Derrière le nom bien français de Georges Catoire se cache en réalité Georgi Lvovitch Catoire, wagnérophile de la première heure et mathématicien devenu professeur de composition au conservatoire de Moscou. Plus chanceux que Béla Bartók sur ce disque, puisque le label Continuo n’a pas eu l’inélégance de souiller son patronyme (le quatuor Élysée devient itou le quatuor Elysée, dans un étonnant laisser-aller éditorial, comme si apposer un accent coûtait trop cher…), il ne bénéficie cependant pas d’une gloire posthume à la mesure du compositeur avec lequel il partage la set-list de ce disque où le quatuor Élysée convie Estuko Hirose pour coupler deux imposants quintettes pour piano et cordes. Comme il a été dit : « Il avait un défaut, celui de ne pas savoir se mettre en avant. » Et pourtant…
C’est en 1921 que Georges Catoire a terminé son quintette op. 28 en sol mineur, lequel s’ouvre par un allegro moderato en 3/4 officiellement, mais plutôt en 9/8 puisqu’au ternaire de la mesure s’ajoute celui de la main droite qui égrène trois croches par temps. D’emblée, le compositeur crée une tension entre l’énoncé à trois triolets par mesure et un accompagnement binaire privilégiant le contretemps.
Abstrait, ce galimatias ? Au contraire, très concret car c’est de ces frictions que jaillissent les escarbilles animant cet incipit jusqu’à un grand crescendo qui se résorbe peu à peu, passant du plein souffle des cinq instruments à un dialogue entre le violoncelle d’Igor Kiritchenko (croisé tantôt avec Jasmina Kulaglich) et le piano d’Etsuko Hirose.
Des harmonies changeantes,
des rôles qui s’interpolent, et
des changements de mesure
caractérisent une musique où l’élégance n’est jamais éloignée du mystère. Georges Catoire joue avec les miroitements de son quintette.
Différenciation des pupitres,
éviction du piano,
piano solo,
point de doute : d’emblée, Georges Catoire marque sa maîtrise de l’instrumentarium. L’écriture est assez habile pour faire du piano d’Etsuko Hirose le pivot de la narration. Sa rythmique
sensible,
labile et
rigoureuse
galvanise le propos.
Des effets
d’écho,
de contamination et
de contraste
entre pupitres font circuler le propos autour d’un motif familier que le piano semble expliciter en le rapprochant du « Dies irae » (4’15). Les cinq compères excellent à faire gonfler puis dégonfler les bulles d’émotion. Grâce à leur aisance technique
(confondants suraigus de Vadim Tchijik,
précision rythmique de Pablo Schatzman,
ampleur et chaleur de l’alto d’Andrei Malakhov,
vigueur et caractérisation des registres du violoncelle d’Igor Kiritchenko,
capacité à être lead et à accompagner avec la même rigueur imaginative d’Etsuko Hirose sur son Steinway D)
et leur évident désir de jouer avec expression et dans une belle cohérence de son et d’intentions,
les emportements emportent,
les decrescendi sont subtilement agencés,
les fortissimi savent sonner sans jamais confondre puissance et bruit.
Ainsi les interprètes offrent-ils une vision très animée de la partition tout en donnant une sensation d’intensité et de cohérence libre, sinon de logique, dans l’agencement des humeurs.
La richesse rythmique sait s’abstraire de la confusion ;
la richesse harmonique sait aguicher sans virer au clinquant ;
la richesse des nuances (superbe finalepianissimo) sait capter l’attention sans verser dans l’histrionisme.
Bref, on se régale et l’on s’ébaubit. À suivre !
Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement en intégrale, c’est là.
Pour retrouver Etsuko Hirose en entretien, c’est ici.
Pour retrouver la chronique de Schéhérazade by Etsuko Hirose, c’est ici, re-ici et là.
Il est des souvenirs tristes qui charrient avec eux des souvenirs heureux – et réciproquement. Ceux dont parle, ceux que l’on tait. Ceux que l’on évoque, ceux que l’on refoule. Au milieu coulent des chansons, dont celle-ci, fredonnée le 19 mai 2025 au théâtre du Gouvernail (Paris 19), lors de la première de Tout est un possible.
C’est assez rare pour être souligné : nous entamons l’écoute de ce disque, une réédition de 2012 tirée du catalogue VDE-Gallo, avec un mélange de doute et d’appréhension. D’ordinaire, nous guident plutôt
la confiance dans le répertoire,
l’envie d’être ébaubi par des artistes,
la joie de découvrir ou de redécouvrir des œuvres mettant en appétit pour des raisons diverses.
Cette fois, nous devons à l’honnêteté de douter de la capacité à nous envoler du produit repackagé pour se conformer à collection « Méditation » de Bayard. En effet, nous ne sommes pas
familier de la méditation,
enclin à allumer une jolie bougie en écoutant sur YouTube une heure de pluie pour nous aider à accéder à la slow life,
féru de vieux idiolectes new wave associant
pleine conscience,
reconnexion à son vrai soi en tant que tel, et autres
cheminements intérieurs à suivre
chez soi,
dans le métro grâce aux podcasts prévus à cet effet (n’oubliez pas de vous abonner, ça fait toujours plaisir), ou
en retraite collective avec pratique du jeûne chamanique moyennant un virement de 250 € au gourou à la petite semaine autoproclamé
psychopraticien,
coach de bien-être ou
guide spirituel.
Voilà pour les clichés. Néanmoins, en dépit d’une première de couverture où l’absence d’accent circonflexe sur la flûte (voulue puisque répétée pour les autres disques avec flûte de la collection) nous excite autant que l’aurait fait une punchline en écriture inclusive, le disque nous a été envoyé avec le livre du flûtiste, chroniqué ce 10 octobre 2025, et nous imaginons que si l’attaché de presse – qui nous connaît un peu – nous l’a envoyé, c’est que la galette fait résonner le témoignage de l’artiste. Aussi avons-nous choisi de nous secouer les puces et de remiser un temps les histoires
de toucher,
d’attaque et
de petits marteaux
pour nous risquer dans un concept annonçant des miscellanées pour le moins variées… et malheureusement dépourvus de toute précision
(idée directrice du disque,
raison des choix ayant conduit à substituer la flûte de Pan aux instruments originellement prévus,
nom des arrangeurs,
dates et lieux des captations,
détail de la composition de l’orgue incriminé dans trois adaptations, etc.).
En clair, rien pour les mélomanes curieux. Le disque est pensé par Bayard comme un truc pour regarder fumer un bâtonnet d’encens encore plus cancérigène qu’un voyage dans le tunnel horripilant conduisant de La Chapelle à gare du Nord – ce qui n’est pas une mince performance, si l’on en croit les indicateurs qui existaient avant que, vu leurs résultats, plus d’indicateurs. Cela change la manière d’écouter le travail d’un musicien qui ne manque pourtant pas de références académiques et concertantes. Le disque promet
de la douceur avec des instruments pas trop bruyants
(harpe,
guitare,
orgue pour des mouvements lents) mais aussi
un passage orchestral, placé en ouverture de bal et
un trio dont l’instrumentarium est tacet – ô suce-pince ! quand tu nous tiens !
La « Vocalise » de Sergueï Rachmaninov ouvre la liste des tubes ou des scies, selon le point de lassitude. Michel Tirabosco la joue droit, avec la précision et la retenue de vibrato qui signalent un musicien de goût, ce qui n’empêche pas les deguelendi peut-être inévitables mais assez cuisants comme à 1’28 ou à 3’15. Le Volgograd Philharmonic Orchestra dirigé par Emmanuel Siffert fait le travail sans excès
de poésie,
de précision ni
de justesse parmi les pupitres graves.
Timing presque similaire : en 1879, quarante ans avant la vocalise sans parole, Gabriel Fauré draguait sur une barcarolle en si bémol mineur Alice Boissonnet avec la musication d’un poème de Sully Prudhomme où le monde se distingue en deux masses : les femmes qui pleurent et les hommes que les horizons leurrent. La flûte octavie la ligne de la soprano. Attentive, Nathalie Chatelain accompagne avec justesse et sensibilité un soliste qui
a du souffle et sait l’éteindre (2’10),
joue juste mais sait glisser (2’23),
n’est pas voix mais raconte.
L’arrangement de « La Romanesca », air hérité du quinzième siècle, formalisé par Fernando Sor et réarrangé par on ne sait qui dans une tonalité convenant au grave de la flûte de Pan, fait entrer l’excellent Antonio Dominguez à la guitare. On note notamment
un effort de nuance (un truc qui doit être foufou pour le soliste),
de respiration commune,
de caractérisation des sonorités de chaque instrument (chaleur de la guitare, évanescence de la flûte), ainsi que
des contrastes
d’intensité,
de couleur et
de registres pour le soliste.
« Aqua e Vinho » (curieusement orthographié avec un « y » au lieu du « e ») rappelle l’album éponyme du guitariste brésilien Egberto Gismonti, publié en 1972. L’arrangement non signé pour
flûte,
piano,
violoncelle et (l’arrangeur n’y est pour rien)
surmix lourdissime de la basse du piano façon contrebasse superfétatoire quand il accompagne
traîne un spleen qui n’hésite pas à se détremper pour se diffracter. Le trop bref solo du pianiste libère le propos avant que la convention ne reprenne le lead. Du travail d’ascenseur bien fait mais sans guère d’intérêt.
L’accompagnement guitaristique de la « mélodie traditionnelle écossaise » intitulée « Annie Laurie » est confié à Sophie Blanchart. Ce duo met en valeur
la réverbération détestable ajoutée par le mastering de François Terrazoni,
la capacité de Michel Tirabosco à jouer en autoduo avec lui-même, et
le plaisir que l’on peut goûter malgré tout à la nostalgie.
André Luy prend l’orgue pour le largo d’une Sonate en Fa de Georg Friedrich Telemann. Extrait de son contexte, le mouvement souffre d’une flûte hyperréverbérée. Certes, il est
joué avec sérieux,
joliment ornementé (exclusivement par le soliste) et
mené à bon port sans trop de ralenti à la fin,
mais il nous oblige à constater que nous risquons de décrocher car, de cette succession de propositions de bon aloi, nous ne percevons ni la cohérence, ni la dynamique.
Avant d’abandonner, risquons-nous au moins dans la cinquième des sept Chansons populaires de Manuel de Falla, dont la partie de piano est confiée à la guitare immédiatement reconnaissable et saisissante d’Antonio Dominguez. Michel Tirabosco donne des airs presque mauresques à la berceuse avec
ses ornements,
ses glissements,
ses mutations d’intensité dans les tenues, et
ses libertés pour placer les notes selon un profond feeling, par opposition à la rigueur presque métronomique de l’accompagnement.
C’est malin.
Le finale en harmoniques nous séduit assez pour que nous poussions jusqu’à la « Méditation » du deuxième acte de Thaïs de Jules Massenet, accompagnée par la harpiste Nathalie Chatelain. Le flûtiste y trouve une sobriété bienvenue en dépit de quelques glissements dont l’appréciation sera laissée à chacun (0’44, reprise du thème, par ex.). La partition a été çà et là aménagée (réécriture et octaviation à 1’16, par ex.) car, même large, la tessiture d’une flûte de Pan reste moindre que celle d’un violon.
En soi, rien de choquant, mais il est certain que le passage « animé » perd beaucoup de la passion progressive dont l’injection est demandée par le compositeur quand, à mi-course, la phrase doit redescendre à la cave en pleine émotion. De même, le choix de prendre l’avant-dernière note à l’octave inférieur permet certes de donner l’impression d’un aboutissement sur l’ultime ré, mais fait perdre en partie l’idée de calme retrouvé que Jules Massenet suggérait en proposant une dernière note plus grave que l’avant-dernière. Ces réserves étant posées, l’on se doit aussi de ne pas vétiller (et hop) plus que de raison, afin de gûter
le souffle,
le phrasé, et
la sonorité
de la flûte que Nathalie Chatelain suit avec
attention,
précision et
énergie
pour ne pas faire de cet extrait, indispensable au vu du titre dont est affublé le disque, une scie soporifique. Popularisé par Gheorghe Zamfir, la « Cintec din Ardeal » (« chanson de Transylvanie ») est ici présenyée en version guitare-flûte. Sur un accompagnement au temps qui s’enrichit d’un contrechant à la reprise, Michel Tirabosco évoque une jolie nostalgie à travers
un legato confortable,
des ornements bien troussés, et
un calme communicatif.
À ce stade, impossible de ne pas pousser jusqu’à la transcription de la cavatine « Casta diva », qui décapsule l’acte premier de Norma de Vincenzo Bellini. En effet, le disque se répartit entre
mélodies,
chants traditionnels,
musique instrumentale et, donc,
grandes arias.
« Casta diva » est idoine pour le projet méditatif car il s’agit de prier la « chaste déesse » du titre afin qu’elle répande sur Terre la paix qu’elle fait régner au ciel. Nathalie Chatelain reprend sa harpe pour l’occasion, offrant une lecture
claire,
incisive,
nette,
qui sait se colorer de douceur quand son instrument accompagne. En dépit de stridences qu’une soprano rendrait sans doute plus étincelante qu’une flûte de Pan (4’49), le plaisir d’écouter un tube joliment soufflé n’évacue pas tout à fait la question du « pourquoi diable ? » qu’un livret aurait peut-être contribué à rendre inopérante. Nous nous permettons donc de filer directement à la Cinquième danse hongroise de Johannes Brahms, laquelle conclut la set-list.
En lieu et place de deux pianistes, nous retrouvons Michel Tirabosco à la double flûte avec la guitariste Sophie Blanchart. En dépit de la qualité des musiciens, on imagine le grand effet que produirait cette version dans une salle des fêtes pour un repas de fin d’année offert aux personnes âgées à la veille d’une année électorale. C’est
dansant,
connu,
simple,
avec
des glissendi,
des déguelendi et
des breaks
aussi cocasses que réussis… et inattendus dans le genre « méditatif » ! En conclusion, un beau travail que les mélomanes pourront néanmoins éviter : ils ne sont pas le public ciblé par cette mosaïque plus divertissante que
troublante,
poignante ou
galvanisante
pour l’oreille et le cœur. Mais, après tout, Claude Debussy en personne ne disait-il pas que la musique est là, avant tout, pour faire plaisir à celui qui l’écoute ?
Travailler la mort, travailler avec la mort, dans l’optique de Charles Guyard, c’est avant tout travailler les morts pour développer une économie du care après le care, même si l’aspect économique est l’un des quasi tabous de l’ouvrage. En se focalisant sur une vingtaine d’événements dramatiques – attentats, accidents, meurtres en tout genre – pour lesquels il a retrouvé des témoins ayant participé à la prise en charge des cadavres, l’auteur pose une question intéressante : derrière l’événement exceptionnel en nombre de cadavres ou en horreur, comment les process funéraires permettent-ils de rétablir la fausse banalité de la mort (la plupart d’entre nous ne la côtoyons pas tous les jours, mais nous savons malgré nous qu’elle finira par tous nous choper) ? En d’autres termes, comment normalise-t-on le hors-norme ?
L’accident de passerelle, lors de l’inauguration du Queen Mary 2 (16 morts), en 2003, permet d’aborder à nouveaux frais cette problématique. Le témoin raconte précisément le retournement de situation : aux chiffres traduisant la monstruosité du navire (« hauteur, longueur de pont, capacité, nombre de cabines, de piscines, de salles de restauration ») se substituent
les chiffres des victimes, mortes ou blessées,
ceux qui permettent de prendre conscience de la chute qu’elles ont subie (« l’équivalent de cinq à six étages, au moins »), et
ceux qui donnent une idée des derniers instants des malheureux (« pendant quelques secondes, [ils] ont forcément pu prendre conscience de leur sort tragique »).
Ainsi le témoin reconstitue-t-il une sorte de retour dans le temps par la numération approximative. Apprivoiser la mort semble ici passer par
la quantification
(conditions du décès,
nombre de cercueils à prévoir,
temps de trajet entre le lieu du drame et la morgue improvisée…),
le physique (entrée en jeu des thanatopracteurs pour la reconnaissance par les familles) et
la métonymie (quand les crânes ont éclaté, les croque-morts ferment le cercueil et posent dessus les bijoux : ce sont ces substituts que les familles seront invitées à reconnaître).
Cela passe aussi par la gestion de l’après :
le « petit coup » bu en rentrant,
le débrief psy,
l’invitation au restaurant par le patron de la boîte, et
un reste de colère contre ceux qui avaient à gérer le public et ont fait n’importe quoi.
Il ressort du récit que la mort est banale parce que nous sommes des animaux drogués à l’habitude. Beaucoup d’inacceptable devient acceptable dès lors qu’il peut être inscrit dans une routine. Le travail de résilience commence donc par la capacité à retrouver de l’habituel dans l’inhabituel. Dans le cas de la tempête Xynthia qui, en 2010, « a tué vingt-neuf personnes en quelques heures » (teasing : les lecteurs du livre apprécieront la jolie chute de ce chapitre), l’habituel, c’est le repas annuel du club de foot de la commune où vit le témoin. L’inhabituel, c’est
l’interruption de la fête pour cause de trop nombreuses ruptures de courant ;
l’énormité des dégâts commis par le vent ;
l’arrivée de la presse et des cons qui regardent, alléchés par le nombre de cadavres.
Le témoin décrit bien le phénomène de flux et de reflux psychique :
incompréhension car réflexe de vouloir saisir l’inhabituel par le prisme de l’habituel ;
prise de conscience de l’inhabituel et changement de focale ;
gestion de l’inhabituel pour le remettre sur les rails de l’habituel
(reconstitution des stocks,
tailles des cercueils,
gestes commerciaux pour éviter le bas de gamme,
trucage des actes de décès pour que les familles puissent voir le défunt avant les obsèques…).
Le signe que l’opération est réussie, c’est que, une fois l’inhabituel redevenu habituel, on peut apprécier à nouveau des phénomènes inhabituels qui, à petite dose, pimpent l’habituel
(venue d’un ministre,
sélection de trois cercueils « pour représenter toutes les victimes »,
conseils de shopping aux familles devant habiller les défunts…).
Dans cette narration comme dans l’ensemble des témoignages recueillis par Charles Guyard, il appert à ce stade que le plus intéressant est une triple ambiguïté.
Ambiguïté structurelle : les témoins travaillant autour des cadavres, ils ont conscience que leur posture, quoique collective, est singulière, mais ils le vivent comme une habitude.
Ambiguïté circonstancielle : les témoins étant confrontés à des catastrophes d’ampleur, ils ont conscience que la situation est exceptionnelle mais doivent le gérer avec les outils de l’habitude.
Ambiguïté posturale : en témoignant, par définition, les témoins ont conscience qu’ils attisent autant qu’ils désamorcent le voyeurisme ou la curiosité des lecteurs-auditeurs, mais ne manquent pas de s’emporter, ainsi que nous le pointions dans la précédente chronique, contre le voyeurisme ou la curiosité des journalistes dont ils ne maîtriseront pas le narratif… tout en regrettant d’être toujours « la dernière roue du carrosse, les grands oubliés ».
La noyade dans le Drac, au cours de laquelle six élèves de CE1 et une accompagnatrice meurent après un lâcher d’eau d’un barrage EDF, est l’occasion d’observer cette ambiguïté à l’œuvre. Le témoin est un professionnel : il sait
que les véhicules de secours ne peuvent transporter de cadavres (sauf si le préfet dit le contraire) ;
comment gérer la reconnaissance par des parents (sauf si les forces de l’ordre se contredisent) ;
ce qu’il a l’interdiction de faire même pour présenter plus joliment un cadavre (sauf si le parquet l’autorise à le faire).
Pour autant, ce cadre
légal,
réglementaire et
professionnel
ne le protège pas irrévocablement de l’émotion quand
il découvre les cadavres d’enfants qui « semblent simplement endormis » ;
il partage « l’ascenseur émotionnel » des parents qui découvrent que leur enfant n’est pas le cadavre qu’on leur présente… mais qui déchantent quand on leur en présente un autre ;
il reconnaît que la carapace qui lui permet d’exercer son boulot ne l’empêche pas de « transférer [sa] peine immense sur [sa] propre vie » de parent, y compris dans la gestion des rideaux (les lecteurs du livre comprendront pourquoi à la fin du chapitre concerné).
C’est bien le rapport aux corps morts et non le rapport à la mort qui
interroge,
construit et
défie
les témoins. Le chapitre sur le « four crématoire géant » qu’est devenu le tunnel du Mont-Blanc, le 24 mars 1999, le confirme. Le témoin dépeint son rapport aux corps, c’est-à-dire
à son propre corps (qu’évoque le besoin de manger en attendant l’autorisation d’intervenir),
aux corps morts (« inutile de prendre des cercueils et des housses mortuaires »), et
au traitement des cadavres, ici métonymisés par des cartons contenant « des mâchoires, des dents, des crânes » lesquels seront intégrés à des cercueils standards pour sauver les apparences, comme on l’a vu dans une chronique précédente.
Le témoin qui va récupérer à Villacoublay le corps d’un soldat mort en opex pour le ramener au funérarium des Batignolles parle, lui aussi, du rapport au corps
en bombardant les thanatopracteurs au rang « orfèvres de la mort »,
en racontant la dépossession de la famille, un temps privée du cadavre pour que l’armée et la nation jouent leur comédie des hommages,
en effleurant la part spéculaire de ces corps qui nous renvoient à notre « conception de la vie », c’est-à-dire à notre manière de donner du sens à ce qui n’en a pas – en l’espèce, la mort.
On regrette que Charles Guyard ne saisisse pas les perches qui auraient permis à certains témoignages d’aller plus loin. Typiquement, ici, le témoin explique que, à force de fréquenter des familles de soldats défunts, « on n’a plus la même conception de la vie » : c’était un boulevard pour creuser cette question avec lui et passer d’une formule vague ou creuse à une réflexion plus poussée. Peut-être l’auteur a-t-il préféré éviter de dépareiller ses entretiens… hypothèse qui ne fait qu’accentuer notre regret ! Sans doute faut-il accepter son choix d’entretiens peu directifs, laissant la place à la spontanéité, fût-elle frustrante.
Néanmoins, ce n’est pas la spontanéité qui frappe dans le dernier chapitre, où « le patron d’un réseau national » de pompes funèbres « raconte l’enfer de la pandémie vu depuis les chambres mortuaires ». Pas parce que le chapitre est gauche mais parce qu’il s’ouvre sur un courriel secret, annonçant le premier mort (chinois) du virus en France alors que, « à cet instant, l’Hexagone est officiellement épargné ». Entre
ignorance,
silences et
mensonges,
les informations manquent sur ce que des franchisés appellent « Bagdad » tant pleuvent les cadavres. Les bras viennent à manquer. Les patrons de pompes tremblent à l’idée qu’on leur colle un procès si un employé meurt du Covid après avoir manipulé un malade décédé, d’autant que les équipements de protection manquent. Les pompes funèbres apprennent à
hiérarchiser leurs interlocuteurs pour gérer les manques (le maire l’emporte alors sur le préfet),
jongler avec des normes
improbables,
éphémères et
souvent contradictoires, ainsi qu’à
accepter l’invisibilisation de leur travail, notamment en comparaison avec celui des soignants.
Gérer les cadavres est un métier. On ne le connaît pas vraiment mieux à l’issue de cette myriade de récits, mais tel n’était pas le propos. Celui-ci semblait consister
à interroger plutôt qu’à définir,
à laisser résonner plutôt qu’à délimiter,
à évoquer des fragments de réel plutôt qu’à se perdre en
philosophie,
métaphysique et
autres manières plus ou moins spirituelles d’appréhender notre mort prochaine et celle de nos plus ou moins proches.
Pour aller plus loin sur l’autre versant du sujet, on pourra feuilleter ceci.
Quadruple finale en Ut, pour ce disque de sonates de Domenico Scarlatti, le majeur l’emportant sur le mineur par le score sans appel de 3-1. La première sonate majeure, dite K.159, se lance dans un vivacissimo ternaire qui a déjà commencé quand la première mesure apparaît. La fanfare qui éclate n’est point qu’ultravivace, ce qui serait déjà pas mal. Elle est aussi
bondissante (les staccati),
vibrante (les trilles),
dynamique (les appogiatures) et
modulante (Sol puis Ut mineur).
Irakly Avaliani, habile utilisateur de l’agogique, s’en tient ici à une exigence délicieusement métronomique – et un oxymoron, un ! Cela ôte toute précipitation et renforce l’énergie de l’ensemble par cette impression de joyeuse fatalité entraînante qui en émerge. Domenico Scarlatti garde quelques atouts pour la seconde partie, dont
des mordants qui multiplient les pétillements (l’interprète avait sans doute snobé celui que proposent certaines éditions dans la première partie afin de doper l’effet de la seconde partie),
les notes tenues en surplomb de la ligne mélodique, et
le quasi rubato en accélérant
qui débouche sur la suspension du discours avant que le premier motif ne s’impose à nouveau.
Pour faire sursauter l’auditeur, le pianiste aurait pu choisir une sonate mineure un peu molle du genou. Fidèle à sa ligne de conduite, il opte pour la continuité en assumant une tonalité guère éloignée (do mineur au lieu de Do majeur) et un tempo allant (allegro contre vivacissimo).
Vigueur martiale,
continuité entre doubles des deux mains,
charme
de la walking-bass,
des cahots des deux-en-deux et
des notes rebondissantes :
le clavier
miroite,
étincelle et
virevolte
avec une efficacité évidente. Ainsi Irakly Avaliani déploie-t-il une virtuosité étonnamment discrète.
La mise en doigts du texte,
le rythme,
l’incarnation par
les phrasés,
les accents,
le toucher qui donne de l’élan
sont si aboutis que la fluidité du morceau confine
au naturel,
à l’évident, et
à l’hypothèse que, en 2013, loin des monospécialistes, la sonate scarlattienne a peut-être trouvé son nouveau champion.
La seconde partie, tout aussi saignante, s’enrichit
d’unissons octaviés furibonds,
d’une synthèse des différentes formes croisées, ainsi que
d’hésitations modulatoires et de jeux chromatiques que Johann Sebastian Bach – quasi exact contemporain de DS – n’aurait pas reniées.
Retour au majeur pour la sonate K.49, mais pas de mollesse en vue – ce qui n’aurait pas été absurde pour préparer une dernière sonate encore plus étincelante après une miniature gnangnan :
la mesure est à deux temps,
l’affaire se joue presto, et
le compositeur n’hésite pas à booster son discours avec des triolets et des doubles croches.
Cependant, l’interprète souligne une autre qualité – triple – de la vitesse : c’est
la vibration de l’élégance,
la qualité du frôlement, et
la délicatesse de la sensation.
À feuilleter diverses éditions, on comprend que, parmi de nombreuses sources, Irakly Avaliani est allé chercher ce qui lui paraissait le plus juste, le moins fanfreluche et peut-être le plus historique. Les accents qu’il place permettent de swinguer la complémentarité entre
binaire et ternaire,
régularité et musicalité,
littéralité et inspiration.
L’association entre
séries de triolets,
fulgurances en doubles,
traits de gammes descendantes
scintille grâce à un jeu toujours très clair sans jamais s’engoncer dans la cristallisation de l’insensibilité. Il y a
de la finesse,
de la malice et
de la hauteur de vue dans cette façon très personnelle donc très convaincante
de s’emparer de la partition,
de la comprendre et
de la restituer avec art.
Irakly Avaliani choisit de boucler son hommage à Domenico Scarlatti, financé par le groupe Balas, avec la sonate K.420. C’est
furibond,
rugueux,
militaire,
mais c’est aussi
imprévisible,
insaisissable et
réversible.
Tel est l’effet de la virtuosité avalinienne à son climax : susciter une orgie
d’épithètes,
d’impressions et
de questionnements.
La seconde partie de la sonate n’innove guère mais permet à l’auditeur de se goberger de l’aisance digitale de l’interprète. In fine, un compositeur qui anticipe sur le zozo qui l’incarnera trois siècles après, même si l’on peine à le considérer comme un maître tant lui-même peine à nous inspirer une émotion, critère iconique de notre époque, mérite un coup de chapeau, et nous le lui accordons bien volontiers.
Par
sa science de la bestofisation,
sa force intérieure et
sa capacité de l’artiste à communiquer un sentiment de nécessité artistique à l’auditeur,
le disque d’Irakly Avaliani est un boost dont l’humanité urgente que nous fréquentons puisque nous en sommes membres aurait tort de feindre de l’ignorer. Parce que, sans ce disque, vivre est complètement possible mais peut-être complètement moins bien.
Détail d’un vitrail de la collégiale Saint-Martin de Montmorency (Val-d’Oise), le 21 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
La Suite fantasque improvisée autour de cinq rires de Dieu ouvrait mon récital du 21 juin en la collégiale Saint-Martin de Montmorency, et s’achevait sur une improvisation autour de l’injonction christique :
Réjouissez-vous, soyez dans l’allégresse !
L’injonction lâchée par Jésus dans l’évangile selon saint Matthieu, au chapitre V, verset 12, est doublement paradoxale. « Réjouissez-vous ! », déjà, est un ordre curieux. Se réjouit-on sur demande ou par obligation ? Mais ce n’est pas tout ! L’impératif surgit après une série de déclarations contradictoires, décrivant des béatitudes où
les larmes,
les persécutions (par deux fois),
les insultes et
les calomnies
sont censées rendre « heureux » ceux qui les affrontent ou, moins fiers-à-bras, les subissent. Pour le dernier épisode de cette Suite fantasque improvisée autour de cinq rires de Dieu, je voulais terminer avec une réflexion musicale autour de cette tension propre à la jubilation en général et au rire en particulier, autour de constats simples :
le rire porte ceux qui rient et horripile ceux qui ne rient pas ;
si le rire allège les rieurs, il engonce et agace les autres ;
le rire transforme le réel mais pour quelques secondes seulement.
L’improvisation part donc de l’injonction de réjouissance en la transformant en mantra. Le ressassement du « Réjouissez-vous ! » sature le discours moins par insincérité que par conviction que de la répétition de l’injonction naîtra l’allégresse exigée. Dès lors, l’obligation
de la bonne humeur,
de l’optimisme,
de la conformité au rythme des gens épanouis
envahit peu à peu les registres donc se teinte d’inquiétude : comment garder ce joyeux principe dans le biotope hostile de la vraie vie ? Sur le métal du rire, l’obligation agit comme une corrosion galopante. La joie rieuse devient fake et envahit tout, désarticulant le projet même de joie. Désormais, semble glisser Jésus, il faut se réjouir de ses avanies (et framboises), alors allons-y. Le tambourin devient
marche militaire,
procession funèbre, voire
requiem décadent.
Dans de derniers éclats de rire, le monde explose. Et alors ? Réjouissons-nous, soyons dans l’allégresse ! Qui sait si notre récompense ne sera pas grande dans les Cieux ?
La sonate K.5 en ré mineur de Domenico Scarlatti est un allegretto ternaire qui ressemble à une conversation insouciante entre deux dames – dont une beaucoup plus pipelette que l’autre – tâchant moins d’échanger des nouvelles que de faire société poliment devant leur pavillon moche mais fonctionnel, situé dans une zone périurbaine qui pourrait se trouver n’importe où mais a le malheur de se situer dans les tréfonds d’un département ingrat, le 78 ou le 91, par exemple. Au programme,
trilles chargées de dissiper l’ennui,
triples croches tentant de relancer la discussion,
gammes égrenées benoîtement comme on enfile les poncifs pour éviter le silence,
notes répétées et descentes vers le grave parce que, malgré tous les efforts, il n’est pas si simple de meubler.
Irakly Avaliani donne un charme certain à ce babillage sciemment insipide en valorisant
la légèreté des staccati rebondissants,
la frivolité des ornements incisifs,
l’équilibre des deux voix complémentaires,
la précision réglée du swing à trois temps, et
la netteté enchanteresse des phrasés.
Au centre du programme, cette sonate dispensable peut paraître indispensable pour offrir à l’auditeur une respiration en forme d’entracte.
Tel n’est pas le cas de la sonate en Ré majeur dite K.145. Cette sonate est apparemment proche de la précédente :
quoique majeure, elle reste en ré ;
c’est un allegretto, donc sur un tempo similaire ; et
la mesure est identique avec trois croches entre deux barres.
On reconnaît là l’un des partis pris implicites d’Irakly Avaliani, qui consiste à piocher dans le vaste corpus de Scarlatti des pièces sans doute favorites mais, surtout, dont l’agencement est à la fois cohérent et soucieux d’une variété… laquelle est d’autant plus délectable qu’elle se fonde sur un récit fluide où les contrastes sont plus intérieurs et délicats que surexposés. L’interprète ne cherche pas à démontrer l’intérêt d’écouter seize miniatures de rang : il en est assez convaincu pour les assembler de manière musicale et non pédagogique. Là, on est dans
le décidé autoritaire,
le contre-temps groovy,
le 9/16 expansif.
Le pianiste est notamment aux prises avec le croisement de mimines, l’exigence du legato, les mutations harmoniques. On y goûte
énergie,
virtuosité et
efficience.
Par honnêteté envers les personnes fragiles du boum-boum, on doit aussi saluer
la répartition des ornements,
l’allant euphorisant, et
le contraste entre tranquillité du jeu et la furibonderie du résultat suspendu.
La sonate en ré mineur dite K.9 prolonge l’histoire en persistant
en ré,
en 6/8 (six croches par mesure) et
dans un tempo allant… mais pimpé (on passe du vague allegretto au vague allegro).
L’Irakly est facétieux et malin. Et, en dépit de sa stature de Géorgien d’origine, élégant Il sait jouer
la proposition,
l’aguichage,
le possible du clin d’œil.
La précision
des appogiatures,
des trilles et
des traits
séduit sans convaincre que l’on a affaire à un compositeur mastodonte du clavier. Lucide et pertinent, l’artiste propose de moduler un ton plus haut, donc en mi avec la sonate K.394.
L’allegretto à deux temps s’ouvre sur manière de toccata que le pianiste exécute avec la liberté d’ornementation et d’agogique requise.
Mordants,
gammes ascendantes en écho,
accents donnant du rebond,
modulation en si mineur
animent un discours volontiers indécis en dépit d’un tempo allant. De grands arpèges entrecoupés électrisent le début de la seconde partie avant que des modulations dynamiques et un jeu de questions-réponses n’animent le propos. La capacité du pianiste à
colorer diversement les redites,
rendre raison des diverses humeurs qui secouent la partition,
oser la liberté dans
l’énoncé,
l’ornementation et
les effets d’attente (tel le retard sur le dernier mi de la main droite)
contribue à l’intérêt de l’écoute, qui basculera dès la prochaine notule sur la tétralogie final en Ut majeur et mineur.
un résumé du drame et le témoignage d’un mec chargé d’évacuer les corps :
tel est le principe du livre de Charles Guyard. Les témoignages du jour commencent avec la mort de migrants dans la Manche, en novembre 2021. Le témoin évoque brièvement
les housses noires, « spécial réquisition », qui « empêchent tout liquide de traverser au niveau de la fermeture »,
la tristesse devant ces morts de masse,
l’engagement pro-migrants dans lequel il s’investit par la suite.
Car Charles Guyard s’intéresse moins
à la mort,
à sa perception par des professionnels ou
à sa capacité à grignoter l’espace de cerveau disponible des vivants
qu’aux conséquences sur les témoins de la fréquentation de certains morts. Pas d’exception pour le récit lié au massacre de l’Ordre du temple solaire, en 1995, le témoin narrant la réorganisation de sa vie suite à la réquisition judiciaire, puisque celle-ci tombe un 23 décembre, alors que
la préparation du réveillon,
les rêves d’huitre et
les projets de foie gras
réjouissaient déjà les croque-morts… et occupaient aussi les défunts puisque des cadeaux de Noël ont été retrouvés dans leurs voitures. Back to business, donc, pour les pompes funèbres, car la gestion des morts, c’est très concret. En l’espèce, cela passe notamment par
la convocation du personnel pour s’occuper des cadavres,
la vérification des fourgons nécessaires pour emmener seize morts, et
le déplacement des corps sous l’œil encore plus rapace que gourmand des journalistes…
ainsi que par la question récurrente et ouverte de l’impact à long terme d’une telle proximité avec les défunts. En 2023, moins médiatisé mais paré de l’étiquette fashion de « féminicide », l’égorgement de Cathy par son mari (qui s’est pendu dans la foulée) fait l’objet du chapitre suivant. Le témoin entre cette fois dans les détails de l’enterrement du suicidé, incluant
le souhait de sa fille d’aller au moins cher (cercueil bas de gamme + pas de pierre tombale), puisque la loi l’oblige à payer la cérémonie ;
la mauvaise volonté du maire à l’idée d’accueillir le défunt dans le cimetière local, mais la loi l’y oblige ;
la cérémonie expédiée en cinq minutes devant la fille du mort pour vérifier que tout se déroule comme convenu.
Popularisée comme un « meurtre à la Breaking bad », la tentative de dissolution d’Éva dans un bain d’acide occupe le chapitre suivant. C’est l’histoire d’un échec. Devant l’exigence des condés de sortir le cadavre dans son encombrant bain d’acide, les croque-morts repartent Gros-Jean comme devant. Parfois, la concrétude de la mort est rebelle…
Ce qu’esquissent ces différentes histoires, c’est que, même si elle est fluide et variable, il existe une hiérarchisation des horreurs. Charles Guyard insiste discrètement sur ce point, qui est au cœur de l’intérêt suscité par « les travailleurs de la mort » : sont-ils imperméabilisés par leurs habitudes et les process qu’ils doivent respecter, ou leur arrive-t-il d’être affectés par le commerce qu’ils ont et qu’ils font avec les cadavres ? Il leur arrive, évidemment ; et, dans le classement des scènes que redoutent plusieurs témoins, trône en majesté la confrontation avec un cadavre d’enfant, surtout si celui-ci a été victime de violences. Le chapitre suivant évoque cette situation, rencontrée par le témoin en 2023 alors que tout est réuni pour assurer l’ambiance :
l’hiver (plus loin qualifié d’automne, l’auteur souhaitant peu habilement rendre le drame méconnaissable puisque l’affaire n’a pas encore été jugée),
le froid,
la nuit et
le réveil à quatre du (« Je ne m’explique pas la fichue manie qu’ont les gens de mourir violemment ou se faire tuer sitôt que le soleil est couché »).
Le concret de la mort, cette fois, s’articule autour
des conditions d’intervention (« jamais seul pour un bébé, un enfant ou un ado »),
des basses tracasseries d’un monde qui continue d’être con quelles que soient les circonstances (« On transporte le cadavre d’un enfant / – Et alors ? Vous payez le parking de l’hôpital ou vous n’entrez pas »), et
du choc d’avoir vu la masse d’examens subis par le corps sans vie.
Originalité du témoignage, le narrateur assume attendre le procès des « présumés innocents » avec impatience et précise que ce n’est « pas par voyeurisme ». Or, le livre de Charles Guyard, plutôt destiné aux voyeuristes comme votre serviteur, est traversé par cette question de la curiosité malsaine, reproche paradoxal adressé par les témoins
à leurs amis,
aux journalistes et, indirectement,
aux lecteurs.
En effet, il semble exister une tension entre l’envie de se rendre intéressant en témoignant tout en dénonçant l’intérêt qui est suscité de la sorte. Sans doute peut-on voir dans ce double réflexe de dévoilement et de réprobation le résultat de l’ambivalence propre aux deux grands machins qui fascinent et inquiètent l’humanité : le sexe et la mort. Ces deux grands machins rendent la vie
plus sapide,
plus captivante,
plus vivante ;
mais ils peuvent aussi la rendre
moins désirable,
moins précieuse,
moins excitante.
C’est aussi à une réflexion sur notre rapport à ces deux pôles – l’instinct de survie de l’espèce et la conscience individuelle, qu’elle soit sourde ou vive, que nous mourrons – qu’invite à bas bruit Travailleurs de la mort ; et cela participe de son intérêt, par-delà la jouissance joyeusement coupable de la curiosité dite voyeuriste. À suivre !
Un presto en sol mineur : voilà l’programme de la sonate en sol mineur dite K.373 ; et le moins que l’on puisse stipuler, c’est que ça
tangue,
filoche et
rebondit.
Tout est bon pour énergiser le clavier :
longs sprints descendant une large partie du clavier,
échanges animés entre dextre et senestre,
intervalles et accords répétés à gauche pour dynamiser le pépiement à droite,
cavalcades chromatiques
s’interpolent, se succèdent et se bousculent sans répit. De quoi crépiter avant l’andante de la pastorale en Ut dite K.513.
Si le balancement liminaire et l’énoncé des six premières notes évoquent la plus célèbre des siciliennes, à savoir l’andante grazioso de la onzième sonate de Wolfgang Amadeus Mozart, Irakly Avaliani se concentre sur les spécificités de cette miniature :
questions-réponses,
modulations surprenantes,
efficience des mordants et
importance des silences laissant respirer les différentes sections.
Avec sa variété
d’attaques,
de phrasés et
de types d’utilisation (ou non) de la pédale de sustain,
le pianiste semble chercher à nous hypnotiser pour mieux nous secouer à l’arrivée du molto allegro, sorte de tambourin ou de musette avec sa basse
tantôt obstinée,
tantôt simple,
tantôt groovy.
Un deuxième contraste naît de la reprise, un troisième du retour de l’allegro, et un quatrième du presto servant de dernier mouvement en Ut, où étincellent
la fougue des doubles croches métronomiques,
la tonicité des staccati et
l’électricité des attaques accentuées.
La sonate K149 est un allegro dont le la mineur résonne plaisamment avec la tonalité d’Ut majeur qui concluait la pièce précédente. L’allegro en duo rompt la monotonie mélodique en la dopant à grands renforts
d’ornements agiles (et pas toujours indiqués sur les partitions),
de piquantes notes répétées et
de modulations olé-olé.
On est emporté par
la légèreté,
la sûreté et
l’inspiration
du toucher qui trahit la confiance d’Irakly Avaliani dans la musique qu’il a choisie. L’artiste semble habité par un sentiment
d’importance,
de nécessité et
de justesse artistique
le poussant à montrer que ces fragments, souvent très brefs et parfois non pyrotechniques, méritent la plus grande attention du mélomane.
La sonate K.33 en Ré s’ouvre sur un prologue déchiqueté en quatre mouvements contradictoires de dix-sept mesures (allegro ternaire – moderato binaire – allegro ternaire – moderato binaire). Cette introduction joyeusement étrange propulse un allegro à trois temps. La première interprétation souligne le caractère
incisif,
vorace et
tintinnabulant de l’œuvre.
La reprise en révèle une facette plus complexe où ont aussi leur place
le soyeux,
l’ambigu et
la demi-teinte.
Cette approche construit l’écoute de la seconde partie, où l’on se goberge à la fois
de l’allant et de la modulation en mineur,
de la pulsation des détachés et de l’onctuosité du legato éventuellement soutenu par la pédalisation,
de la férocité du tempo et de la capacité de transformer cette sévérité bienséante en légèreté aérienne par
un changement de toucher,
une mutation d’intensité ou
une infime suspension du discours préparant le torrent à venir.
Une proposition brillante et profonde dont nous suivrons la déclinaison en ré – mineur, en l’espèce – dès la prochaine sonate, la K.5, dont le pianiste butineur a choisi de nous faire goûter le pistil. À suivre !
Pierre-Marie Bonafos le 19 mai 2025 au théâtre du Gouvernail (Paris 19). Photo : Rozenn Douerin.
Au cours du spectacle Tout est un possible, fomenté le 19 mai 2025 au théâtre du Gouvernail, la chanson elle-même était sur la sellette. Pourquoi. Comment. Pour qui. Il n’y avait pas de réponses. Juste des manières différentes d’aborder les questions qui montaient. Et quelques featurings pour nourrir la méditation.
Parmi ceux-ci, Pierre-Marie Bonafos est venu poser quelques notes sur une nouvelle chanson intitulée « La vieille chanson ». Ça n’est pas resté longtemps un paradoxe : une fois chantée, la tune était en effet devenue une vieille chanson en regard de celles qui commençaient déjà à pointer le bout de leurs fredonneries. Voici donc la première apparition publique d’une chanson âgée, ancestrale, vintage dès son inauguration !