Jean de Spengler, Les Suites pour violoncelle de Bach, Forgotten Records

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Décidément, il y a quelque chose dans l’air, quelque chose de bizarre. Soit, ce disque nous est envoyé par un attaché de presse fort aimable ; soit, quand nous avons sollicité un cliché complémentaire pour illustrer cet article, le label nous l’a promptement envoyé ; donc nous ne devrions rien dire… M’enfin ! Un disque qui rassemble les Six suites pour violoncelle seul de Johann Sebastian Bach, si souvent enregistrées, et qui paraît chez un label intitulé Forgotten Records, est-ce bien cohérent ? Visiter le site de la maison d’édition phonographique n’aide pas à comprendre, car on y lit que « Forgotten Records se propose de mettre à la disposition des enregistrements devenus inaccessibles ou ayant fait l’objet d’une réédition peu satisfaisante ». Le présent triple-disque ne ressortit pas de cette catégorie (il a été enregistré en 2018), pas plus qu’il ne s’inscrit dans l’autre politique de la maison qui consiste à valoriser nombre de compositeurs peu connus. Détail, soit, car la performance qui s’étale devant nous est avant tout celle d’un musicien qui choisit de graver
en trois concerts, sous les micros de Philippe André, l’un des piliers du répertoire de son instrument, capté à la chapelle du Château des lumières de Lunéville… même s’il reconnaît avec honnêteté que chaque live fut suivi d’une séance de patchs – un peu de vérité dans ce merveilleux monde de mensonges qu’est la musique savante, youpi… même si (bis) la base fut moins captée en concert que dans le cadre d’un enregistrement avec des gens, donc pas au cours d’un concert où les auditeurs auraient payé pour vivre le moment sans retenue.
Détails quand même. Car, dès les premières doubles de la Première suite en Sol, s’expose la liberté d’un instrumentiste qui a testé plusieurs approches (moderne, historiquement informée, médiane) pendant ses dizaines d’années de pratique. L’effet, ici, primera sur la note ; le propos sur la scansion. Après tout, l’avantage de jouer en solo, ni en quatuor, ni en orchestre, c’est de pouvoir se lâcher la bride ! Plutôt que de chercher à compter les temps ou à estimer que chaque note devrait être précisément énoncée ainsi qu’écrite, l’auditeur aura mille profits, du moins sur ce premier épisode, à écouter plus qu’à lire, tant il est vrai que l’artiste, coupé de toute nécessité de prouver qu’il « sait », fait vibrer ces hypertubes avec esprit, donc radicalité. Il y a de l’audace dans cette manière de couper les motifs de l’Allemande (et à y laisser des bruits de vie, comme à 4’43) ; à dilater l’interstice entre les croches voire entre certaines doubles de la Courante ; à attaquer avec une telle vigueur le Premier menuet (sans doute pour que le « Moderato » contraste mieux avec le « Lento » de la Sarabande et ses interminables reprises) ; à autant jouer les accents dans la Gigue finale ; et à proposer une prise de son aussi proche du violoncelle, privilégiant la chaleur du son à son épanouissement via une éventuelle résonance. Oui mais voilà : ces audaces stimulent l’écoute ce qui, à ce stade du parcours, est pour le moins joyeux.
Rien d’Allegro dans l’Allegro moderato dans la Deuxième suite en ré mineur. Jean de Spengler joue la solennité grave, au point de rendre l’Allemande – danse réputée grave – qui suit presque guillerette. Elle est pourtant jouée avec la retenue requise, comme le prouve l’énergie de la Courante plus « Allegro », elle, que « non troppo ». Ces contrastes pensés contribuent au charme de la proposition d’intégrale où chaque pièce constitue à la fois un tout et la partie d’un puzzle. En témoignent la Sarabande, son tempo très lent (même si Micha Maisky réussit à la jouer 1’ plus lent… contrairement à Jean-Guilhen Queyras, 2’30 plus prompt que l’Israélien), ses nombreuses doubles et triples croches, posée comme une suspension au cœur de la suite. Le Premier menuet, pourtant « Moderato », n’en sautille que mieux – en partie grâce à ses nombreux accords attaqués avec gourmandise comme en témoigne l’absence de deuxième reprise. La Gigue, qui conclut la suite, paraît presque sage en dépit de sa tension fondamentale de « pièce joyeuse en mineur »… et de petites scories (0’55 – comme toujours, faut bien laisser supputer que l’on écoute les disques, pas que les communiqués de presse).
Le Prélude de la Troisième suite en Do commence par chercher sa voie dans la gamme ; ensuite s’élargit le spectre des bariolages, qui s’atténue pour revenir à des énoncés de gammes  brisées ; enfin, des accords tâchent d’animer cette morne plaine. Les différences d’intensité et le soin apporté aux différentes attaques tels que les propose l’interprète donnent utilement vie à des pages qui, sans cela, eussent paru un brin fadasses. L’Allemande est prise, et c’est heureux, avec plus d’élan et de sautillements que le « Quasi maestoso » laissait craindre pour ses deux reprises. La Courante n’est pas spécialement prompte ; en revanche, elle sautille utilement, tant grâce au détaché que par l’intérêt porté au trampoline des sauts d’octave. La Sarabande, « Lento », profite du son que l’artiste tire de son violoncelle Wilbert de Roo (2007), avec un plaisir qui pourrait expliquer le recours important au ritardendo et aux lentes ornementations. Clairement, cette version n’est pas destinée aux passionnés de la bousculade et de la compromission : Jean de Spengler souhaite rendre hommage à la partition et à son outil de travail. Cela n’exclut pas les frétillements. La célèbre double Bourrée est plus allègre que « moderato », ouf ; le contraste entre ses deux segments est rendu avec soin. La Gigue semble hésiter entre le vivace et le feeling ; et cette oscillation fait le prix d’une exécution qui, grâce à cette indécision réfléchie, se trémousse avec pertinence… et sans oublier de respirer.

Photo de Carla Vannuchi (?), publiée avec l’autorisation de Forgotten Records

Le Prélude de la Quatrième suite en Mi bémol fait scintiller le violoncelle des graves aux aigus grâce à de structurants sauts de double octave, au risque de la justesse (2’35) mais certes pas au détriment d’une liberté à la fois aérée et décidée. L’Allemande, interrogative, oscille entre ondulations proximales, je tente, et sautes de double octave. Jean de Spengler prend le temps de profiter des deux dynamiques en y ajoutant des dilatations de tempo libres et bienvenues. Bien que l’on reste perplexe devant le choix de laisser des inspirations inutiles (disque 2, piste 8, 5’05) ou devant certaines appoggiatures (Courante, deuxième temps mesure 4), on se laisse séduire par la façon dont Jean de Spengler propose de swinguer l’alternance entre binaire dans une mesure à trois temps… et ternaire dans cette même mesure. Cela fait mieux résonner la lenteur de la Sarabande à l’allant volontiers pointé et rythmé par des doubles ou triples cordes. Les deux Bourrées, pour basique que soit leur charpente, ne manquent certes pas de peps non plus, l’interprète faisant frémir tant les séries de doubles qui se suivent que les phrases dont l’on peut suspendre la venue – sans pour autant effacer la question : toutes les reprises, lorsque l’on reprend une bourrée où l’on a déjà joué toutes les reprises à l’aller, sera-ce pas trop de reprises ? La Gigue est prise, cette fois, pied au plancher, quitte à ajouter des notes pour renforcer le mouvement (0’05, et non à 0’26, lors de la reprise : spécificité du live plus que de la musicologie ?). Il y a de la jubilation dans cette manière de rebondir, d’attaquer les évolutions de la phrase et de risquer l’archet aux limites de la note et à le tirer du bon côté moins par la grâce de l’exactitude que de l’énergie, des nuances et du mouvement : que demander de plus à une version live… si ce n’est, par exemple, le nettoyage des fins de patch (piste 12, 3’05) ?
Avec la Cinquième suite en ut mineur, on entre dans le domaine conceptuel de Johann Sebastian Bach. Alors que les séquences s’allongent (on passe de 20′ à 30′ par ensemble), la question de l’instrument se pose de façon sans cesse plus aiguë. Dans la Cinquième, le violoncelliste doit “descendre sa première corde au sol” au lieu du la (oui, l’« au lieu du la” et non “l’odieux Lula”, comme c’est drôle, bref). Le Prélude, à double tempo, multiplie les doubles cordes et creuse les sautes d’octave comme pour mieux profiter des possibles de l’instrument. Jean de Spengler joue sans presser, tendant son propos vers le temps fort sans souci excessif de la durée théorique de la mesure. Cela libère la musique d’un carcan rythmique pour préférer le suc vital à la rigueur sclérosante. (Si, quand j’ai écrit cette phrase, j’ai cru qu’elle voulait dire quelque chose ; mais il est vrai que, à la relecture, maou.) L’Allemande continue d’explorer, avec lenteur, le vaste spectre accessible à un instrument à large tessiture, accompagnant le thème de maints accords et appoggiatures contribuant à l’intérêt d’une pièce vibrante mais qui privilégie parfois la beauté du son au charme de la tension. La Courante est attaquée avec une allégresse et une tonicité qui, pour unifier les nuances, n’effacent pas l’effort de tonicité que consent l’interprète. Par contraste, la lente Sarabande n’hésite pas à poser autant le tempo que le son volontiers détimbré – do aigu à 0’05, plus proche du si, à comparer avec le même à 0’50, plus proche du do dièse, par exemple, ou sol trrrrès pianissimo à la reprise, 0’46. Nulle question technique, ici, mais, à l’évidence, un désir de faire vivre le son au détriment d’une illusoire perfection plastique. Les Gavottes confirment ce souci de rendre l’esprit des pièces autant que leurs notes, que ce soit pour la première, plus posée, ou pour la seconde, résolument déliée. La Gigue n’hésite pas davantage à privilégier “allegretto” le mouvement sur la lettre, notamment à travers des points d’orgue sur les phases culminantes, comme des pauses au sommet d’un grand huit. Cela confirme que cette version s’adresse en priorité aux tenants d’un Bach pour interprète plus qu’aux rigoristes tenant à l’exactitude et à la régularité magique.


La Sixième suite en Ré a sans doute été composée pour un autre instrument que le violoncelle, mais on sait pas trop lequel. Assurément un truc avec cinq cordes, pas quatre. Jean de Spengler qui, en dépit de sa carrière brillante et de son breuchinnegue de généraliste sévissant à Neuilly (même moi, en relisant cette phrase, j’ai pensé que si ça ne se prenait pas pour de l’humour, ça pourrait être insultant, puis je me suis demandé si ça pourrait pas lancer ma carrière d’être traîné devant les tribunaux pour avoir incité à la haine contre un musicien “ressemblant à un médecin du 92” alors j’ai laissé, même si ma carrière de quoi, ça, je sais pas), doit être un peu foufou, au moins les soirs de pleine lune, l’a été doublement dans le cadre de ce projet : il a commandé un instrument spécial copié par le luthier qui a créé son violoncelle, folie un ; folie deux, il a travaillé dessus et a renoncé à l’utiliser car ça manquait de graves. Autant dire que cette série, à peu près impossible à jouer, notamment dès le Prélude, sur un instrument normé, est le point culminant d’où l’on a hâte de jauger, non sans vice, le zozo qui s’y aventure.
Jean de Spengler la prend à bras-le-corps, cette suite. Dès le troisième temps de la troisième mesure, il marque sa présence en ajoutant une croche pointée pour détricoter la régularité attendue. Croyez-moi sur parole : le choix du swing ne va pas s’arrêter là. Quand d’autres préfèrent énoncer doctement cet Allegro moderato, ici, l’interprète s’emploie à le balancer, quitte à feindre de trébucher (0’27), mais sans craindre les aigus très bien sonnants de son instrument. On se réjouit des accents qu’il pose, énergisant de la sorte un discours d’une rare richesse et dont les traits les plus évidemment virtuoses galvanisent le musicien. L’Allemande, résolument aiguë, est jouée sans hâte et sans rigorisme ; ainsi contraste-t-elle plein pot avec une Courante lâchée prompte et surtout fougueuse. Cela exonère l’artiste des remarques de gourmandeurs pointilleux qui dénonceraient tel passage comme à 3’28 “où certaines notes semblent savonnées” car, pfff, c’est du vivant ; partant, ce qui compte, c’est que la musique transmette l’émotion de l’énergie – si, en plus, elle permet au pseudocritique de feindre d’avoir pieusement tout écouté, il doit en être tout ébaubi, l’idiot. La Sarabande en 3/2 avec ses étonnantes séquences de trois à quatre notes arpégées n’empêche pas l’artiste, malgré le danger théorique du concert, de faire l’effort de la nuance, fût-ce ponctuellement au détriment du mimi tout plein – du coup, l’on entend sans doute ici la sarabande la plus palpitante de la livraison. Or, pas le choix : faut aussi pétiller pour les Gavottes, avec leurs arpèges hénaurmes et obsédants (I) ou leurs accords à pédale (II). On apprécie que la dernière Gigue soukousse non seulement parce que les contrastes pulsent mais aussi parce que les nuances sont toujours aussi soignées et parlantes.
En conclusion, cette version des cinq suites pour violoncelle plus une a beau paraître sous une enveloppe fort sage, elle n’en valorise pas moins une personnalité investie dans son projet, convaincue par ses choix, habitée par le souci de faire passer non pas un monument mais une musique vivante, vibrante et désirable. On a connu pires options pour envisager ce fabuleux trophée des violoncellistes !


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