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Quintettes de Bartók et Catoire (Continuo) – 1/6

Première du disque

Derrière le nom bien français de Georges Catoire se cache en réalité Georgi Lvovitch Catoire, wagnérophile de la première heure et mathématicien devenu professeur de composition au conservatoire de Moscou. Plus chanceux que Béla Bartók sur ce disque, puisque le label Continuo n’a pas eu l’inélégance de souiller son patronyme (le quatuor Élysée devient itou le quatuor Elysée, dans un étonnant laisser-aller éditorial, comme si apposer un accent coûtait trop cher…), il ne bénéficie cependant pas d’une gloire posthume à la mesure du compositeur avec lequel il partage la set-list de ce disque où le quatuor Élysée convie Estuko Hirose pour coupler deux imposants quintettes pour piano et cordes. Comme il a été dit : « Il avait un défaut, celui de ne pas savoir se mettre en avant. » Et pourtant…
C’est en 1921 que Georges Catoire a terminé son quintette op. 28 en sol mineur, lequel s’ouvre par un allegro moderato en 3/4 officiellement, mais plutôt en 9/8 puisqu’au ternaire de la mesure s’ajoute celui de la main droite qui égrène trois croches par temps. D’emblée, le compositeur crée une tension entre l’énoncé à trois triolets par mesure et un accompagnement binaire privilégiant le contretemps.
Abstrait, ce galimatias ? Au contraire, très concret car c’est de ces frictions que jaillissent les escarbilles animant cet incipit jusqu’à un grand crescendo qui se résorbe peu à peu, passant du plein souffle des cinq instruments à un dialogue entre le violoncelle d’Igor Kiritchenko (croisé tantôt avec Jasmina Kulaglich) et le piano d’Etsuko Hirose.

  • Des harmonies changeantes,
  • des rôles qui s’interpolent, et
  • des changements de mesure

caractérisent une musique où l’élégance n’est jamais éloignée du mystère. Georges Catoire joue avec les miroitements de son quintette.

  • Différenciation des pupitres,
  • éviction du piano,
  • piano solo,

point de doute : d’emblée, Georges Catoire marque sa maîtrise de l’instrumentarium. L’écriture est assez habile pour faire du piano d’Etsuko Hirose le pivot de la narration. Sa rythmique

  • sensible,
  • labile et
  • rigoureuse

galvanise le propos.

 

 

Des effets

  • d’écho,
  • de contamination et
  • de contraste

entre pupitres font circuler le propos autour d’un motif familier que le piano semble expliciter en le rapprochant du « Dies irae » (4’15). Les cinq compères excellent à faire gonfler puis dégonfler les bulles d’émotion. Grâce à leur aisance technique

  • (confondants suraigus de Vadim Tchijik,
  • précision rythmique de Pablo Schatzman,
  • ampleur et chaleur de l’alto d’Andrei Malakhov,
  • vigueur et caractérisation des registres du violoncelle d’Igor Kiritchenko,
  • capacité à être lead et à accompagner avec la même rigueur imaginative d’Etsuko Hirose sur son Steinway D)

et leur évident désir de jouer avec expression et dans une belle cohérence de son et d’intentions,

  • les emportements emportent,
  • les decrescendi sont subtilement agencés,
  • les fortissimi savent sonner sans jamais confondre puissance et bruit.

Ainsi les interprètes offrent-ils une vision très animée de la partition tout en donnant une sensation d’intensité et de cohérence libre, sinon de logique, dans l’agencement des humeurs.

  • La richesse rythmique sait s’abstraire de la confusion ;
  • la richesse harmonique sait aguicher sans virer au clinquant ;
  • la richesse des nuances (superbe finale pianissimo) sait capter l’attention sans verser dans l’histrionisme.

Bref, on se régale et l’on s’ébaubit. À suivre !


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gracieusement en intégrale, c’est .
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Pour retrouver la chronique de 
Schéhérazade by Etsuko Hirose, c’est ici, re-ici et .

Michel Tirabosco, « Méditation [et ?] flûte de Pan » (Bayard)

Première du disque

C’est assez rare pour être souligné : nous entamons l’écoute de ce disque, une réédition de 2012 tirée du catalogue VDE-Gallo, avec un mélange de doute et d’appréhension. D’ordinaire, nous guident plutôt

  • la confiance dans le répertoire,
  • l’envie d’être ébaubi par des artistes,
  • la joie de découvrir ou de redécouvrir des œuvres mettant en appétit pour des raisons diverses.

Cette fois, nous devons à l’honnêteté de douter de la capacité à nous envoler du produit repackagé pour se conformer à collection « Méditation » de Bayard. En effet, nous ne sommes pas

  • familier de la méditation,
  • enclin à allumer une jolie bougie en écoutant sur YouTube une heure de pluie pour nous aider à accéder à la slow life,
  • féru de vieux idiolectes new wave associant
    • pleine conscience,
    • reconnexion à son vrai soi en tant que tel, et autres
    • cheminements intérieurs à suivre
      • chez soi,
      • dans le métro grâce aux podcasts prévus à cet effet (n’oubliez pas de vous abonner, ça fait toujours plaisir), ou
      • en retraite collective avec pratique du jeûne chamanique moyennant un virement de 250 € au gourou à la petite semaine autoproclamé
        • psychopraticien,
        • coach de bien-être ou
        • guide spirituel.

Voilà pour les clichés. Néanmoins, en dépit d’une première de couverture où l’absence d’accent circonflexe sur la flûte (voulue puisque répétée pour les autres disques avec flûte de la collection) nous excite autant que l’aurait fait une punchline en écriture inclusive, le disque nous a été envoyé avec le livre du flûtiste, chroniqué ce 10 octobre 2025, et nous imaginons que si l’attaché de presse – qui nous connaît un peu – nous l’a envoyé, c’est que la galette fait résonner le témoignage de l’artiste. Aussi avons-nous choisi de nous secouer les puces et de remiser un temps les histoires

  • de toucher,
  • d’attaque et
  • de petits marteaux

pour nous risquer dans un concept annonçant des miscellanées pour le moins variées… et malheureusement dépourvus de toute précision

  • (idée directrice du disque,
  • raison des choix ayant conduit à substituer la flûte de Pan aux instruments originellement prévus,
  • nom des arrangeurs,
  • dates et lieux des captations,
  • détail de la composition de l’orgue incriminé dans trois adaptations, etc.).

En clair, rien pour les mélomanes curieux. Le disque est pensé par Bayard comme un truc pour regarder fumer un bâtonnet d’encens encore plus cancérigène qu’un voyage dans le tunnel horripilant conduisant de La Chapelle à gare du Nord – ce qui n’est pas une mince performance, si l’on en croit les indicateurs qui existaient avant que, vu leurs résultats, plus d’indicateurs. Cela change la manière d’écouter le travail d’un musicien qui ne manque pourtant pas de références académiques et concertantes. Le disque promet

  • de la douceur avec des instruments pas trop bruyants
    • (harpe,
    • guitare,
    • orgue pour des mouvements lents) mais aussi
  • un passage orchestral, placé en ouverture de bal et
  • un trio dont l’instrumentarium est tacet – ô suce-pince ! quand tu nous tiens !

La « Vocalise » de Sergueï Rachmaninov ouvre la liste des tubes ou des scies, selon le point de lassitude. Michel Tirabosco la joue droit, avec la précision et la retenue de vibrato qui signalent un musicien de goût, ce qui n’empêche pas les deguelendi peut-être inévitables mais assez cuisants comme à 1’28 ou à 3’15. Le Volgograd Philharmonic Orchestra dirigé par Emmanuel Siffert fait le travail sans excès

  • de poésie,
  • de précision ni
  • de justesse parmi les pupitres graves.

Timing presque similaire : en 1879, quarante ans avant la vocalise sans parole, Gabriel Fauré draguait sur une barcarolle en si bémol mineur Alice Boissonnet avec la musication d’un poème de Sully Prudhomme où le monde se distingue en deux masses : les femmes qui pleurent et les hommes que les horizons leurrent. La flûte octavie la ligne de la soprano. Attentive, Nathalie Chatelain accompagne avec justesse et sensibilité un soliste qui

  • a du souffle et sait l’éteindre (2’10),
  • joue juste mais sait glisser (2’23),
  • n’est pas voix mais raconte.

L’arrangement de « La Romanesca », air hérité du quinzième siècle, formalisé par Fernando Sor et réarrangé par on ne sait qui dans une tonalité convenant au grave de la flûte de Pan, fait entrer l’excellent Antonio Dominguez à la guitare. On note notamment

  • un effort de nuance (un truc qui doit être foufou pour le soliste),
  • de respiration commune,
  • de caractérisation des sonorités de chaque instrument (chaleur de la guitare, évanescence de la flûte), ainsi que
  • des contrastes
    • d’intensité,
    • de couleur et
    • de registres pour le soliste.

« Aqua e Vinho » (curieusement orthographié avec un « y » au lieu du « e ») rappelle l’album éponyme du guitariste brésilien Egberto Gismonti, publié en 1972. L’arrangement non signé pour

  • flûte,
  • piano,
  • violoncelle et (l’arrangeur n’y est pour rien)
  • surmix lourdissime de la basse du piano façon contrebasse superfétatoire quand il accompagne

traîne un spleen qui n’hésite pas à se détremper pour se diffracter. Le trop bref solo du pianiste libère le propos avant que la convention ne reprenne le lead. Du travail d’ascenseur bien fait mais sans guère d’intérêt.
L’accompagnement guitaristique de la « mélodie traditionnelle écossaise » intitulée « Annie Laurie » est confié à Sophie Blanchart. Ce duo met en valeur

  • la réverbération détestable ajoutée par le mastering de François Terrazoni,
  • la capacité de Michel Tirabosco à jouer en autoduo avec lui-même, et
  • le plaisir que l’on peut goûter malgré tout à la nostalgie.

André Luy prend l’orgue pour le largo d’une Sonate en Fa de Georg Friedrich Telemann. Extrait de son contexte, le mouvement souffre d’une flûte hyperréverbérée. Certes, il est

  • joué avec sérieux,
  • joliment ornementé (exclusivement par le soliste) et
  • mené à bon port sans trop de ralenti à la fin,

mais il nous oblige à constater que nous risquons de décrocher car, de cette succession de propositions de bon aloi, nous ne percevons ni la cohérence, ni la dynamique.
Avant d’abandonner, risquons-nous au moins dans la cinquième des sept Chansons populaires de Manuel de Falla, dont la partie de piano est confiée à la guitare immédiatement reconnaissable et saisissante d’Antonio Dominguez. Michel Tirabosco donne des airs presque mauresques à la berceuse avec

  • ses ornements,
  • ses glissements,
  • ses mutations d’intensité dans les tenues, et
  • ses libertés pour placer les notes selon un profond feeling, par opposition à la rigueur presque métronomique de l’accompagnement.

C’est malin.
Le finale en harmoniques nous séduit assez pour que nous poussions jusqu’à la « Méditation » du deuxième acte de Thaïs de Jules Massenet, accompagnée par la harpiste Nathalie Chatelain. Le flûtiste y trouve une sobriété bienvenue en dépit de quelques glissements dont l’appréciation sera laissée à chacun (0’44, reprise du thème, par ex.). La partition a été çà et là aménagée (réécriture et octaviation à 1’16, par ex.) car, même large, la tessiture d’une flûte de Pan reste moindre que celle d’un violon.
En soi, rien de choquant, mais il est certain que le passage « animé » perd beaucoup de la passion progressive dont l’injection est demandée par le compositeur quand, à mi-course, la phrase doit redescendre à la cave en pleine émotion. De même, le choix de prendre l’avant-dernière note à l’octave inférieur permet certes de donner l’impression d’un aboutissement sur l’ultime ré, mais fait perdre en partie l’idée de calme retrouvé que Jules Massenet suggérait en proposant une dernière note plus grave que l’avant-dernière. Ces réserves étant posées, l’on se doit aussi de ne pas vétiller (et hop) plus que de raison, afin de gûter

  • le souffle,
  • le phrasé, et
  • la sonorité

de la flûte que Nathalie Chatelain suit avec

  • attention,
  • précision et
  • énergie

pour ne pas faire de cet extrait, indispensable au vu du titre dont est affublé le disque, une scie soporifique. Popularisé par Gheorghe Zamfir, la « Cintec din Ardeal » (« chanson de Transylvanie ») est ici présenyée en version guitare-flûte. Sur un accompagnement au temps qui s’enrichit d’un contrechant à la reprise, Michel Tirabosco évoque une jolie nostalgie à travers

  • un legato confortable,
  • des ornements bien troussés, et
  • un calme communicatif.

À ce stade, impossible de ne pas pousser jusqu’à la transcription de la cavatine « Casta diva », qui décapsule l’acte premier de Norma de Vincenzo Bellini. En effet, le disque se répartit entre

  • mélodies,
  • chants traditionnels,
  • musique instrumentale et, donc,
  • grandes arias.

« Casta diva » est idoine pour le projet méditatif car il s’agit de prier la « chaste déesse » du titre afin qu’elle répande sur Terre la paix qu’elle fait régner au ciel. Nathalie Chatelain reprend sa harpe pour l’occasion, offrant une lecture

  • claire,
  • incisive,
  • nette,

qui sait se colorer de douceur quand son instrument accompagne. En dépit de stridences qu’une soprano rendrait sans doute plus étincelante qu’une flûte de Pan (4’49), le plaisir d’écouter un tube joliment soufflé n’évacue pas tout à fait la question du « pourquoi diable ? » qu’un livret aurait peut-être contribué à rendre inopérante. Nous nous permettons donc de filer directement à la Cinquième danse hongroise de Johannes Brahms, laquelle conclut la set-list.
En lieu et place de deux pianistes, nous retrouvons Michel Tirabosco à la double flûte avec la guitariste Sophie Blanchart. En dépit de la qualité des musiciens, on imagine le grand effet que produirait cette version dans une salle des fêtes pour un repas de fin d’année offert aux personnes âgées à la veille d’une année électorale. C’est

  • dansant,
  • connu,
  • simple,

avec

  • des glissendi,
  • des déguelendi et
  • des breaks

aussi cocasses que réussis… et inattendus dans le genre « méditatif » ! En conclusion, un beau travail que les mélomanes pourront néanmoins éviter : ils ne sont pas le public ciblé par cette mosaïque plus divertissante que

  • troublante,
  • poignante ou
  • galvanisante

pour l’oreille et le cœur. Mais, après tout, Claude Debussy en personne ne disait-il pas que la musique est là, avant tout, pour faire plaisir à celui qui l’écoute ?


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Irakly Avaliani joue Domenico Scarlatti (Sonogramme) – 4/4

Quatrième de couverture

Quadruple finale en Ut, pour ce disque de sonates de Domenico Scarlatti, le majeur l’emportant sur le mineur par le score sans appel de 3-1. La première sonate majeure, dite K.159, se lance dans un vivacissimo ternaire qui a déjà commencé quand la première mesure apparaît. La fanfare qui éclate n’est point qu’ultravivace, ce qui serait déjà pas mal. Elle est aussi

  • bondissante (les staccati),
  • vibrante (les trilles),
  • dynamique (les appogiatures) et
  • modulante (Sol puis Ut mineur).

Irakly Avaliani, habile utilisateur de l’agogique, s’en tient ici à une exigence délicieusement métronomique – et un oxymoron, un ! Cela ôte toute précipitation et renforce l’énergie de l’ensemble par cette impression de joyeuse fatalité entraînante qui en émerge. Domenico Scarlatti garde quelques atouts pour la seconde partie, dont

  • des mordants qui multiplient les pétillements (l’interprète avait sans doute snobé celui que proposent certaines éditions dans la première partie afin de doper l’effet de la seconde partie),
  • les notes tenues en surplomb de la ligne mélodique, et
  • le quasi rubato en accélérant

qui débouche sur la suspension du discours avant que le premier motif ne s’impose à nouveau.

 

 

Pour faire sursauter l’auditeur, le pianiste aurait pu choisir une sonate mineure un peu molle du genou. Fidèle à sa ligne de conduite, il opte pour la continuité en assumant une tonalité guère éloignée (do mineur au lieu de Do majeur) et un tempo allant (allegro contre vivacissimo).

  • Vigueur martiale,
  • continuité entre doubles des deux mains,
  • charme
    • de la walking-bass,
    • des cahots des deux-en-deux et
    • des notes rebondissantes :

le clavier

  • miroite,
  • étincelle et
  • virevolte

avec une efficacité évidente. Ainsi Irakly Avaliani déploie-t-il une virtuosité étonnamment discrète.

  • La mise en doigts du texte,
  • le rythme,
  • l’incarnation par
    • les phrasés,
    • les accents,
    • le toucher qui donne de l’élan

sont si aboutis que la fluidité du morceau confine

  • au naturel,
  • à l’évident, et
  • à l’hypothèse que, en 2013, loin des monospécialistes, la sonate scarlattienne a peut-être trouvé son nouveau champion.

La seconde partie, tout aussi saignante, s’enrichit

  • d’unissons octaviés furibonds,
  • d’une synthèse des différentes formes croisées, ainsi que
  • d’hésitations modulatoires et de jeux chromatiques que Johann Sebastian Bach – quasi exact contemporain de DS – n’aurait pas reniées.

 

 

Retour au majeur pour la sonate K.49, mais pas de mollesse en vue – ce qui n’aurait pas été absurde pour préparer une dernière sonate encore plus étincelante après une miniature gnangnan :

  • la mesure est à deux temps,
  • l’affaire se joue presto, et
  • le compositeur n’hésite pas à booster son discours avec des triolets et des doubles croches.

Cependant, l’interprète souligne une autre qualité – triple – de la vitesse : c’est

  • la vibration de l’élégance,
  • la qualité du frôlement, et
  • la délicatesse de la sensation.

À feuilleter diverses éditions, on comprend que, parmi de nombreuses sources, Irakly Avaliani est allé chercher ce qui lui paraissait le plus juste, le moins fanfreluche et peut-être le plus historique. Les accents qu’il place permettent de swinguer la complémentarité entre

  • binaire et ternaire,
  • régularité et musicalité,
  • littéralité et inspiration.

L’association entre

  • séries de triolets,
  • fulgurances en doubles,
  • traits de gammes descendantes

scintille grâce à un jeu toujours très clair sans jamais s’engoncer dans la cristallisation de l’insensibilité. Il y a

  • de la finesse,
  • de la malice et
  • de la hauteur de vue dans cette façon très personnelle donc très convaincante
    • de s’emparer de la partition,
    • de la comprendre et
    • de la restituer avec art.

 

 

Irakly Avaliani choisit de boucler son hommage à Domenico Scarlatti, financé par le groupe Balas, avec la sonate K.420. C’est

  • furibond,
  • rugueux,
  • militaire,

mais c’est aussi

  • imprévisible,
  • insaisissable et
  • réversible.

Tel est l’effet de la virtuosité avalinienne à son climax : susciter une orgie

  • d’épithètes,
  • d’impressions et
  • de questionnements.

La seconde partie de la sonate n’innove guère mais permet à l’auditeur de se goberger de l’aisance digitale de l’interprète. In fine, un compositeur qui anticipe sur le zozo qui l’incarnera trois siècles après, même si l’on peine à le considérer comme un maître tant lui-même peine à nous inspirer une émotion, critère iconique de notre époque, mérite un coup de chapeau, et nous le lui accordons bien volontiers.

 

 

Par

  • sa science de la bestofisation,
  • sa force intérieure et
  • sa capacité de l’artiste à communiquer un sentiment de nécessité artistique à l’auditeur,

le disque d’Irakly Avaliani est un boost dont l’humanité urgente que nous fréquentons puisque nous en sommes membres aurait tort de feindre de l’ignorer. Parce que, sans ce disque, vivre est complètement possible mais peut-être complètement moins bien.


Pour écouter le disque en intégralité, c’est ici.

Irakly Avaliani joue Domenico Scarlatti (Sonogramme) – 3/4

Première de couverture

 

La sonate K.5 en ré mineur de Domenico Scarlatti est un allegretto ternaire qui ressemble à une conversation insouciante entre deux dames – dont une beaucoup plus pipelette que l’autre – tâchant moins d’échanger des nouvelles que de faire société poliment devant leur pavillon moche mais fonctionnel, situé dans une zone périurbaine qui pourrait se trouver n’importe où mais a le malheur de se situer dans les tréfonds d’un département ingrat, le 78 ou le 91, par exemple. Au programme,

  • trilles chargées de dissiper l’ennui,
  • triples croches tentant de relancer la discussion,
  • gammes égrenées benoîtement comme on enfile les poncifs pour éviter le silence,
  • notes répétées et descentes vers le grave parce que, malgré tous les efforts, il n’est pas si simple de meubler.

Irakly Avaliani donne un charme certain à ce babillage sciemment insipide en valorisant

  • la légèreté des staccati rebondissants,
  • la frivolité des ornements incisifs,
  • l’équilibre des deux voix complémentaires,
  • la précision réglée du swing à trois temps, et
  • la netteté enchanteresse des phrasés.

Au centre du programme, cette sonate dispensable peut paraître indispensable pour offrir à l’auditeur une respiration en forme d’entracte.

 

 

Tel n’est pas le cas de la sonate en Ré majeur dite K.145. Cette sonate est apparemment proche de la précédente :

  • quoique majeure, elle reste en ré ;
  • c’est un allegretto, donc sur un tempo similaire ; et
  • la mesure est identique avec trois croches entre deux barres.

On reconnaît là l’un des partis pris implicites d’Irakly Avaliani, qui consiste à piocher dans le vaste corpus de Scarlatti des pièces sans doute favorites mais, surtout, dont l’agencement est à la fois cohérent et soucieux d’une variété… laquelle est d’autant plus délectable qu’elle se fonde sur un récit fluide où les contrastes sont plus intérieurs et délicats que surexposés. L’interprète ne cherche pas à démontrer l’intérêt d’écouter seize miniatures de rang : il en est assez convaincu pour les assembler de manière musicale et non pédagogique. Là, on est dans

  • le décidé autoritaire,
  • le contre-temps groovy,
  • le 9/16 expansif.

Le pianiste est notamment aux prises avec le croisement de mimines, l’exigence du legato, les mutations harmoniques. On y goûte

  • énergie,
  • virtuosité et
  • efficience.

Par honnêteté envers les personnes fragiles du boum-boum, on doit aussi saluer

  • la répartition des ornements,
  • l’allant euphorisant, et
  • le contraste entre tranquillité du jeu et la furibonderie du résultat suspendu.

 

 

La sonate en ré mineur dite K.9 prolonge l’histoire en persistant

  • en ré,
  • en 6/8 (six croches par mesure) et
  • dans un tempo allant… mais pimpé (on passe du vague allegretto au vague allegro).

L’Irakly est facétieux et malin. Et, en dépit de sa stature de Géorgien d’origine, élégant  Il sait jouer

  • la proposition,
  • l’aguichage,
  • le possible du clin d’œil.

La précision

  • des appogiatures,
  • des trilles et
  • des traits

séduit sans convaincre que l’on a affaire à un compositeur mastodonte du clavier. Lucide et pertinent, l’artiste propose de moduler un ton plus haut, donc en mi avec la sonate K.394.

 

 

L’allegretto à deux temps s’ouvre sur manière de toccata que le pianiste exécute avec la liberté d’ornementation et d’agogique requise.

  • Mordants,
  • gammes ascendantes en écho,
  • accents donnant du rebond,
  • modulation en si mineur

animent un discours volontiers indécis en dépit d’un tempo allant. De grands arpèges entrecoupés électrisent le début de la seconde partie avant que des modulations dynamiques et un jeu de questions-réponses n’animent le propos. La capacité du pianiste à

  • colorer diversement les redites,
  • rendre raison des diverses humeurs qui secouent la partition,
  • oser la liberté dans
    • l’énoncé,
    • l’ornementation et
    • les effets d’attente (tel le retard sur le dernier mi de la main droite)

contribue à l’intérêt de l’écoute, qui basculera dès la prochaine notule sur la tétralogie final en Ut majeur et mineur.

 

 


Pour écouter le disque en intégralité, c’est ici.

Irakly Avaliani joue Domenico Scarlatti (Sonogramme) – 2/4

Première de couverture

Un presto en sol mineur : voilà l’programme de la sonate en sol mineur dite K.373 ; et le moins que l’on puisse stipuler, c’est que ça

  • tangue,
  • filoche et
  • rebondit.

Tout est bon pour énergiser le clavier :

  • longs sprints descendant une large partie du clavier,
  • échanges animés entre dextre et senestre,
  • intervalles et accords répétés à gauche pour dynamiser le pépiement à droite,
  • cavalcades chromatiques

s’interpolent, se succèdent et se bousculent sans répit. De quoi crépiter avant l’andante de la pastorale en Ut dite K.513.

 

 

Si le balancement liminaire et l’énoncé des six premières notes évoquent la plus célèbre des siciliennes, à savoir l’andante grazioso de la onzième sonate de Wolfgang Amadeus Mozart, Irakly Avaliani se concentre sur les spécificités de cette miniature :

  • questions-réponses,
  • modulations surprenantes,
  • efficience des mordants et
  • importance des silences laissant respirer les différentes sections.

Avec sa variété

  • d’attaques,
  • de phrasés et
  • de types d’utilisation (ou non) de la pédale de sustain,

le pianiste semble chercher à nous hypnotiser pour mieux nous secouer à l’arrivée du molto allegro, sorte de tambourin ou de musette avec sa basse

  • tantôt obstinée,
  • tantôt simple,
  • tantôt groovy.

Un deuxième contraste naît de la reprise, un troisième du retour de l’allegro, et un quatrième du presto servant de dernier mouvement en Ut, où étincellent

  • la fougue des doubles croches métronomiques,
  • la tonicité des staccati et
  • l’électricité des attaques accentuées.

 

 

La sonate K149 est un allegro dont le la mineur résonne plaisamment avec la tonalité d’Ut majeur qui concluait la pièce précédente. L’allegro en duo rompt la monotonie mélodique en la dopant à grands renforts

  • d’ornements agiles (et pas toujours indiqués sur les partitions),
  • de piquantes notes répétées et
  • de modulations olé-olé.

On est emporté par

  • la légèreté,
  • la sûreté et
  • l’inspiration

du toucher qui trahit la confiance d’Irakly Avaliani dans la musique qu’il a choisie. L’artiste semble habité par un sentiment

  • d’importance,
  • de nécessité et
  • de justesse artistique

le poussant à montrer que ces fragments, souvent très brefs et parfois non pyrotechniques, méritent la plus grande attention du mélomane.

 

 

La sonate K.33 en Ré s’ouvre sur un prologue déchiqueté en quatre mouvements contradictoires de dix-sept mesures (allegro ternaire – moderato binaire – allegro ternaire – moderato binaire). Cette introduction joyeusement étrange propulse un allegro à trois temps. La première interprétation souligne le caractère

  • incisif,
  • vorace et
  • tintinnabulant de l’œuvre.

La reprise en révèle une facette plus complexe où ont aussi leur place

  • le soyeux,
  • l’ambigu et
  • la demi-teinte.

Cette approche construit l’écoute de la seconde partie, où l’on se goberge à la fois

  • de l’allant et de la modulation en mineur,
  • de la pulsation des détachés et de l’onctuosité du legato éventuellement soutenu par la pédalisation,
  • de la férocité du tempo et de la capacité de transformer cette sévérité bienséante en légèreté aérienne par
    • un changement de toucher,
    • une mutation d’intensité ou
    • une infime suspension du discours préparant le torrent à venir.

 

 

Une proposition brillante et profonde dont nous suivrons la déclinaison en ré – mineur, en l’espèce – dès la prochaine sonate, la K.5, dont le pianiste butineur a choisi de nous faire goûter le pistil. À suivre !


Pour écouter le disque en intégralité, c’est ici.

Irakly Avaliani joue Domenico Scarlatti (Sonogramme) – 1/4

Première de couverture

On connaît la légende, née il y a deux décennies, de Christine Schornsheim, venue enregistrer un disque de sonates Haydn dans un studio nordique perdu. Bloquée par une tempête de neige, elle alors aurait décidé d’enregistrer l’intégrale – publiée chez Capriccio – plutôt que de tourner en rond.
En juillet 2013, la météorologie a hélas été plus clémente pour Irakly Avaliani, de sorte que le pianiste n’a enregistré que 16 des 555 sonates de Domenico Scarlatti (dont une trentaine seulement a été éditée de son vivant). Certaines pèsent plus de 9′, d’autres moins de 2′ : c’est à la guise de l’imaginaire… et parfait pour nous ouvrir à la surprise, d’autant que le livret, rédigé par un compatriote du musicien, n’a, soyons rond, aucun intérêt. En effet, en la matière, il existe des règles aussi intangibles que la destinée mortelle de l’homme. Par exemple, un livret qui commence par :

Domenico Scarlatti naquit à Naples le 26 octobre 1685

ne peut pas avoir le moindre début d’intérêt, car il efface la problématique (id est : pourquoi ces sonates dans ce disque par cet interprète ?) derrière une minibiographie qui aurait mieux sa place dans une conférence « illustrée d’exemples phonographiques », donnée un vendredi de novembre, en fin d’après-midi dans un conservatoire de banlieue chic et poussiéreuse, devant une poignée de vieilles dames de tout sexe fleurant mauvais l’eau de toilette des années 1850 et les restes d’un méchant pot-au-feu dégusté sans un coup d’jaja « car ce n’est pas dimanche tous les jours, n’est-ce pas ? ».
Le disque s’ouvre sur la sonate la plus longue, la Mi majeur dite K.215.  Doublement ternaire (elle est à trois temps dont chacun accueille en général trois notes), elle nous accueille par un prélude associant

  • triples croches fugaces,
  • appogiatures et
  • trilles.

Irakly Avaliani choisit de le couler dans une même résonance, ce qui lui garantit d’avoir toute l’attention de son auditeur tant l’effet surprend donc saisit. Le texte incite à l’étonnement par

  • la suspension de la dernière note des phrases,
  • la brisure du discours grâce au silence d’un point d’orgue, et
  • le passage soudain en mi mineur.

La reprise impatientera certains, mais c’est la reprise. En théorie, elle n’est pas optionnelle. Elle permet de mieux apprécier

  • les nuances,
  • les touchers et
  • les pinçouillées d’agogique qui, par
    • une respiration,
    • un phrasé qui se gonfle comme voile au vent ou
    • un effet d’attente (tel celui de la dernière note de la première partie)

rehaussent le tableau d’un trait de couleur vif, percutant et pertinent.

 

 

La seconde partie s’ouvre sur le choc

  • des attaques,
  • des septièmes et
  • des modulations.

Le retour du swing délicat ne signe pas le retour à une stabilité marmoréenne. Dans la finesse comme dans la percussivité, se faufilent

  • l’incertitude tonale,
  • le balancement des contretemps et
  • les doux cahots des deux en deux.

La reprise parvient à captiver en proposant une autre lecture de la partition, avec

  • un incipit plus sourd,
  • des piani plus intenses et
  • des phrasés davantage reliés entre eux.

Cette retenue permet

  • d’autres contrastes,
  • d’autres dispositifs de nuances,
  • d’autres mises en valeur de la spécificité de chaque registre.

Ce serait magistral si on s’ennuyait : on ne s’ennuie pas, c’est donc superbe.

 

 

Ternaire elle aussi, la sonate en Sol dite K.146, quatre fois plus courte que celle qui la précède, c’est la fête aux petites saucisses. Les doigts se défoulent.

  • Trilles précédant des triples croches,
  • mouvements tantôt contraires tantôt parallèles des deux mains,
  • jeu sur les parts du legato et du staccato :

tout cela

  • virtuose,
  • vertige et
  • pulse

avec une musicalité bluffante.

  • Les pépiements digitaux,
  • la conduite de la ligne volontiers monodique,
  • les sursauts modulants et
  • cette capacité avalianienne à transformer les marteaux, ces enclumes, en plumes

ébaubissent et réjouissent. La sonate K63 est un « capriccio » toujours en Sol mais binaire. On voit comment Irakly Avaliani tente de construire un programme varié mais cohérent. Après un pièce ternaire en Mi, il tuile avec une pièce ternaire en Sol ; après une pièce ternaire en Sol, il tuile avec une pièce binaire dans la même tonalité. Résultat, c’est pas pareil mais c’est pas complètement de bric et de broc. Malin.

 

 

L’écoute de la pièce m’évoque Édith Butler qui, à un moment, avait l’impression d’être enfermée dans son répertoire de party. Sur scène et en studio, elle était incitée à faire danser les gens, projet très honorable mais réducteur quand on aspire à un art un tout p’tit peu plus large. Eh bien, la sonate K 63 parle un peu de ça.
En tout cas, je me suis demandé comment un interprète pourrait jouer ce genre de pétillements un jour où il est dans le bad mood. Pas forcément un jour catastrophe, non, même pas. Un jour Maurane par Goldman : un jour « C’est même pas que je t’agace, c’est moins que ça ». Un jour de gris. De bof. De à-quoi-bon.
Réaction psychologisante stupide, j’en conviens, mais qui dit aussi

  • la vigueur du moment,
  • l’évidence du son, et
  • la force d’une musique projetée sans débat technique, même si l’on pourrait parler, histoire d’avoir des petits points sous les petits points,
    • des attaques,
    • des accents,
    • des ornements parfois audacieux (le judicieux mordant sur le dernier accord n’est pas indiqué sur toutes les partitions),
    • d’équilibre des mains et
    • des mutations d’intensité.

Baste, gardons cela pour une prochaine occasion.

 

 

La sonate en Ut mineur K.11 (la transition entre G7 et Cm est également un tuilage bien troussé) se présente comme une force qui va, bien ancrée dans son quatre temps matriciel.

  • Rythmée par des trilles,
  • dynamisée par des traits descendants,
  • pimpée par des mains qui se croisent pour offrir un accompagnement surplombant la mélodie,

la sonate s’éclaire sous les doigts sûrs d’Irakly Avaliani qui sait que la rigueur n’est pas l’opposé de la poésie.

  • La délicatesse de son toucher, qui n’est jamais mollesse ni mignardise,
  • la précision de ses phrasés, qui n’est jamais coquetterie ni m’as-tu-vuisme,
  • la clarté de sa vision d’ensemble, qui n’est jamais pédagogisme ni décryptage,

donnent une importance particulière à ces miniatures associant la concentration du propos et sa modestie énigmatique, qui évoque cet instant que décrit ainsi André Velter dans Au cabaret de l’éphémère [2005], in : La Vie en dansant et alii, Gallimard, « Poésie », 2020, p. 172 :

personne ne lève la poussière,
nulle rumeur ne prétend
qu’un amour égaré, ressuscité, imprudent
pourrait être en vue.

La vie passe, c’est tout.


Pour écouter le disque en intégralité, c’est ici.

Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 9/9

Première du disque

Issue de la série d’enregistrements qui a ouvert le double disque, le rondo en Ré op. 138 dit D.608, composé en 1818, conclut la fête après 1 h 35 de route. Pour cet allegretto, Monica Leone et Michele Campanella sont de retour sur le Steinway de 1892 entendu sur le premier disque. La partition permet de rendre raison d’un instrument dont la personnalité n’affecte pas la clarté.

  • Un piano I octaviant,
  • un piano II tour à tour accompagnant puis répondant à son collègue, et
  • un trois temps joliment balancé

lancent cette grande coda de dix minutes sous les meilleurs auspices. Soudain,

  • le Ré majeur mute en ré mineur ;
  • le tempo s’accélère ;
  • des appogiatures sont jouées si serrées qu’elles augmentent la tension en frisant la dissonance.

Les interprètes jouent avec nous, valorisant tantôt le sourire charmeur du registre aigu, accentuant tantôt le froncement de sourcils

  • d’arpèges diminués qui inquiètent,
  • d’habiles retards qui pincent l’harmonie, et
  • de notes répétées qui s’escagassent ou suspendent énigmatiquement la narration.

 

 

Le rondo se révèle

  • tantôt sautillant,
  • tantôt grognant,
  • tantôt lyrisant.

Son instabilité le rend captivant jusque dans le retour à la fois imprévisible et attendu du refrain en majeur.

  • La légèreté du toucher,
  • la finesse des nuances et
  • la justesse de l’agogique

font palpiter cette version. L’arrivée d’un long trait annonce la modulation en Sol. Le travail sur les contrastes

  • de registres,
  • de caractères et
  • de couleurs

est du miel pour l’âme ou ce qui en tient lieu. Le retour du refrain en Ré est un peu triste puisqu’il préfigure la fin du voyage, mais

  • le plaisir de la ritournelle,
  • l’attention portée à l’énergie de la coda tourbilonnante, et
  • la capacité des pianistes de faire surgir une musique jamais bruyante mais toujours d’une grande délicatesse, même dans les passages planplans comme la dispensable conclusion,

synthétisent une partie des charmes de ce florilège

  • ambitieux,
  • riche et
  • personnel

enregistré jadis avec brio et poésie par Monica Leone et Michele Campanella, et enfin disponible en double disque comme en streaming.


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Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 8/9

 

Première du disque

 

Dernière forme proposée par Monica Leone et Michele Campanella dans leur florilège du catalogue schubertien pour piano à quatre mains, la fugue en mi mineur op. 152 et étiquetée D.952, part d’un sujet exposé à la basse. Le mixage de Corrado Ruzza, sur une prise de son de Valter Neri, étale la polyphonie sur l’ensemble de la stéréo, donnant – notamment au casque – un côté saisissant à l’incipit qui restera affaire de goût, amoureux de la clarté presque pédagogique versus fans de la profusion des voix où le talent des interprètes guide, si tout va bien, l’oreille de l’auditeur. Les quatre voix se déploient

  • paisiblement,
  • sagement,
  • presque intimement.

L’effet d’écho plus que de canon traverse la pièce, éclairé par d’habiles réexpositions notamment au piano II qu’a repris Michele Campanella après la parenthèse des Grandes marches op. 60 où il avait été bombardé piano I. On apprécie

  • ses variations d’intensité,
  • sa large palette d’attaques, et
  • son sens de la petite respiration en plus qui change tout.

 

 

L‘équilibre sonore entre les registres du grave pas trop grave à l’aigu pas très aigu est magistral. La tentation du mineur repeint, elle, le sujet d’une autre couleur, gardant vive l’attention en dépit de l’absence d’effets wow. Tierce picarde incluse pour la dernière mesure, règne ici un calme invitant

  • à écouter plus qu’à entendre,
  • à méditer plus qu’à écouter,
  • à se laisser envoler plus qu’à méditer.

Si l’on est dans cet état d’esprit, on pourra friser l’état de grâce, voire plus ! Puis l’on écoutera, concluant la session sur le Yamaha CFX, la fantaisie en sol mineur alias D.9, composée en 1811. Deux fois plus courte que la fantaisie op. 103 qui ouvrait le programme, elle n’en comporte pas moins quatre mouvements comme sa future consœur, composée dix-sept ans après elle. Le prélude est un largo très digne avec

  • son train de sénateur,
  • ses valeurs longues à peine distraites par quelques fumerolles passagères, et
  • ses trois points d’orgue

dont le dernier prolonge un intervalle majeur d’autant plus saillant que, juste après, l’allegro bascule direct en ut mineur.

 

 

Une vive discussion anime alors les deux complices. Elle est finement mise en valeur par

  • des choix d’intensité parfois paradoxaux (quelle grâce pour faire ressortir la voix principale en la jouant moins fort qu’une voix secondaire !),
  • des trilles et des appogiatures quasi funky, et
  • une façon impressionnante de
    • jouer ensemble,
    • se répondre clairement, et
    • suspendre puis relancer le propos avec une synchronicité fascinante.

Derrière une musique d’apparence carrée-carrée, on s’amuse, dans le tempo di marcia, des bosselures prévues par le compositeur

  • (modulations vigoureuses,
  • ruptures de lignes,
  • silences et surgissement).

Un largo, en ré mineur même si la tierce picarde est de rigueur à la fin, et pour partie reconstitué, conclut une pièce souvent considérée comme secondaire mais dont Monica Leone et Michele Campanella ont l’élégance de montrer qu’elle contient déjà de quoi alimenter

  • le savoir-faire,
  • l’inspiration et
  • la technique compositionnelle

de celui qui n’est pas encore le Grand Franz que les siècles ont imaginé… avant de nous inviter à finir le voyage, dans une dernière notule, autour du rondo opus 138. To be concluded!


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Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 7/9

Première du disque

 

La quatrième des six marches op. 40 de Franz Schubert est un allegro maestoso en Ré qui, poli, ne crache pas sur la solennité mais veille à l’aménager

  • en frottant le dactyle binaire aux triolets de croche,
  • en contrastant les nuances, et
  • en posant çà et là de coquettes appogiatures.

Point de reprise médiane pour laisser le fil du morceau se dérouler. Le choix est heureux car le compositeur paraît chercher, en vain, un motif satisfaisant. On l’entend presque maugréer tandis qu’il mâchonne la rythmique liminaire sans parvenir à en faire jaillir une mélodie convaincante. Les interprètes rendent avec une belle hauteur de vue le mélange

  • de recherche,
  • de frustration et
  • d’obstination

qui semble habiter la page.

 

 

Le trio en Sol va son chemin, propulsé par des staccati graves. Un contrechant éclaire sa dernière partie, avant la seule reprise effectuée par les pianistes dans cette œuvre. Comme sur l’ensemble du disque, Monica Leone et Michele Campanella ébaubissent par

  • leur finesse de toucher,
  • leurs variétés de nuances piano et
  • leur remarquable synchronisation.

D’abord ancrée dans la vicieuse tonalité de mi bémol mineur, la cinquième marche – la plus longue – est un andante aux allures de procession. Une partie intermédiaire en fa# mineur alterne

  • rythme pointé,
  • ornements  et
  • échos graves pendant la modulation

revenant au motif et à la tonalité liminaires. Les musiciens tirent le meilleur d’une partition souvent étique, où une forme de méditation peut sourdre

  • de la retenue,
  • de l’aspect souvent motorique de la partie du piano II, façon walking bass, et
  • des redondances
    • (répétitions de motifs,
    • itération de progressions, et
    • recours massif aux unissons octaviés).

 

 

Le trio, majeur et bariolant, semble chercher à s’emporter sous ses airs tranquilles.

  • Intervalles répétés,
  • modulations très provisoires et
  • crescendi avortés

font frémir une pâte sonore toujours finement battue par les porte-voix de Franz S. La sixième et dernière marche est un allegro con brio en Mi. Le brio est ici multiple. L’évoquent

  • les flonflons des fanfares,
  • le lustre d’ornements rares mais pimpants,
  • l’éclat d’un piano dont les registres s’élargissent vers le très aigu, et
  • la fougue des contrastes
    • (attaques,
    • intensités,
    • tonalités).

Le compositeur associe à l’emphase l’éclat d’une mélodie qui perce au milieu des feux d’artifice.

 

 

Le trio en Ut – avec reprise des deux segments – tranche par

  • son calme,
  • ses aigus octaviés, et
  • les jolis mouvements inverses du piano I.

Cette sérénité donne tout son suc à la tonicité de la marche, réinjectée en guise de da capo. Monica Leone et Michele Campanella ont cependant l’habileté de ne pas stabyloter la dimension vigoureuse de la pièce. Ainsi évitent-ils la caricature (une partie pétaradante, une partie mollichonne) pour évoquer davantage

  • l’ambiguïté de la forme ABA,
  • la continuité entre deux états d’esprit, et
  • la contamination des deux humeurs par-delà l’apparente inviolabilité de la frontière (des rythmes pointés dans le trio laissant percer la nature martiale du projet, des pulsions mélodiques affleurant çà et là dans la marche, tempérant ainsi son caractère fondamentalement rythmique).

Une interprétation peut-être plus captivante que les marches elles-mêmes, bien que l’on se réjouisse d’écouter, après

  • une fantaisie,
  • des polonaises,
  • une danse,
  • un rondo et
  • un thème + variations,

un autre aspect de l’œuvre pour piano à quatre mains de Franz le prolifique… alors qu’une fugue et une seconde fantaisie nous attendent une prochaine notule pour tournicoter sur notre gramophone.


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Monica Leone et Michele Campanella jouent Schubert (Odradek) – 6/9

Première du disque

 

Comme l’ancêtre de Georges Brassens, souvent, devant la musique, nous tombons à genoux – exceptées toutefois les marches militaires que nous écoutons en nous tapant le cul par terre. Point de militaire, ici, alléluia, mais six grandes marches op. 40 dites D.819. Même si la musique qui marche au pas, cela ne nous regarde pas, ce bouquet schubertien porté par le piano à quatre mains de Monica Leone et Michele Campanella, qui nous accompagne depuis le début du moi(s), formera-t-il un escalier menant vers le plaisir des esgourdes ?
La première marche est un allegro maestoso en Mi bémol. Au rythme borné propre au genre, Franz Schubert essaye de donner du groove
grâce

  • aux appogiatures,
  • au rythme pointé et
  • aux triolets de doubles croches,

à quoi s’ajoute l’utilisation d’un registre comprimé entre médiums et aigus, donnant un soupçon de légèreté à cet hymne solennel. On se réjouit de l’art que déploient les interprètes pour aspirer à l’évasion par la façon

  • d’amener délicatement à une modulation,
  • de construire un large spectre de nuances, et
  • de trouver le toucher juste pour fabriquer
    • du rebond,
    • du ressort et
    • du peps.

 

 

Le trio contraste.

  • Reflux des décibels,
  • délicatesse du toucher mélodique et du bariolage d’accompagnement (pour ce cycle, Michele Campanella a pris la partie du piano I, et les interprètes ont choisi un Yamaha CFX moderne),
  • ajout d’un trille en fin de première partie qui est logique mais n’est pas sur toutes les partitions, contrairement à celui qui clôt la seconde partie :

tout charme avant le retour terrien à la marche. Le deuxième épisode du cycle est un allegro ma non troppo en sol mineur. La légèreté, contradictoire avec le genre mais indispensable à la musique, naît

  • de l’anacrouse énergisante,
  • des appogiatures propulsantes et
  • des contrastes entre,
    • d’une part, sforzendi et staccati, et,
    • d’autre part, forte (voire double forte) et piani.

 

 

Un système de réponses entre les partenaires anime la seconde partie, qui conduit à un trio en majeur. On y goûte l’art des musiciens pour

  • valoriser une harmonie,
  • lisibiliser une partition,
  • iriser les nuances piano pour en révéler différentes couleurs.

Le da capo tonique secoue l’auditeur avant la troisième marche, un allegretto en si mineur lancé par le piano II. La première partie surprend par ses foucades :

  • l’introduction très martiale est contredite par l’entrée guillerette d’une mélodie octaviée ;
  • la tonalité prend plaisir à vaciller telle une flamme de bougie ; et
  • les interprètes décident de ne pas faire la reprise médiane.

La seconde partie s’anime

  • de fanfares sporadiques,
  • de flux et de reflux, et
  • de vagues modulantes.

 

 

Le trio, majeur, minaude, guilleret, avec

  • notes et intervalles répétés,
  • rythme pointé,
  • appogiatures insouciantes et
  • accompagnement discret.

La reprise de la marche mineure réinjecte de l’influx dans le moteur jusqu’à la suspension du discours. Dès le prochain épisode, nous évoquerons la seconde partie de cette suite. Que voulez-vous, à mon âge, au milieu de l’escalier, il arrive que l’on fasse une pause en émettant l’hypothèse, ténue mais précieuse, que, pendant ce temps, quelqu’un finira d’installer un ascenseur…


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