 mai 2023, à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Les valses de Chopin s’offrent une nouvelle cure revitalisante sous les doigts et dans les mots d’Yves Henry à travers

  • une double intégrale du corpus, que l’on peut
    • acquérir par ex. ici voire
    • écouter gracieusement par ex. , et
  • un entretien-fleuve dont les deux premiers épisodes sont à retrouver
    • ici (les valses, un succès historique),
    • (les valses, un succès actuel),
    • re- (les valses un succès intégral), et
    • re-re- (les valses, un succès vivant).

 

Épisode 5
La valse à deux temps

 

Yves Henry, après avoir évoqué

  • le succès des valses au temps de Chopin (épisode 1)
  • puis aujourd’hui (épisode 2), nous avons examiné
  • la notion d’intégrale (épisode 3) et
  • les conséquences en termes de réception d’un œuvre et non d’une série d’œuvres, au disque et au concert (épisode 4).

À présent, penchons-nous sans tomber sur l’originalité majeure de votre double disque : il ne s’agit pas d’une intégrale des valses de Chopin mais d’une double intégrale, sur piano ancien et sur piano moderne. Cette coexistence de deux pianos aux sonorités très différentes, vous la pratiquez depuis longtemps au concert – je me souviens par exemple de votre récital de mars 2017 à l’institut Goethe…
Oui, j’avais proposé cette expérience pour montrer l’évolution du piano.

En montrant la continuité et les ruptures entre les spécimens d’un même instrument, vous proposiez sinon une réconciliation du moins un pont entre un Pleyel de 1839 et le Blüthner un peu particulier de cet auditorium.
À mon sens, il n’y a pas d’opposition. Tenez, là, je reviens du Japon où j’ai joué un Bechstein d’aujourd’hui et un Bechstein de 1860. J’ai proposé une sorte de démonstration sur l’évolution du répertoire, notamment à l’époque de Liszt. Hans von Bülow [1830-1894] a créé la sonate de Liszt sur un Bechstein. C’était l’un des premiers pianos modernes, avec Steinway. L’idée était donc d’utiliser un piano de l’époque romantique et un piano d’après 1850, donc un instrument moderne avec son cadre en fonte, qui a été rendu nécessaire par le récital tel que l’a conçu Liszt et par tout un répertoire qui est né après.

 

« Ce qui m’intéressait, c’était la précision de la notation »

 

Pour vous, piano ancien et piano moderne sont plus que complémentaires : interdépendants, dans la mesure où il existe un continuum entre œuvres et instruments. Je veux dire par là que l’évolution des œuvres influe sur l’évolution des instruments qui, à leur tour, ouvrent de nouvelles perspectives aux compositeurs…
Les exigences de certains compositeurs ont contribué à faire évoluer le piano, c’est un fait. L’un des grands tournants est l’arrivée de la transcription d’orchestre pour piano, genre dont Liszt est aussi l’inventeur. Je ne dirais pas que piano ancien et piano moderne sont interdépendants, mais l’évolution du piano est évidemment liée à l’évolution de l’instrument et du concert.

 

 

Avez-vous pensé cette double intégrale comme la démonstration que l’interprétation est influencée par le type d’instrument sur lequel est jouée telle ou telle œuvre ?
Non, je n’ai pas voulu démontrer une hypothèse personnelle mais prendre en compte une spécificité de Chopin. Ce qui a justifié que je m’intéresse à cette complémentarité, c’est la complexité de sa notation. Elle est fascinante, surtout si on la met en parallèle avec le fait qu’il n’a jamais utilisé qu’un seul type d’instrument à Paris. En clair, pour les deux tiers de ses compositions, il n’utilise que le piano de Pleyel. Or, ce piano a des caractéristiques trrrrrrès particulières qui font que Chopin a décrit de façon extrêmement précise l’utilisation de la pédale, au demi-temps près. Quand vous expérimentez sur le Pleyel l’interprétation en respectant les indications ou en ne les respectant pas, vous entendez nettement les différences. Sur un piano moderne, non.

Comment l’expliquer ?
L’instrument de 1830 a une résonance naturelle qui n’a rien à voir avec celle d’un piano moderne.

Quelles conséquences sur votre jeu ?
Il est indispensable de décrypter les indications incluses dans la partition de Chopin par rapport au Pleyel ancien afin de comprendre un certain nombre de choses et reproduire cet univers spécifique sur le piano d’aujourd’hui.

 

« Nous avons perdu l’approche sonore qui aurait dû nous guider »

 

Si je vous entends bien, sur un piano moderne, respecter à la lettre les indications de Chopin est une absurdité. Il faut trahir la partition !
Non, pas « trahir la partition » mais comprendre ce que Chopin voulait comme son quand il écrivait telle ou telle indication. Et ça, c’est fondamental pour moi parce que, mon but, c’est aussi de jouer le piano d’aujourd’hui, d’autant que des pianos Pleyel, y en a pas tant que ça ! Par conséquent, je veux comprendre ce que Chopin souhaitait entendre pour le restituer sur les deux types d’instrument.

Vous prouvez donc par l’exemple que l’on peut jouer Chopin sur piano historique tout en l’imaginant sur piano moderne.
Mais bien sûr ! Le piano moderne a d’énormes avantages. Sa mécanique est, en quelque sorte, plus souple à manipuler que la mécanique d’antan, même si elle n’est pas sans pièges.

Et puis jouer un instrument ancien n’est pas donné à tout pianiste d’aujourd’hui…
Disons que n’importe quel pianiste peut essayer de jouer un instrument ancien. Néanmoins, au bout de cinq minutes, il va en conclure qu’on ne peut pas faire grand-chose sur cette casserole ! Pourquoi ? Parce qu’il faut un certain temps pour comprendre comment ça marche ; et c’est là que le défi devient intéressant.

 

 

Au fond, auditeur ou artiste, l’adaptation au son (et à l’instrument, pour le musicien) est une exigence, non un donné.
Il faut y réfléchir, incontestablement. Les valses de Chopin peuvent tout à fait être jouées intelligemment sur piano moderne à condition d’avoir compris ce qu’elles donnent sur piano ancien.

Cette dichotomie entre ancien et moderne a-t-elle toujours existé ?
Le problème était moindre au début du xxe siècle puisque ceux qui jouaient à cette époque-là avaient eu des professeurs formés à ces instruments. Ainsi s’était constituée une sorte de transmission orale du son. Quand Debussy jouait, tous louaient le son moelleux qu’il tirait de son piano. Or, Debussy était un fou de Chopin. Au départ, il a travaillé avec une élève de Chopin. Hélas, le temps a un peu dissipé cette tradition de transmission orale. Le piano moderne s’est beaucoup standardisé, le concert a évolué, et nous avons perdu l’approche sonore qui aurait dû nous guider.

 

« Le piano ancien ouvre de nouveaux univers à mes étudiants »

 

Vous-même, comment êtes-vous tombé dans la marmite du son juste, du son vrai ?
Personnellement, je n’en avais aucune idée avant 1995. J’ai redécouvert Chopin à travers Nohant et les instruments d’époque que j’ai pratiqués. Mais, j’insiste, ça n’a rien d’évident, rien d’immédiat. Il m’a fallu beaucoup de temps avant de comprendre, a minima, où se situait l’enjeu. Et c’est tellement passionnant que, aujourd’hui, quand je vois un Pleyel de l’époque de Chopin, je suis toujours très intéressé car aucun n’est identique à un autre. Ils faisaient des séries minuscules de six instruments, en gros. Eux avaient le même plan. Mais la série suivante n’était plus tout à fait pareille. La mécanique d’une série n’aurait pas convenu à l’autre. Donc on changeait beaucoup de choses qui ne se voyaient pas. C’est très surprenant.

Quelles sont les conséquences concrètes pour l’interprétation ?
Avant d’en tirer les conséquences, il faut poser un constat, en l’espèce découvrir comment fonctionnent ces instruments. Cela permet de gérer le premier problème qu’ils posent : le niveau sonore est beaucoup plus faible que le piano moderne. Dès lors, toutes les indications de nuances deviennent plus fines. En effet, entre un pianissimo de Pleyel et un forte de Pleyel, l’ambitus est nettement moindre qu’entre ces deux nuances jouées par un grand piano de concert. De plus, si le son est moins puissant, il dure beaucoup plus longtemps, proportionnellement. Aujourd’hui, une note de piano attaque très fort, a un pic très haut et retombe très vite. Cela induit, quand on est habitué aux pianos modernes, un enchaînement un peu plus rapide. Faute de quoi, le côté percussif apparaît très vite, et le legato comme le cantando auquel Chopin aspirait est très difficile à obtenir. Sur un piano ancien, c’est beaucoup plus facile. Le chant est quasiment naturel, il n’y a qu’à laisser faire le piano.

 

 

Pour vos étudiants, ça ne doit pas être simple d’apprivoiser ce changement de paradigme…
Ce n’est simple pour aucun pianiste ! Mais il est vrai que je donne beaucoup de masterclasses pour essayer de faire comprendre le mécanisme et ses enjeux.

Quel est le premier conseil que vous donnez à vos étudiants ?
Là encore, avant de conseiller, je constate. Et le diagnostic est formel : ils tâchent souvent d’obtenir, avec un piano ancien, le son d’un piano moderne. Or, c’est absolument impossible ! Une fois qu’ils ont admis cette impossibilité, ils entrent dans une seconde phase de travail et cherchent comment tirer parti de l’instrument ; et un nouvel univers s’ouvre à eux.

 

« Le piano ancien oblige de relier le doigt à l’oreille »

 

D’où la complémentarité, selon vous, des deux types de piano : ils ressortissent de deux poétiques différentes, et l’historicité de l’une ne désamorce pas pour autant l’intérêt de l’autre.
Non, à une condition : que la perspective ancienne et la perspective moderne soient envisagées dans leur spécificité. Regardez la mécanique : celle du piano moderne est plus précise, je vous l’ai dit et c’est incontestable ; toutefois, elle a de grands inconvénients. Par exemple, les touches étant extrêmement longues, elle a des bras de levier extrêmement longs aussi. En outre, il y a énormément de ressorts à droite à gauche. De sorte que ce que vous commandez à la touche en l’appuyant, ce n’est pas tout à fait ce que vous obtenez. Il y a une espèce de distorsion qu’il faut maîtriser.

Le piano de l’époque de Chopin n’avait pas cet inconvénient ?
Non, notamment les Pleyel. C’est ça qu’aimait Chopin, le côté mécanique viennoise d’un piano où le son est complètement direct. Ce que vous transmettez sur la touche est exactement ce qui arrive sur la corde. Ça, ça vous oblige à revoir beaucoup de choses quand vous êtes habitué au piano moderne. La première fois que vous abordez un piano ancien – et pas que la première fois… –, vous avez l’impression que vous ne contrôlez rien. Vous devez adopter un toucher beaucoup plus sensible. Ce n’est plus la même approche. Pédagogiquement et artistiquement, c’est très intéressant car cela oblige de relier le doigt à l’oreille. La sensation digitale et la perception du son deviennent beaucoup plus dépendantes l’une de l’autre. Le toucher s’adapte.

 

 

En somme, jouer des pianos anciens contribue à mieux jouer sur des pianos modernes ?
Oui car, après que vous avez saisi cette particularité, votre ouïe devient plus sensible au rapport entre le doigt et le son. Le résultat est très concret : vous vous adaptez dix fois plus vite quand vous jouez des pianos modernes aux touchers très différents les uns des autres. Lorsque je donne des récitals sur piano moderne et que l’on me demande si le piano est bien réglé ou s’il est trop lourd, je réponds que ça m’est complètement égal. Ce qui compte, c’est que je reproduise ce que je veux entendre ; et ça, ce n’est pas le problème du piano, c’est le mien !

À suivre…