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Un roman qui commence par un clac (celui d’une claque) et finit par un smack, ne peut sans doute pas être tout à fait mauvais. Mais peut-il être bon, se demande-t-on en se lançant dans la lecture de Des yeux bleu trottoir d’Anaïs Sautier, tout frais sorti de l’école des loisirs, “Médium”, pour 8,5€ les 180 p. soit, à une vache près, 5 centimes la page ? (Je sais, je sais, mais j’ai trouvé que ça, comme accroche, sur le coup. C’est débile, mais on n’a qu’à laisser à titre provisoirement définitif, ce qui est un titre fort honorable.)
L’histoire : quatre amours sont en jeu. Louis, dit Loulou, quinze ans, en croque pour Pauline, qui a la grâce d’être belle sans être jolie. Otto, son petit frère peut-être aussi surdoué que le grand, en croque pour Émilie, sa maîtresse de trente ans (mais sans beaucoup de nichons, apprend-on avec, car on sait être snob, mârde, un angliciste désappointement, tellement plus classe qu’une déception). Doris et Marc, leurs parents, sont en bout de course amoureuse. Et Marc en croque pour une petite nouvelle, dont on découvrira qu’elle s’appelle Émilie et n’est autre que l’Émilie d’Otto. Quand ses géniteurs se séparent, Louis, le narrateur (mais rassurons-nous, la titraille est rose pour attirer les lectrices), a donc trois missions : survivre au divorce ; draguer Pauline dans ses filets ; aider son frère Otto à surmonter la trahison paternelle. Y parviendra-t-il, poil au beau style ?
L’avis : voilà un petit roman plutôt sympathique. Propos, style et humour semblent délibérément imités d’un roman d’amour de Marie Desplechin, ce qui est loin d’être une insulte – même si, sur la longueur, la comparaison est, comment en aurait-il pu être autrement, cruelle pour Anaïs Sautier. Fondé sur le registre pseudo oralisé typique de l’école des loisirs, construit autour de chapitres de longueurs très variables, le récit fonctionne en s’appuyant surtout sur des trouvailles saugrenues, parmi lesquelles on pointera les propositions :

  • canines et câlines (“appeler un chien Câline, c’est téléphoné, alors qu’Odile, ça a du chien”, 17),
  • musicales (“Otto est sûrement le dernier enfant de la galaxie à écouter des cassettes audio de Dalida”, 22),
  • télécommunicationnelles (le père a un “naïfone”, 12),
  • stratégiques (Louis est le seul mec au monde à séduire une nana en la traitant plus ou moins de “bâton merdeux”, c’est testicouillu, 41),
  • chronologiques (pourquoi, se demande Otto, “quand on perd une heure en hiver, c’est jamais celle qui va de quinze à seize ?”, 50),
  • digestives (la grosse copine qui bloquait Pauline ne réapparaît pas en janvier, “trop de chocolats pyrénéens, ça ne fait aucun doute”, 65),
  • pédagogiques (“je me demande si les enseignants ne font pas un concours de médiocrité” pour se venger de leur vie de merde, par ex. en choisissant “le Molière le plus chiant, le plus convenu”, 75),
  • immobilières (Otto s’étonne de l’appartement en U, “en forme de voyelle”, 79 : quel dommage de pas pousser plus loin mémé dans les orties, en imaginant un appartement en consonne, type X, ça pourrait être rigolo),
  • mutilantes (mode d’emploi pour rapetisser une fille jugée “trop élancée pour un lutin”, afin de lui “donner la main, ce serait le pied”, à retrouver p. 83),
  • évaluatives (“c’est combien, ton problème, sur une courte échelle de un à dix ?”, 105), voire
  • théologiques (“Dieu, Yahvé, Allah, Cantona m’envoient un signe”, 177).

Dès lors, pourquoi ne pas s’enthousiasmer pour ce roman ? Tentative d’explication en trois points.
Premièrement, parce que l’exercice d’imitation paraît parfois un peu vain : comme contrainte par des modèles où l’humour gît volontiers dans les saillies, Anaïs Sautier reste toujours un peu trop sage à notre goût. Son imagination a, c’est quasi sûr, toute capacité à partir en brioche avec un sens de l’absurdité ironique très efficace ; dès lors, comment ne pas regretter de ne pas la voir pousser à son avantage ce talent si rare, dans la production pour la jeunesse, qui pourrait imprimer une marque sautiérique ?
Deuxièmement, parce que le récit lui-même semble patiner un chouïa, rendant lourdaud sur la durée l’humour léger qui teinte le texte : faute de compte à rebours, de défi, de rebondissement vraiment bondissant (oh la la, à la fin, alors que tout semble résolu, Otto disparaît, ouf, on le retrouve et on échange un premier baiser – Anaïs, merde, qu’est-ce que c’est que ce gâchis facile ?), de péripéties saisissantes (argh, ce “truc” du romancier pour la jeunesse qui, quand il ne sait pas quoi raconter, nous colle un spectacle à préparer – ici, la scène de Molière pour Louis + Pauline, et les shows de Doris-la-guitariste), de personnages secondaires prenants dont l’histoire, parallèle au récit principal, nous rapterait à jamais dans les rets de la romancière… Il m’a manqué un vrai projet narratif, avec son lot d’inattendu et d’embardées, voire de suspense, pour accrocher pleinement à cet opus, notamment dans la partie la plus marie-aude-muraillenne sur “comment, moi petit ado, je suis plus responsable que les adultes et j’essaye de gérer la situation même si je suis, aussi, un petit con comme tout le monde”.
Troisièmement, parce que, de la part d’un auteur attentif au langage (récurrente référence à l’agaçant “voilà”, inventivitude verbale d’Otto, pistes de germanismes hélas trop timidement utilisées…), on ne peut que regretter de voir, au milieu des trouvailles, des astuces grossières d’excuse (“c’est nul, un vrai cliché”, 13, exa-act, alors, pourquoi ne l’investis-tu pas, Anaïs ?), d’enrichissement sémantique très pédago et guère utiles (par ex. “vague à l’âme”, 39 “garçonnière”, 51 – même si l’ironie tente de désamorcer l’intégration de la définition dans le récit, etc.), des syntagmes figés oubliés dans le flot du récit (“je reconnaîtrais cette odeur entre mille”, 83, par ex., pas à la hauteur du reste), des dialogues parfois patauds avec reprise de la phrase d’avant (par ex. “s’arracher”, 44, “salut les mecs”, 162…). Si on voulait chipoter sur la mise en page, ne serait-ce que pour faire chier, pour montrer qu’on a lu le livre ou juste parce qu’on fait c’qu’on veut avec ses ch’veux, on ajouterait que le foliotage en bas de la dernière page des chapitres est, quoique habituel chez cet éditeur, inutile et moche (alors qu’un point sur la dernière phrase, ça se fait, 137) ; mais on ne le fera point afin de n’être point confondu avec quelque pinailleur, cet adultérophile, ce qui n’est pas notre genre, Dieu au moins nous en est témoin.
Ou pas.
Le résultat des courses : hum, pour synthétiser tout c’la, comment dire ? Que, à l’évidence marquée par ses lectures médiumiques, Anaïs Sautier publie avec Des yeux bleu trottoir un premier roman qui pourrait bien annoncer de belles suites. Sous une condition : que son éditeur la pousse davantage à creuser sa veine (aïe) qu’à se conformer aux standards auxquels elle s’est nourrie. Cette première expérience la contraindra-t-elle à encore plus de normalitude, ou lui donnera-t-elle plus de liberté pour oeuvrer par la suite avec plus de foufouisme, d’ambition romanesque et de manipulation linguistique à la Juan Cocho ? Et c’est r’partir pour un diabolique suspense