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Pauline Klaus, « Obsessions » (Paraty) – 3/4

Première de couverture

Dédiée à Georges Enesco, que nous avons écouté au fil de la précédente notule, la troisième sonate d’Eugène Ysaÿe se présente comme une « ballade ». Le premier segment est un lento molto sostenuto « in modo di recitativo » à quatre temps mais non mesuré et ponctué de points d’orgue. Des doubles cordes parcourent l’étendue des registres, semblant jouer à cache-cache avec le silence entre

  • soupirs,
  • pianissimi et
  • points d’orgue.

L’affaire s’accélère un chouïa avec un « molto moderato quasi lento » à cinq temps (utiles pour éclairer l’interprète mais à peu près indiscernables par l’auditeur – non : indiscernables tout court par l’auditeur). Malgré le tempo supposément tranquille, le propos s’emballe.

  • Croches par deux puis en triolets,
  • doubles par quatre puis par cinq, et
  • deux en deux rugueux

préparent l’arrivée d’un « allegro in tempo giusto e con bravura » à trois temps.

  • L’instabilité de la battue,
  • les secousses rythmiques,
  • la volonté d’utiliser la totalité des registres possibles et
  • le surgissement de traits de pure virtuosité pourtant marqués « calmato »

touchent leur triple objectif : ils

  • irriguent la partition,
  • font étinceler l’interprète et
  • rendent l’écoute captivante.

Technicienne surréelle mais pas que, Pauline Klaus y déploie

  • fougue,
  • langueur et
  • science de la caractérisation,

glissant avec souplesse et fluidité de la bravoure aux cahots suivants, les indications s’entrechoquant au gré des triples croches pour laisser déferler dans les esgourdes

  • le vertige des chromatismes ascendants,
  • le rusch des doubles croches dégravoyant les registres, et
  • le swing des triolets irréguliers.

Ainsi parvient-on au finale « più vivo e ben marcato » puis « più mosso ». L’interprète choisit même d’y esquiver le ralenti qui précède le « vivo » final, nous emportant ainsi dans un tourbillon chromatique saisissant.

 

 

Alors que nous sommes fort réveillés après cette œuvre secouante, l’artiste fait le pari de nous hypnotiser avec un double interlude signé Juan Arroyo, dont le premier volet s’intitule « Dormiveglia » (à moitié endormi). Cédant à sa passion pour la création contemporaine, Pauline Klaus envoie feuler son instrument entre

  • sons voilés,
  • manières d’harmonies et
  • grincements mystérieux.

Le pattern du rémouleur passant dans la rue, près du semi-dormeur, se glisse entre

  • suraigus,
  • tremblements et
  • silences résonants.

Le compositeur travaille voire malaxe

  • la déformation du son,
  • la récurrence modifiée, et
  • l’imprévisibilité du grincement

comme s’il voulait échapper à une narrativité logique et progressive qui serait en contradiction avec l’état de presque-sommeil qu’il s’est mis en tête d’évoquer.

  • Bribes de réalité,
  • souffles étouffés et
  • stridences obsédantes

habitent une partition cinématographique qui fluctue,

  • s’animant ici,
  • se fragmentant çà,
  • se brisant là.

Cette esthétique du discontinu oblige, en quelque sorte, à l’écoute. En effet, l’auditeur se retrouve ferré(sans « i ») dans les rets d’un suspense dont on sait pourtant l’inutilité car rien ne peut résoudre les vapeurs oniriques, sinon l’écho silencieux qui cogne dans nos demi-consciences longtemps après que les contours de la rêverie se sont dissipés.

 

 

Deux fois plus court, « Paralelo » reprend les éléments de langage qui semblent chers au compositeur :

  • le tremblement,
  • l’extension du son et
  • le travail des nuances extrêmes (pianissimo et fortissimo).

Le titre évoque le lien qui unit le compositeur (et l’interprète, pour le coup) à Johann Sebastian Bach, tissant une lisière plus qu’un fil rouge où la musique n’est jamais en repos.

  • Explosions ou breaks évoquant la chaconne sans vraiment la citer,
  • persistance du tremblement unifiant,
  • percussions sporadiques des pizzicati

dessinent une esthétique

  • de l’estompe,
  • de l’évanescent et
  • de l’insaisissable.

Parfois, l’archet sautille, comme s’il voulait se libérer de la permanence tremblante qui file au long de la pièce. Peine perdue ! Le substrat de l’œuvre ne se dissout pas avant le dernier souffle. Il semble que l’on n’échappe pas à son inspiration : on est tôt ou tard aspiré par elle.

 

 

  • La set-list habilement agencée,
  • les découvertes et raretés qui côtoient les piliers d’un certain répertoire, et
  • la maestria d’une musicienne étonnante

donnent grande envie de découvrir le diptyque final associant la sixième sonate d’Ysaÿe à un postlude schubertien inattendu. À suivre !


On peut
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le grand entretien,
le voyage géomusical du quatuor Lontano de 2021 (ici, çà et ) et
la montagne magique du même ensemble mais pas que (ici, çà, et re-).

Concert de l’Avent en vue !

Un bout de l’affiche

Il arrive que, entre musiciens, on noue des pactes. Par exemple, on avait convenu de faire un concert le 12 décembre, même si un zozo doit se dédire, on s’y tient. Autre exemple : on ne voulait pas donner un concert à la barbare, genre deux répétitions avec que des tubes et puis on y va. Alors, on a tenu parole. On a travaillé. Et, dans quelques jours, on sera ravis de vous offrir le résultat de ces moments

  • de partage,
  • de travail,
  • de cogitation et
  • de maturation – c’est important, ça aussi.

À la tribune, il y aura

  • Jennifer Young, la plus française des sopranos-compositrices américaines,
  • Antoine Baudouin, le hautboïste qui confond volontiers son instrument avec une trompette ou un violon, et
  • moi, oui, moi, au ploum-ploum, mais c’est pas pareil.

L’entrée est libre, la sortie aussi, mais le concert s’annonce joyeux quand même :

  • durée d’1 h 10 environ ;
  • programme varié associant musiques
    • baroque,
    • romantique,
    • vingtiémiste et
    • contemporaine ;
  • pièces diverses en
    • trio,
    • duo et
    • même, soyons foufou, solo.

Avec vous serait un plus positif. Rendez-vous pour 20 h pétaradantes ce vendredi 12 décembre, en l’église Saint-André de l’Europe (24 bis, rue de Saint-Pétersbourg, Paris 8).

Un autre bout de l’affiche

Pauline Klaus, « Obsessions » (Paraty) – 2/4

Première de couverture

À obsédée, obsédé et demi : le disque de Pauline Klaus trouve son titre grâce au premier mouvement de la deuxième sonate pour violon en la mineur op. 27 d’Eugène Ysaÿe. L’œuvre s’inscrit dans un cycle de six sonates faisant écho aux deux cycles de Johann Sebastian Bach, les sonates et partitas solo pour violon seul. De fait, dès l’incipit, le premier mouvement, intitulé « Obsession », cite la partita en Mi de Bach ; et le titre confesserait l’importance de JSB dans l’imaginaire musicale d’Eugène Ysaÿe.
En somme, deux obsessions se croisent. D’une part, celle du compositeur pour Bach, qui fait écho à celle de l’interprète évoquée dans le premier volet de cette chronique ; d’autre part, la capacité de la musique d’Ysaÿe à accompagner la violoniste au long de sa formation – notamment lors de son escapade bruxelloise – et de sa vie professionnelle. À ce niveau d’obsessions qui pullulent, on aurait pu envisager que soit évitée une grossière faute d’orthographe sur le patronyme d’Eugène, en première de couverture : raté.

 

 

Le premier mouvement est un prélude poco vivace en la mineur. Passé l’épigraphe, une noria de doubles croches s’abat sur l’auditeur, charge pour l’interprète de soigner

  • le phrasé,
  • les attaques et
  • les respirations entre salves montantes et traits descendants.

Partant, c’est à un subtil jeu d’équilibre que se livre Pauline Klaus pour laisser bouillonner l’énergie sans se contenter d’offrir un déluge sonore étincelant mais risquant d’être confus. Le Dies irae s’insère dans une nuée bariolante que Pauline Klaus nuance avec art. Une nouvelle citation de Bach paraît suspendre un instant la colère divine mais, très vite, le grondement terrible reprend et secoue l’ensemble des registres, du médium au suraigu. L’intensité de l’exercice nous vaut de grandes respirations rappelant que la musique est exécutée par un être vivant et non par une machine.

  • Notes répétées,
  • retour des deux motifs et
  • surgissement de sextolets de doubles puis de triples croches enfiévrées

achèvent de confronter les deux thèmes. JSB garde le dernier mot, imposant (provisoirement) silence à la séquence liturgique que nombre de dignitaires catholiques préfèrent garder sous le boisseau pour ne pas choquer des fidèles souvent biberonnés à l’eau de rose écœurante de « l’amour inconditionnel de Dieu pour l’homme », tarte à la crème chargée de faire oublier les fureurs vétérotestamentaires et l’inévitabilité du Jugement dernier, bref.

 

 

Le deuxième mouvement, « Malinconia » [mélancolie], est un « poco lento con sordino » en mi mineur.

  • Le balancement du 6/8,
  • l’étouffement du son,
  • la forme du dialogue intérieur incarnée par l’écriture en duo

opposent à la fougue première

  • une solennité retenue mais rythmée,
  • un mystère intense mais harmonieux, et
  • une sonorité dense mais joliment contrastée.

Le « Dies irae » revient au postlude, cette fois sous une forme hiératique que la beauté des sons filés, atout supplémentaire de Pauline Klaus, auréole d’un mystère envoûtant.

 

 

Le troisième mouvement, « Danse des ombres », est une sarabande en Sol à jouer lentement même si Eugène Yasÿe garde dans sa manche – la suite le démontrera – des astuces pour permettre à l’interprète de jouer lentement et vite. Si, si, attendez, on va y venir.
Les huit temps du discours se répartissent entre des mesures à trois et à cinq temps. De même, la partition oscille entre

  • pizzicato et coll’arco,
  • majeur et mineur,
  • verticalité (prélude et coda) et horizontalité,
  • polyphonie et monodie,
  • stabilité du tempo et accélération progressive du débit.

Celui-ci passe

  • de doubles croches par quatre
  • au sextolet de doubles croches puis
  • à l’octolet de triples croches.

Le tempo reste lent, les petites saucisses s’agitent toutefois. Pauline Klaus parvient très finement à rendre les tensions qui électrisent la partition et déclinent les ombres

  • en pointillés pour l’exposition du thème,
  • en ondulations pour la première variation,
  • en festons pour la musette servant de deuxième variation et réintégrant le Dies irae dans le récit,
  • en langueurs pour la troisième variation mineure,
  • en vagues descendantes sous le Dies irae pour la quatrième variation,
  • en battements troublants pour la cinquième variation en sextolets,
  • en tourbillons pour la cavalcade qu’est la sixième variation, et
  • en accents rebondissants pour la coda.

Dans cette partition à la fois riche et clairement construite, on admire notamment

  • la netteté du trait,
  • la précision de la polyphonie, et
  • la chaleur expressive du son.

 

 

Le dernier mouvement, « Les furies », s’annonce vraiment furieux puisque cet allegro en la mineur est marqué « furioso ». La partition confirme ce projet avec

  • des mesures à deux ou trois temps,
  • des notes partout et cependant des silences,
  • des passages « ordinaires » et d’autres à jouer sur le chevalet pour faire résonner les harmoniques du Dies irae,
  • des modifications de tempo et des contrastes de nuances collant un fortissimo après un pianissimo.

Pauline Klaus part donc à l’assaut avec

  • allant,
  • tonicité et
  • une variété de timbres qui fluidifie le récit en caractérisant les différentes atmosphères.

La fureur s’exprime dans

  • des sextolets serrés,
  • des intensités explosives et
  • une souplesse du geste qui trahit une profonde connivence avec une œuvre dont l’exigence virtuose, maximale, n’obère pas, ici, sa capacité à charmer, surprendre et séduire.

 

 

De George Enescu aka Georges Enesco (là encore, le label aurait pu faire un p’tit effort de rigueur orthotypo, le compositeur apparaissant sous sa version francisée en première de couverture, et sa version roumaine en quatrième), Pauline Klaus prélève la partie de violon des Impressions d’enfance op. 28, dont elle ne garde que le premier mouvement, « Ménétrier », le seul où le piano prévu sur la partition se tient coi. Comme chacun sait, sauf moi avant de vérifier mais maintenant ça va, le ménétrier est un violoniste qui accompagnait fêtes en général et noces en particulier dans les villages. Il y a en effet

  • de l’allégresse,
  • de la légèreté et
  • de la liberté

dans

  • ces mordants et trilles,
  • ces arpèges,
  • ces détachés,
  • ces appogiatures,
  • ces notes répétées,
  • ces glissendi,
  • ces accents,
  • ces rebonds d’archet et
  • ces variations gourmandes de tempo.

D’une partition hérissée de cahots, dont la vision glacerait d’effroi n’importe quel violoniste normalement constitué, à supputer qu’une telle espèce existe, Pauline Klaus propose une lecture joyeusement

  • limpide,
  • rageuse,
  • brûlante – bref,
  • saisissante.

Voici donc une nouvelle fureur, ce qui permet à la set-list subtilement agencée de proposer un écho roumain au dernier mouvement de la deuxième sonate d’Eugène Ysaÿe… et d’offrir à l’auditeur un intermède original avant la troisième sonate du même Eugène, que nous évoquerons lors d’une prochaine notule. À suivre !


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Jean Dubois, PIC (Ivry-sur-Seine), 17 octobre 2025 – 2/2

Jean Dubois au PIC (Ivry-sur-Seine), le 17 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Il y a chez Jean Dubois un côté conscient-de-ce-qui-se-trame-quand-on-chante qui s’affirme. Une envie de défier l’évidence. Une remise en cause féconde. Chanteur au répertoire joyeux, associant

  • savoir-faire et astuce,
  • art de la mélodie et sens de la narration,
  • tradition de la chanson finement troussée et refus de s’enfermer dans sa caricature,

l’homme se débat avec ses envies d’autre chose en général et de piano en particulier. Au mitan de son tour de chant fomenté pour le Petit Ivry Cabaret, endroit toujours aussi sympathique à visiter, il remixe instrumentalement une chanson où « y a pas de parole, le problème est là ». Toutes proportions gardées, on entend Georges Brassens s’affirmant « tout aussi musicien que vous, tas de bruiteurs ». L’artiste sait qu’on l’attend sur ses hits imparables, mais il tient à donner une autre dimension à son travail en offrant un pas de côté. Une dissonance. Un enrichissement. Quitte à sourire de son projet en lâchant ! « J’fais bien la dernière note, hein ? »
Malgré son métier évident, le type est un modeste, peut-être parce que les p’tits pays, c’est pas ça qui manque. Avec « Les rues sont à tout l’monde », il fracasse le cabaret tant par l’efficacité de cette chanson formidable que par son accompagnement pianistique. En effet, son auto-accompagnement léger s’amplifie avec une progression maîtrisée, qui joue davantage sur le spectre du clavier (de plus en plus aigu, de plus en plus grave) que sur l’intensité. C’est finement joué pour un chanteur qui assume de ressembler « à beaucoup de chanteurs connus et pas connus, à beaucoup de gens, en fait » car « les choses nous rappellent souvent autre chose qu’elles ».
La multiplicité du possible et l’unicité paradoxale du réel irriguent et structurent l’imaginaire artistique du chanteur. Le confirme la chanson suivante « que j’avais enterrée dans mon répertoire pour le plaisir de la ressortir ». « Les cabarets » s’amuse de ceux qui pensent « sauver la chanson » en cultivant le souvenir fantasmatique des « beaux jours passés », sans masquer le fait que Jean Dubois lui-même, comme tant d’autres fredonneurs, se bat pour sauver la chanson donc se sauver lui-même dans un monde qui, faute d’indiquer « where we’re heading », « don’t make sense no more », comme il le chante en reprenant « Señor », hymne mystérieux claqué par Bob Dylan en 1978.

 

 

L’évocation instrumentale de chansons d’antan recolorisées au piano permet de folâtrer jusqu’à « L’Étrangère », une mise en musique de Louis Aragon par Léo Ferré, où le souvenir d’une éphémère dont la robe tombait promptement convainc, mais qui en doutait ? que, à part la mort, rien ne dure car « l’amour s’arrête avec la pluie ». Le p’tit coin d’parapluie et l’orage n’ont qu’un temps. Moralité : il faut vivre l’amour au plus vite et au plus concret de la chose. « Marguerite » nous y incite. Au reste, Jean Dubois revendique d’avoir fomenté cette chanson incongrue à l’heure de la pruderie « me too » pour « me moquer des p’tits villageois dans leurs discours adressés aux femmes ».
À la fois instrumentiste, auteur, auto-arrangeur et chanteur, l’artiste excelle à raconter la fragilité des lisières. Dès lors, rien d’illogique à ce que « Faut qu’j’te voie » évoque avec pudeur moins la frontière parfois floue entre amitié et amour que celle, pas toujours plus nette, qui sépare implicite et aveu. Ainsi Jean Dubois décrit-il le paysage de ses émotions – donc des nôtres – comme un palimpseste intérieur où ce qui se voit et se vit ne masque guère le passé.
Quand, dans « Hep, toi, là », il évoque « les travaux dans l’quartier » subis « au siècle dernier », il parle, dans un continuum spécifiquement romantique, autant de ce qu’il voit depuis sa fenêtre sur Paris que de ce qu’il vit depuis une séparation amoureuse déjà lointaine. Avec à peine « un couplet et peut-être un second », comme il le stipule, il avance dans l’architecture de son esprit par strates, bien plus géologue que photographe. Le fait, ce que nous prenons pour le réel, n’est pas un donné : c’est une histoire, une résonance qui, par la grâce d’un Bic, permet de finir une chanson (et un récital) au Pic.

 

 

Pour le rappel, l’artiste propose « une petite bricole et une chanson ». Une « mazurka pour AC/DC » lance le bouquet final, avec son alternance entre mineur et majeur. « Splash » conclut l’affaire avec maestria et rock’n’roll. Cette métaphore filée de l’amour comme flot qui

  • glisse,
  • mouille,
  • mousse,
  • tache (ça, c’est fait)

assume l’idée que, « si l’amour ne dure qu’un instant, ben merci pour le flash ». De la sorte, l’ACI boucle son concert avec une dernière évocation de la tension – pas toujours facile à vivre mais potentiellement inspirante – entre la profondeur des choses et l’évanescence des sentiments intenses.
Enfin, devant l’insistance d’un public chauffé à blanc, il accepte d’offrir un second rappel en entonnant l’un de ses nombreux tubes, « J’suis d’un p’tit pays », évocation d’un territoire lointain, aux saisons « discrètes », où il est vain de feindre d’être toujours celui qui sait le mieux. Un chant fédérateur, qui a quelque chose d’autobiographique pour chaque auditeur car ce pays, ce n’est pas un pays, ce n’est pas non plus l’hiver, c’est nous-même. Nous ne sommes pas que celui que nous semblons être ou que nous nous acharnons à jouer. Nous avons en nous cette résonance, cette histoire que, par la magie

  • des mots,
  • de la musique et, disons-le,
  • du talent,

l’excellent Jean Dubois

  • saisit,
  • s’approprie et
  • épanouit dans ses chansons.

Ce 17 octobre, au PIC, il l’a encore une fois démontré.

Pauline Klaus, « Obsessions » (Paraty) – 1/4

Première de couverture

Désormais, ce n’est plus un secret pour personne, on peut donc partir de là : comme beaucoup de ses confrères musiciens, Pauline Klaus est une obsédée. Dans son premier disque solo, elle ose l’avouer. D’ordinaire partisane du partage et du collectif, ainsi qu’elle nous l’expliquait pour nous décrire le festival qu’elle chapeaute, la virtuose déploie ici un éventail de ses passions et de ses ruminations à elle, au premier rang desquelles figure Johann Sebastian Bach, représenté par les fantaisie et fugue BWV 542 transcrites par Tedi Papavrami. Ce monstre pour orgue a une histoire pas très certaine mais qui suggère que le diptyque colle deux pièces écrites à des périodes différentes, et dont la fugue serait issue d’une improvisation donnée par Jojo lorsqu’il concourait pour un poste d’organiste titulaire. Une remémoration, donc. Une obsession, déjà.
Dans cet album, l’œuvre à deux volets est matricielle. Placée en premier, elle est aussi valorisée par un livret très intéressant, lui aussi en deux parties : d’abord la contextualisation de ce disque par l’artiste elle-même ; ensuite un entretien de l’artiste avec Tedi Papavrami exclusivement sur cette transsubstantiation, allant au-delà des poncifs du genre, du genre, justement :

  • « qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on ajoute ? » ;
  • « qu’est-ce que ça enlève, qu’est-ce que ça apporte ? » ; et
  • « de quel droit vous retouchez un tel monstre sacré ? »

(grâce à la digitalité de la dame, l’on peut lire la première partie du livret ici, et l’entretien ). La fantaisie est attaquée sans fausse pudeur. Là où l’orgue peut jouer de la résonance pour s’offrir des respirations servant à mieux précipiter les traits de triples croches, le violon de Pauline Klaus substitue

  • l’énergie des attaques,
  • la fermeté du geste et
  • l’allant décidé du tempo.

Néanmoins, si, loin de se contenter d’impressionner, ce qui serait déjà pas si pire, elle séduit, c’est qu’elle ajoute à la virtuosité consubstantielle au genre un souci épatant

  • de nuancer,
  • de contraster les registres, et
  • de mêler astucieusement fougue et agogique.

 

 

La partition originelle associe

  • ligne mélodique,
  • harmonisation et
  • walking bass.

La transcription préserve évidemment le thème et l’assortit avec une seconde voix

  • tantôt bourdon,
  • tantôt doubleuse,
  • tantôt aiguillon.

Cette mutation des rôles renforce l’intérêt des passages méditatifs qu’entrecoupent de saisissantes fusées.

  • La vigueur des attaques,
  • la capacité à faire sonner la polyphonie,
  • la volonté de narrer une partition soubresautante, et hop, comme on raconte une histoire forte

saisissent jusqu’à la tierce picarde – parfois contestée – conclusive. La qualité d’une transcription qui navigue entre

  • citation littérale,
  • octaviation mélodique,
  • sélection des éléments essentiels et
  • liberté des choix (le violon pouvant, au gré des passages, être
    • main gauche,
    • main droite,
    • mélange des deux voire
    • pédale avant les accords finaux)

ne gâche rien.

 

 

La fugue qui suit fait trembler à peu près tous les organistes honnêtes… et parfois les spectateurs craignant que l’interprète n’attaque bille en tête le morceau puis tente de rétropédaler, trop tard, quand il se ressouvient des complexités polyphoniques qui l’attendent. Comment un violon peut-il en rendre le foisonnement rigoureux et éruptif ?
C’est d’abord le calme qui marque l’exposition du sujet. La réponse stupéfie par la capacité de Pauline Klaus à rendre presque deux sons distincts, comme si deux violons jouaient alors qu’un seul est devant les micros. L’arrivée de la troisième voix colore le grave du violon de teintes dignes d’un alto. Transcripteur et interprète

  • font miroiter la polyphonie,
  • concentrent le propos dans la confrontation des voix,
  • rendent avec adresse les inflexions du développement,

bref, convainquent et ébaubissent. Cette réduction est une bestofisation dont le langage violonistique fait presque oublier la fureur roborative de l’original. À mesure de l’écoute, l’exploit technique de la musicienne s’efface devant sa musicalité. En dépit des difficultés dont cette partition pleine de notes regorge, elle

  • respire,
  • phrase,
  • confronte et
  • avance.

 

 

Tout

  • chante,
  • vibre et
  • s’épanouit.

À la magnificence de l’orgue, Pauline Papavrami et Tedi Bach substituent

  • l’énergie d’un instrument plus modeste,
  • sa liberté d’attaques, et
  • sa capacité à fonctionner comme un creuset où le métal de la polyphonie créative, poussée à son paroxysme, étincelle sous un jour nouveau.

De quoi mettre en appétit en vue de la prochaine étape : l’obsession d’Eugène Yasaÿe et l’enfance de George Enescu. À suivre !


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Jean Dubois, PIC (Ivry-sur-Seine), 17 octobre 2025 – 1/2

Jean Dubois au PIC (Ivry-sur-Seine), le 17 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Après sa phase gling-gling (pas bling-bling : gling-gling) et glang-glang, avec ou sans « accompagneurs » comme il les nommait mais ponctuée d’albums aussi rares que captivants et de prestations piquantes, Jean Dubois a entamé une phase ploum-ploum et zinzin, rythmée par des concerts où l’évidence de la chanson percutante se métisse d’une profonde recherche artistique. Même s’il revendique « ne plus avoir envie de chanter », il

  • travaille,
  • malaxe et
  • sculpte

avec une obstination féconde la tension entre fredonnerie façon Rive gauche et moments instrumentaux. C’est d’ailleurs par un mélange des deux qu’il s’élance, costume cravate, dans un remix de « Rendez-vous à Izmir », chanson dont il a gommé de longue date les paroles initiales en imaginant, un jour donc sans doute jamais, en écrire d’autres qui lui conviendraient mieux (on trouve trace de la première version ici). Piano en pogne et harmonica en gueule, il claque ensuite la première mazurka de la soirée, articulant de façon classique et cependant très duboisienne les modes majeur et mineur.
Conscient qu’au PIC, on attend malgré tout d’un chanteur qu’il chante, l’artiste prend la parole en murmurant : « Bon, puisqu’il semblerait que je doiv’ m’exprimer… / Hum hum, est-c’ que ça passe dans le microphone ? » Derrière la boutade propulsant la première chanson complète du spectacle, se niche voire se love une triple interrogation sincère et perpétuelle que chérit Jean Dubois :

  • qu’est-ce que je parviens à dire aux autres
    • en chantant,
    • en jouant ou, simplement,
    • en échangeant avec eux ?
  • qu’est-ce que j’ai envie
    • de dire,
    • de sous-entendre,
    • de taire ? et
  • qu’est-ce que l’autre peut entendre de mon galimatias polymorphe,
    • évident pour moi,
    • potentiellement plus nébuleux pour l’autre voire, pire qu’incompréhensible,
    • source, au sens propre, de graves malentendus ?

Voilà l’une des forces du parolier : ménager

  • de la profondeur sous l’apparente superficialité,
  • de l’intime dans l’humoristique,
  • du grave dans la légèreté.

En associant

  • texte,
  • mélodie,
  • harmonie et
  • interprétation,

l’homme veut croire que, « si tout n’est pas parlé, y a des gestes qui disent » d’où, peut-être, son goût pour les danses, au premier rang desquelles la mazurka, inclination autobiographique mais aussi source d’inspiration artistique, à supposer que les deux soient toujours aisées à distinguer. Au fond, interroge le saltimbanque,

  • que donne-t-on vraiment quand on « se donne » en spectacle ?
  • qui regarde qui ?
  • qui amuse qui ?
  • qu’est-ce qui se joue dans cet échange pas si silencieux que ça – surtout dans manière de cabaret – entre scène et salle ?

Prise dans ce questionnement, la chanson de Jean Dubois implique souvent un interlocuteur dans sa ronde,

  • qu’il écrive une lettre à une mystérieuse anonyme ou à des correspondants familiers inquiets de n’avoir plus de ses nouvelles épistolaires,
  • qu’il s’adresse aux spectateurs ou à un cercle d’amis en les incitant à se monétiser encore davantage, ou
  • qu’il espère à la brune, comme dans la chanson suivante, particulièrement poignante, « que tout le monde va bien ».

Le guitariste est alors absorbé par le pianiste, mieux : par le musicien. Sur le quart de queue de la maison, il crée un accompagnement

  • atmosphérique d’abord,
  • impressionniste ensuite pour évoquer ce « couple occupé à compter les feuilles » (où les aficionados voient le prolongement des fiancés qui, dans « Les rues sont à tout l’monde », comptent « les cadeaux qu’on va leur offrir »),
  • dynamique enfin.

Ce n’est pas seulement maîtrisé : mieux, c’est senti et malin. Toujours à la recherche de la bonne voie – qui ne doit pas être unique – pour dire et se dire, Jean Dubois propulse sa carcasse au centre de la scène pour y dire « un poème de saison ». En l’espèce, le locavore a déniché « Automne malade », extrait d’Alcools et récit d’une double désolation : comme nous, l’automne va mourir ; et c’est beau. Point d’amollissement nunuche pour autant ! Aussitôt après avoir constaté que, feuilles qu’on foule, train qui roule, « la vie s’écoule », le clown ténébreux, armé de son harmonica, décide de nous initier à la mazurka. Nous en retenons la leçon suivante : « Pour danser, l’important, c’est quand ça ne touche pas terre. » Peut-être pour la vie aussi ? L’artiste le suggère en chantant « La mazurka », un éloge ternaire

  • à la drague dansante,
  • à l’ironie chorégraphiée, et
  • à la prise de conscience légère de ce qu’est la vie : être, avec l’autre, sur un même plancher.

Celui qui se revendique « plutôt pianeux que pianiste » et annonce vouloir jouer « du piano diatonique mais, comme ça n’existe pas, je vais jouer du piano dans l’esprit diatonique » claque « Dupe d’une jupe » où il remet

  • les pendules à l’heure,
  • l’église au milieu du village et
  • les choses au clair :

le textile n’est pas sa passion. Non, lui, quand il se passionne pour un vêtement, c’est qu’il y a quelqu’un dedans. Comme quoi, même dans son monde, l’artiste est des nôtres, et peut-être réciproquement. (Non, ça ne veut rien dire mais, sur le moment, j’avais l’impression que si, alors je tente.) À suivre !

Festival Érard, salle Érard, 12 octobre 2025 – 2/2

Saskia Lethiec à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

Officiellement, la première partie du concert final du festival Érard 2025 devait comporter trois œuvres plus ou moins lisztiennes. Après la « Marche des pèlerins » d’Hector Berlioz réduite par Franz Liszt pour alto et piano, nous avons ouï l’ambitieux Tristia, une transcription de Franz par Liszt. Prenant la parole à la place de Laurent Lévy, l’impatientant « présentateur », la harpiste Françoise de Maubus annonce qu’elle donnera un bis avant même de jouer Le Rossignol, une pièce de Franz Liszt transcrite par Henriette Renié. Au nouveau programme, donc, une « petite pièce » d’Henriette Renié qui « ouvre sur un jardin ». La harpe se déplie alors,

  • un temps liquide,
  • parfois enflammée,
  • toujours aérienne.

Françoise de Maubus propose une interprétation nourrie

  • de nuances,
  • de variations de caractère et
  • d’une technique souveraine (ça n’est jamais inutile, avec cet étrange instrument).

L’arrangement du « Rossignol » de Franz Liszt prolonge ce petit plaisir en laissant la musicienne exprimer

  • la légèreté de sa virtuosité,
  • son sens éprouvé de l’agogique juste, ainsi que
  • son talent pour caractériser clairement les différents segments en jouant sur
    • les attaques,
    • les nuances,
    • la résonance et
    • les respirations.

La dernière partie du quintette pour piano et quatuor à cordes de Jean Cras est hélas précédée d’un blabla superfétatoire autour de Paul Valéry et non pas du cimetière marin mais, cette fois, de la plage. Aucun rapport avec la suite, mais toujours ce besoin assez sordide d’ennuyer les mélomanes avec des mots dont il eût été plus malin de faire l’économie. Le concert ayant commencé avec un bon retard et le « présentateur » ayant pris plus que sa place en cette fin d’après-midi, je sais que je ne pourrai assister qu’au premier des quatre mouvements, la messe du dimanche soir n’étant pas du genre à attendre l’organiste sollicité pour l’accompagner. Dommage car, annoncé « clair et joyeux » voire « assez animé », ce premier acte se révèle fort plaisant :

  • tonicité des cordes (Saskia Lethiec et Takashi Hamano au violon, Marc Desmons à l’alto, François Salque au violoncelle),
  • motorisme du piano (joué par un Jérôme Granjon étincelant),
  • variabilité des humeurs,

tout titille l’oreille. La musique est

  • habile à défaut d’être piquante,
  • prenante à défaut d’être poignante,
  • bien tournée à défaut d’être saisissante.

Guère d’émotion profonde, donc, mais un joyeux sentiment qui ressemble au plaisir d’écouter une jolie pièce portée par une interprétation

  • techniquement impressionnante,
  • incarnée et
  • inspirée.

 

Dans le métro, des gens chient. Au cours des concerts, certaines vieilles enlèvent leurs chaussures pour caresser le plancher. C’est plus facile à nettoyer mais à peine moins répugnant. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Elle-même inspirée par

  • la lettre de Paul Valéry sur la plage,
  • sa sensation de bien-être et
  • l’idée que ce quintette a été écrit par un marin,

une spectatrice ressent le besoin plus grossier que grotesque de se déchausser pour se mieux délecter

  • du gros temps,
  • de la mer plane et
  • des vagues

qui, avec un peu d’imagination, caractérisent tour à tour le paysage sonore. L’heure et la minute sont alors venues pour nous de quitter ce festival 2025 avec l’espoir d’être encore de ce monde pour profiter de la cinquième édition qui aura lieu du 9 au 11 octobre 2026 !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et .

Fruits de la vigne – Domaine La terrasse d’Élise, « Le Pigeonnier » 2022

Photo : Bertrand Ferrier

 

Créé par Xavier Braujou en 1998, le domaine La Terrasse d’Élise s’étend sur une dizaine d’hectares languedociens et propose, dans sa gamme, un monocépage rouge IGP du pays d’Hérault étiqueté comme étant « Le pigeonnier ». Nous avons goûté le millésime 2022, trouvable par correspondance autour d’une vingtaine d’euros hors frais de port (si vous voyez une offre à 30 €, c’est une vaste blague) ou chez les cavistes intéressants type, à Paris, Mes accords mets vins (ce post n’est pas sponsorisé). Sa robe est joliment complexe à cerner.

  • La teinte dominante est la cerise confite.
  • Néanmoins, sa densité est variable (on est plus ou moins du côté obscur de la cerise).
  • Le résultat intriguera les amateurs préférant
    • le mystère aux évidences,
    • le profus à l’univoque, et
    • le trouble aguicheur aux certitudes prévisibles donc ennuyeuses comme un discours de cacique socialiste après une énième défaite électorale dont il s’agira de tirer les leçons en refondant un grand geste d’espoir, car les Français ont besoin d’un cap rassembleur et constructif afin de bon, tout le monde dort, on peut passer à la cuite ?

Le nez fait écho à la complexité visuelle. Sa richesse saute au cerveau. On y croise

  • un mélange de caramel et de café,
  • des notes d’épices (notamment d’un poivre intense), peut-être même 
  • des touches d’abricot.

Ce qui séduit est que cette complexité est moins fouyouyoute que l’on pourrait croire. Sans être organisée, elle déploie un charme de rayonnage d’épicerie de village

 

qui offraient sur leurs rayonsdu fil, des harengs, des poires,des cornichons, des histoires,des tue-mouches, des crayons,même pas en rangs d’oignons,

 

comme chantait Anne Sylvestre dans « Tout s’mélange ». Chaque dégustateur semble invité à y capter

  • des fragrances familières,
  • des flashs de souvenirs et
  • des histoires sans parole.

La bouche a l’élégance de la discrétion initiale, qui n’intimide pas et donne même au breuvage titrant pourtant 14° une apparence de fraîcheur. Rapidement, pourtant, elle révèle

  • des perspectives,
  • une persistance remarquable et
  • une complexité qui fait écho à ce que l’œil et le nez ont décelé.

S’il faut préciser, alors parlons

  • d’un cassis très mûr,
  • de vapeurs de café et, en finale,
  • de ce que nous avons défini comme un accent de banane, ce qui est stupide puisqu’il n’y a pas d’accent dans le mot « banane », mais bon, si ça se trouve, c’était mieux de pas préciser sauf que c’est trop tard.

Le breuvage est jeté dans les bras d’une hampe de bœuf grillée avec d’indispensables frites. Le couple que forme une viande délicieuse et un vin palpitant est tout à fait croquignolesque. Le spectacle qu’ils donnent aux papilles associe

  • douceur confortable,
  • équilibre stimulant, et
  • une once d’amertume liquide qui renforce la sapidité du solide, ainsi qu’une dissonance pimenterait une sonate de Telemann pour flûte à bec alto et clavecin, si seulement dissonance il y avait.

La conclusion est que cette quille est séduisante car accessible mais résolument polysémique (et hop), au point d’évoquer par sa complexité pudiquement celée « le secret désir de la lune : mourir d’un coup de soleil » évoqué par Etel Adnan dans La Mer [1948] (in : Je suis un volcan criblé de météores. Poésies 1947-1997, Gallimard, « Poésie », 2023, p. 54). Bref, bon et intrigant. What else?

Kirill Serebrennikov, « La Disparition de Josef Mengele »

L’affiche (détail)

La marchandisation de la Shoah et des histoires de nazisme a permis aux exploiteurs d’un drame d’engranger des milliards de milliards de dollars, d’euros, de bitcoins, whatever. Le filon ne semble pas près de s’épuiser. Parmi les axes vendeurs, Josef Mengele est un bon client pour ceux qui transforment les cendres en business juteux. Même l’encyclopédie officielle de la Shoah l’admet en ces termes choisis :

La terrible réputation [de Mengele] a fait de lui le sujet de nombreux best-sellers, films, et émissions télévisées.

Adaptant un roman qui profite de cette manne, écrit par quelqu’un qui a choisi de gagner une belle somme grâce à « un personnage abject, d’une médiocrité abyssale » dont il criait le nom la nuit (sic), La Disparition de Josef Mengele version Kirill Serebrennikov tient en une phrase et une seule : c’est l’histoire d’un salaud qui va mourir. Pour justifier 2 h 15’ sur ce pitch, il faut donc jouer sur les deux critères.

  • Le premier est la réalité du personnage. Le salaud est un salaud, c’est un fait acquis, mais est-il aussi salaud que sa réputation de salaud laisse penser qu’il l’est ?
  • Le second critère est la mort à venir, énoncée dès le titre. Le récit va avancer lentement vers la mort, tout en s’offrant
    • des analepses colorées différemment et accompagnés par des motifs musicaux spécifiques,
    • des fragments de jeunesse surexposés ultrablanchissant le corps nu, forcément nu, de Dana Herfuth, et
    • un obscurcissement conduisant vers le sombre de la nuit qui gagne quand l’heure fatale approche, sans omettre
    • la reconstitution d’une journée de travail à Auschwitz, côté médecin chef.

Puisque l’Histoire et l’histoire sont à peu près connues, bien que de nombreuses zones d’ombre demeurent sur la cavale de Josef, et puisque la morale sera forcément sauve (le méchant que nous sommes appelés à détester pendant cent trente cinq minutes mourra, c’est promis), reste au cinéaste à jouer sur les ressorts paradoxaux de cette tragédie où, pour une fois, nous sommes invités à souhaiter la mort du héros. Kirill Serebrenikov – il a bien raison – joue à fond sur cette tension entre

  • identification à un héros présenté comme répugnant donc volonté qu’il s’en sorte, et
  • morale qui pousse le spectateur à désirer que ledit héros périsse.

C’est ce que semble synthétiser la scène liminaire, où Josef Mengele fuit ceux qu’il soupçonne de vouloir l’arrêter ou le tuer. Enfin, scène liminaire… C’est plus compliqué. D’abord, il y a la série infinie ou presque de la présentation des identités visuelles des coproducteurs. Contrairement à toute attente, la salle des Cinq-Caumartin rigole, tant le running gag se prolonge. Puis on a droit à la présentation du squelette de Mengele devant des étudiants en médecine brésiliens. Pas sûr que cette scène grotesque d’humiliation ne desserve pas le propos en plaçant une vengeance de bas étage sur le même plan qu’un crime réputé hénaurme.

 

 

Il n’en demeure pas moins que cet incipit prélude à une utilisation du temps long qui contredit sciemment le pitch et renforce une malaisance très habile entre désir que le type crève et doute à mesure que l’on vit – pour quelques dizaines de minutes – avec ses chiens et lui. Malgré ce dispositif astucieux, Kirill Serebrenikov nous perd à force de vouloir cocher toutes les cases de la bienséance, créneau sur lequel il campe (il

  • est hostile à Poutine, comme tout Russe voulant continuer à travailler à l’étranger,
  • se mobilise pour les droits des homosexuels et, désormais,
  • travaille à la mémoire de la Shoah,

le triplé consensuel gagnant). Même si Josef Mengele est souvent nu, sans doute pour illustrer la déréliction de la chair jusque dans sa difficulté à bander (on retrouve ici les obsessions sexuelles du moins pénible que nuisible metteur en scène d’opéra croisé ce tantôt), les personnages posés devant sa caméra manquent de chair.

  • En Argentine, au Paraguay ou au Brésil, le nazi (joué par le métamorphe August Diehl) est un vieil aigri qui passe son temps à
    • pleurnicher,
    • éructer ou
    • dépecer des porcs ;
  • le fiston (Maximilian Meyer-Bertschneider) venu chercher des aveux passe son temps à se frotter les yeux pour montrer son émotion ;
  • comme toutes ses semblables, ainsi que chacun paraît devoir savoir, la Brésilienne (Marina Horowicz) qui s’occupe du vieillard est prête à le branler contre une promesse de mariage – celle-ci étant impossible, le geste restera infructueux, etc.

Il n’est pas jusqu’à l’esthétisation de l’image qui ne finisse par nous déranger. Porté par ces mutations confondant la caméra avec un Stabylo, le récit devient rapidement

  • confus,
  • répétitif,
  • ennuyeux.

Nul doute que les longueurs participent d’une volonté narrative épaississant le suspense (Mengele avouera-t-il à son fils ses crimes, ou se contentera-t-il de chanter les louanges aussitôt dénoncées, soyons prudent,

  • du nazisme,
  • du Führer et
  • de la génétique aryenne

quand il ne dénonce pas ses pairs, encore davantage plus pires que lui et pourtant point voués aux gémonies ?). Ce nonobstant,

  • l’itération de scènes similaires,
  • la montée trop pataude de cliffhangers décevants,
  • les cuts guère excitants, et
  • le mélange pas toujours convaincant des époques

nous semblent déployer une virtuosité cinématographique très contente d’elle-même mais bâtie sur le sable

  • d’un scénario filandreux,
  • d’un rythme étiré, et
  • d’un refus total de donner de la profondeur et de la complexité aux personnages, quels qu’ils soient.

Dans ces conditions,

  • le propos étant conforme,
  • le déroulé secoué mais plat, et
  • les acteurs limités par des rôles caricaturaux,

on attend effectivement avec hâte la noyade de Josef Mengele en oubliant

  • l’intérêt du malaise,
  • les trouvailles ponctuelles comme le mariage onirique où le carnaval devient réalité, et
  • l’ambition esthétique du réalisateur,

donc en regrettant la concision d’un poète qui, préférant la suggestion à la lourdeur, écrivait :

J’explore du regard les fenêtres des baraques,
les tours de guet, la chambre à gaz.
Seul le paysage paisible, au loin,
se reflète noir dans les vitres,
et personne derrière.
(Rutger Kopland, « Songer à partir », trad. Paul Gellings [1986] in : La Chimie de l’âme, Gallimard, « Poésie », 2025, p. 63)

Festival Érard, salle Érard, 12 octobre 2025 – 1/2

La salle Érard vue de la salle Érard (Paris 2), le 12 octobre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

Le dernier concert du festival Érard, cuvée 2025, s’intitulait « De la Bretagne à la Chine » et se présentait comme un « voyage avec Jean Cras », le marin musicien. Bon, le sous-titre est clairement usurpé ; disons qu’il tente de boucler symboliquement la manifestation en mettant la lumière sur un compositeur joué au cours de quatre des cinq concerts organisés ce week-end. Le récital du dimanche après-midi se compose de deux parties :

  • trois pièces chambristes, variées mais toutes griffées Franz Liszt, d’une part ;
  • le quintette pour piano et quatuor à cordes dudit Jean Cras, d’autre part.

Hélas, l’appétissant menu est grevé par un apéritif peu excitant. En lieu et place de la chip la plus croustillante du paquet, nous avons droit à un laïus de Laurent Lévy présentant le voyage sous trois aspects :

  • géographique,
  • littéraire et
  • intérieur.

En soi, en dépit du côté

  • satisfait,
  • componctueux donc
  • hautement impatientant

du conférencier, le propos n’est pas stupide mais il aurait gagné à être inclus dans le riche programme offert aux spectateurs. Au concert, je viens écouter de la musique ; et, ceux qui surfent parfois sur les lignes de ce carnet de notules savent que la lecture imposée d’un livret m’escagasse au plus haut point. Heureusement, Delphine Armand finit par arriver au piano, accompagnée de Marc Desmons à l’alto. Au programme : la réduction lisztienne de la « Marche des pèlerins chantant la prière du soir », extraite de Harold en Italie d’Hector Berlioz. L’agacement éprouvé se dissipe grâce à

  • la précision du clavier,
  • la chaleur de l’alto et
  • la netteté des unissons.

Les interprètes excellent à mêler

  • solennité du propos,
  • lyrisme de la ligne mélodique et
  • plaisir des réexpositions du leitmotiv.

Impossible de résister (et pourquoi essayer ?) à l’art de nuancer que montrent les duettistes :

  • quels decrescendi subtils !
  • quels piani fins et miroitants !
  • quelle fougue vibrante dans les passages animés !

Idéal pour permettre à l’auditeur d’apprécier

  • la variété des caractères
    • (intériorité,
    • marche,
    • tensions),
  • la richesse des sonorités du piano Érard, et
  • la polymorphie de l’alto.

Profitons car, plutôt que de blablater pendant le changement de plateau, le « présentateur » attend que les régisseurs en aient fini pour nous infliger un laïus

  • long,
  • moins didactique que guindé, et
  • aussi soporifique qu’inutile.

Hélas, pas moyen d’y couper si l’on veut jouir de « Tristia », la transcription de « La Vallée d’Obermann » de et par Franz Liszt pour

  • violon (Saskia Lethiec),
  • violoncelle (François Salque) et
  • piano (Jérôme Granjon).

Le clavier profite du son particulier de l’instrument historique pour investir la salle avec

  • la solennité du propos,
  • la souplesse de l’articulation et
  • une patente science de la résonance.

Le trilogue, et hop, investit avec profondeur une partition faisant la part belle

  • à la lenteur,
  • à la dramatisation et
  • à l’immobilité.

Le violoncelle de François Salque pousse son lamento, auquel le piano donne toute sa dimension. Quand le violon de Saskia Lethiec prend le relais, on se délecte

  • du fondu du jeu,
  • de l’onctuosité du phrasé et
  • de l’intensité de cette lecture.

Avec Jérôme Granjon, son complice de prédilection, la musicienne témoigne d’une attention très efficace pour

  • la synchronisation des attaques,
  • la communion des silences et
  • le partage des respirations.

Les dialogues avec le violoncelle, arbitrés par le piano, ne préludent pas à une envolée enflammée. Au contraire, « Tristia » se troue volontiers

  • ici de suspensions,
  • çà, d’un solo de violoncelle s’enfonçant dans les graves,
  • là, d’un lent trait du violon qui s’évapore dans l’aigu, aspirant avec lui ses deux accompagnateurs.

Les échos entre partenaires provoquent un passage agité voire tempétueux dont le trio rend raison par des variations

  • de nuances subtiles,
  • d’accents savamment disposés et
  • d’effets d’ensemble réglés au cordeau.

Puis la fragmentation frappe à nouveau la partition. Avec elle, les silences et les phrases s’enfonçant dans l’abîme des graves, malgré la tentation mélodique qui pimpe parfois une partition pénétrée d’une mélancolie mystérieuse.

  • Échos,
  • unissons et
  • crescendi

sont synthétisés par le piano dont l’intervention annonce un finale grandiose. Le résultat ?

  • Une œuvre passionnante,
  • une interprétation engagée,
  • un triomphe fort mérité.

À suivre !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et .
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
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