Irakly Avaliani joue Franz Schubert – 2/4

Première de couverture

 

Sous les doigts d’Irakly Avaliani, le premier des trois « Klavierstücke » de Franz Schubert filait droit et net sans omettre de distiller, çà et là, l’aura de mystère et d’indécidable sans laquelle la beauté serait rapidement ennuyante. Après l’allegro assai binaire mais ternaire (à deux temps mais associant souvent 6/8 à 2/4), voici un allegretto ternaire mais binaire (à 6/8 donc aussi à deux temps, les croches se répartissant en général par groupes de 3). Bon, faut suivre, d’accord, mais l’idée est de saluer moins la cohérence du projet que la capacité du compositeur à

  • déjouer l’évidence,
  • explorer l’ambiguïté du rythme, et
  • faire fructifier l’immensité des possibles qu’une infime variation suffit à offrir à un créateur inspiré.

Dès les premières notes, le charme du tube schubertien point grâce à la capacité qu’a l’interprète de manier l’ivoire en caressant les marteaux, sans pour autant tomber dans l’énoncé méthodique type boîte à musique. Dans ce premier motif d’une œuvre frisottant presque le quart d’heure (comme la première pièce), il faut notamment écouter

  • les phrasés et l’art de tuiler les octaves,
  • la gestion de la pédalisation qui sait
    • prolonger le son,
    • relier les notes,
    • donner une résonance à la phrase et
    • rester assez sobre pour laisser la mélodie s’ébattre sans devenir floue,
  • la minuscule retenue avant la délivrance du premier temps qui donne élan et poésie à l’énoncé,
  • les inflexions discrètes de nuances pour transformer la joliesse en beauté.

Mais voilà qu’après le Mi bémol liminaire, rayonnant, surgit un bariolage en Ut mineur qui obscurcit le paysage. En gros, Mi bémol majeur et Ut mineur, ça sonne presque pareil mais pas du tout, en fait. L’un est sourire, l’autre froncement de sourcils. Pourtant, loin d’Irakly Avaliani l’idée simpliste de tout peindre en noir d’un seul coup d’un seul. Au contraire, le pianiste fait palpiter la tension.

  • Des ombres apparaissent puis s’effacent ;
  • un drôle de courant d’air glacé hérisse la peau puis s’évanouit comme s’il n’avait jamais existé ;
  • on croit entendre çà un grincement menaçant, mais sera-ce pas l’imagination qui l’a fabriqué ?

Aussi curieux que cela semble, l’on peut presque deviner une atmosphère de western, quand le héros débarque dans la rue principale du village. L’endroit est désert. Le soleil tape. Le sable vole. Il faut être aux aguets, la main prête à libérer le gun de son holster. La modulation en ré mineur où les deux pattes inversent un temps leur rôle conduit à un passage en Ut dont l’interprète rend l’exquise ambiguïté : c’est la même partition en majeur que celle qui vient d’être énoncée en mineur. En clair, juste avec un rayon de soleil en plus, le même discours qui filait les choukoutounses un instant plus tôt nous donne envie de gambader dans le serpolet en riant. La reprise est d’autant plus savoureuse qu’elle nous précipite derechef dans le stress avant de nous précipiter dans la lumière comme un insecte fou.
C’est sûr, ce diable de Franz Schubert joue avec nos nerfs voire se gausse de nous ; et Irakly Avaliani, son prophète, ne nous épargne pas en alternant

  • grondement flippant,
  • fredonnement rassurant et
  • chant envolant quand revient le motif initial.

 

 

Le passage dans la rare tonalité de la bémol mineur (avec sept bémols à la clef : franchement, t’abuses, Franz !) s’accompagne d’une battue à deux temps. En glissant en binaire, le compositeur énergise la partition sans accélérer le tempo grâce

  • aux intervalles répétés,
  • au groove de la main droite, et
  • au swing qui naît du contraste entre le côté décidé du texte et la légèreté de son énoncé, volontiers staccato – ambiguïté, toujours.

C’est un autre charme du faux impromptu : il souffle le chaud et le froid jusqu’à les rendre substituables. L’auditeur

  • finit par confondre insouciance et gravité ;
  • lève les barrières et s’aperçoit que l’évidence n’est qu’une manière pratique de notre psyché pour masquer l’effrayante et passionnante énigme du monde ;
  • donne à ressentir la polysémie
    • d’une note,
    • d’une harmonie,
    • d’un mode ou
    • d’un toucher.

Cet art du faux-semblant donne une épaisseur délectable au plaisir que suscite la mélodie joliment harmonisée. Ainsi que le suggèrent les modulations tournoyantes, il y a

  • de l’instable derrière le certain,
  • des lèvres qui se mordent derrière les risettes, peut-être même
  • l’idée de la mort qui nous attend, se gaussant de nos tentatives pour conter fleurette au bonheur, censées nous faire oublier qu’une faux plus ou moins acérée nous frappera tantôt.

Dès lors, la dernière exposition du motif initial a beau être paisible et solaire, elle peut apparaître sous une nouvelle lumière, comme si une gélatine foncée avait été glissée sur la poursuite qui fixe l’acteur en scène. Oui, au terme de cette écoute, peut-être entrevoit-on, derrière le délice de cette musique

  • élégante,
  • délicate et
  • touchante

une partie de ce que

  • les rires allegretto cachent de drames,
  • la joie d’inquiétudes et
  • la vie de tourments.

La finesse du jeu d’Irakly Avaliani n’est pas pour rien dans le tourbillon de ces suggestions imaginaires. Du coup, on garde la troisième pièce D.946 pour une prochaine chronique, où nous l’associerons avec deux adagios. À suivre, donc !


Pour écouter le disque (pas forcément dans l’ordre et avec des erreurs dans le référencement), cliquer ici.

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