
Faut-il feindre de s’étonner, comme le fait Charles Sigel dans l’entretien pourtant intéressant qui compose l’essentiel du livret, qu’un Italien plus que français joue de la musique d’Amérique latine ? Cette tarte à la crème de l’atavisme, dont on connaît les dérives possibles, est d’autant plus affligeante que les liens entre la Botte et l’Argentine, par exemple, ne sont pas tout à fait ténus. Or, si l’on tient tant que cela à nationaliser le débat, des deux premiers compositeurs joués par Vittorio Forte dans Volver, l’un (Carlos Gardel) est enterré à Buenos Aires, l’autre (Carlos Guastavino) est né et mort à Santa Fe. Deux Argentins, donc deux Italiens, en somme.
Mieux vaut se réjouir simplement de la mosaïque variée qu’a fomentée le pianiste pour son arrivée chez Mirare. En effet, le copieux programme – avec 81′, le disque est bourré jusqu’à la gueule – dissone avec les précédentes propositions studio du musicien, souvent centrées sur un compositeur (Medtner ou C.P.E. Bach) ou un transcripteur (Earl Wild). Ici, la géographie fait l’unité, et l’unité donne à savourer la diversité des inspirations, « la musique d’Amérique latine » étant à peu près aussi univoque que « la musique contemporaine » ou « la musique de chambre ».
Redoutable transcripteur lui-même, le musicien – qui a des liens pédagogiques très forts avec l’école latino-américaine – ouvre et ferme le bal sur des adaptations maison de tubes de Carlos Gardel. La transcription première, « Por una cabeza », sur un thème remis en lumière jadis par Steven Spielberg, musiquait un texte désespéré comme il sied d’Alfredo Le Pera (un Argentin très italien, pléonasme), auteur également du « Volver » qui clôt le disque et lui donne son titre. Obnubilé par le visage d’un coup de foudre, le narrateur s’y lamente : « Si elle m’oublie, que m’importe de perdre mille fois ma vie, car à quoi bon vivre ? » Les guidelines de Vittorio Forte pour pianiser le résultat ?
- Viser « quelque chose qui soit proche du texte initial et qui en garde l’émotion » ;
- respecter le thème et y injecter « quelques éléments contrapuntiques et de la virtuosité » ;
- « garder la passion du tango ».
L’arrangement s’ouvre sur un bref prélude lisztien habilement contenu. L’arrangeur ne prend pas prétexte de la chanson pour froufouter (chacun sait qu’il a des doigts de feu et un sens musical d’une extrême sensibilité). Il la respecte – donc la sublime – par son art double de transcripteur roué et de monumental virtuose.
- L’enrichissement harmonique,
- l’alternance des registres et
- les options pianistiques
- (phrasés,
- accents,
- digitalité insensée)
ébaubissent et s’inscrivent dans la meilleure tradition des paraphrases pianistiques. C’est
- fin,
- brillant et
- imaginatif,
et bien valorisé par le Fazioli de service, apparemment plus réceptif aux intentions de l’artiste qu’intrinsèquement subtil (mais, vu l’artiste, ça le fait bien, merci). Pour enchaîner, l’interprète choisit deux pièces de Carlos Guastavino, dont la première, « Las niñas », extraite des « Trois romances » de 1951 et parfois célébrée pour sa version à deux pianos, émarge dans la tonalité perverse de mi bémol mineur, donc avec six accidents à la clef, ce qui est franchement un max. Même indifférent à cette vacherie réservée à l’interprète, l’auditeur ne peut qu’être wowifié, si si.
- Souplesse
- de l’andante,
- du croisement de mains,
- du changement de mesure.
- Labilité
- de l’humeur,
- de la modulation,
- du chromatisme.
- Puissance
- des octaves,
- des staccati,
- des accents.
C’est
- étourdissant,
- captivant, et
- aussi magnifiquement écrit qu’intensément incarné.
Bref, on palpite.
« Bailecito » du même compositeur survient alors, avec
- ses quatre dièses,
- ses trois portées et
- ses deux mesures (6/8 et 3/4).
Sous une apparence simplissime, la partition joue
- la complémentarité des registres,
- le rubato à foucades, et
- le plaisir de la redite.
Vittorio Forte l’interprète avec un mélange
- de liberté rigoureuse,
- de nonchalance vernaculaire, et
- d’une attention aux détails qui
- galbe ici une modulation,
- cisèle çà un legato,
- infléchit là l’intensité pour aciduler tel passage.
Parmi les rhapsodies du compositeur mexicain Manuel María Ponce, le pianiste choisit la première des rhapsodies mexicaines. Dès le début du maestoso, on est saisi par
- le contraste avec le morceau précédent,
- la puissance des octaves, et
- l’écho lisztien que le compositeur et son interprète font résonner.
On goûte
- l’amplitude du spectre des registres,
- la capacité du prélude à gronder grave et à s’envoler aérien, et
- l’habile développement en faux fugato qui surprend quand surgit l’allegro ma non troppo.
La suite pourrait relever de la paraphrase stéréotypée autour d’un thème donné – un exercice bien troussé mais moyennement captivant – n’eût été
- l’équilibre des dialogues entre les deux mains,
- le jaillissement de modulations imprévisibles,
- l’insertion de fusées grommelantes à la main gauche, et
- la pulsation associant deux en deux et détaché.
Un finale provisoire et efficace prépare le passage au second thème, serti dans un andantino espressivo à deux temps et en Fa dièse. Plus calme, le thème est néanmoins investi par Vittorio Forte conformément aux indications de Ponce :
- ici « cantando »,
- là « con anima »,
- çà « dolcissimo ».
De quoi créer un suspense efficace, l’auditeur attendant le moment où la partition va lâcher les chevaux. Un « agitato » parcouru de frissons électriques se dissout pourtant dans la paix… avant que l’allegro con brio n’embrase le développement. Le pianiste réussit à le rendre
- bondissant donc groovy,
- nuancé donc élégant,
- intense donc musical.
On se régale
- de contretemps suspendus,
- de modulations sapides, et
- d’une virtuosité qui sait effacer la performance technique derrière le plaisir qu’elle procure.
On se pourlèche aussi les portugaises
- des à-coups rythmiques,
- des frictions de tonalités, et
- de la narration
- agréablement convenue,
- savamment brillante,
- artistiquement portée par un pianiste exceptionnel.
De quoi donner hâte de découvrir les trouvailles suivantes de Vittorio Forte, ce que nous commencerons à faire dans une prochaine chronique. À suivre !
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Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici…
… live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici…
… live au Showroom Kawai (17 février 2022), c’est ici et là…
… live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et là…
… en studio pour jouer Earl Wild, c’est ici et là.


