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Enrique Seknadje, « Dentelles de l’existant » – 1/2

Première de couverture : photo d’Enrique Seknadje

 

On avait salué Laisse-toi aller, le disque précédent d’Enrique Seknadje. C’est avec empressement que l’on laisse enfin notre mange-disque gober Dentelles de l’existant, son dernier-né à la première de couverture volontiers

  • monstrueuse,
  • chimérique et
  • effrayante.

Le titre de l’album est aussi celui du premier titre, un moment planant

  • sur des nappes de clavier,
  • des enchaînements harmoniques spécifiques qui sont du pur seknadjisme, et
  • une cohérence stylistique entre
    • paroles,
    • arrangement et
    • coda avec trompette presque vacillante.

 

 

« Qui voudra bien de moi » tranche avec sa programmation entre disco et new wave, en tout cas vintage mais pimpée par une recherche de matière sonore qui sait à la fois

  • explorer,
  • tournoyer,
  • surprendre

sans perdre le fil narratif du personnage

  • « crasseux »,
  • « monstrueux »,
  • « squameux »,
  • « plutôt lépreux »

qui s’étonne et s’escagasse de foutre la flippe aux autres.

  • Ligne mélodique déchiquetée,
  • grammaire claudicante,
  • déformation vocale,
  • transformation des sons prolongés

dessinent un univers mental tourmenté donc intéressant qui n’oublie cependant jamais  de séduire (on est dans la chanson de variété, pas dans l’expérimental !) par

  • la variété des textures,
  • l’efficacité du groove qu’agrémentent de pertinents commentaires de guitare électrique, et
  • la coda ad libitum qui va bien.

« Tu m’as sauvé » confirme la direction schizophrénique du disque. En effet, « Dentelles de l’existant » oscillait entre

  • le je « flottant comme un enfant » et
  • le « tu » qui contemple « le vieil homme (…) / éclairé du dehors » ;

« Qui voudra bien de moi ? » enrichissait les personnages en confrontant

  • un « je » horripilant,
  • un « tu » qui a « rien dans l’cœur »,
  • un « on » hélas « bien trop gentil », et
  • le « ils » des gens qui « filent des coups »,

sans que l’on soit en mesure de déterminer s’il s’agit d’un même « je » entre irisé, dissocié et diffracté, ou d’individus voire de groupes réellement distincts du narrateur.

 

 

Sous ses airs de chanson d’amour, « Tu m’as sauvé » préserve cette ambiguïté de la fracturation de l’ego. Sa longue intro avec trompette synthétique et sons eighties prépare l’entrée d’une voix d’abord doublée à l’octave, puis profitant d’un écho qui semble dialoguer avec le texte en faisant rebondir les derniers mots. Fracturation

  • du sens,
  • du son, et
  • du texte

où le narrateur se dévoile « assez blessé » comme pour mieux ressusciter à « la rivière douce » qui permet de « distancer la douleur ». On peut ainsi se demander si celui qui chante et revendique d’avoir « tant changé » voire de s’être « arrangé » (comme Enrique Seknadje, gens chanté tant changé, a « arrangé » ses chansons) est un, deux ou deux qui ne font plus qu’un. La réponse se dérobe, heureusement car elle n’aurait aucun intérêt : les questions qui crochettent les dentelles de l’existant sont plus frémissantes que les phrases qui les réduisent à des bouts de tissu.
Quatrième titre du disque, « Bande de filles » propose une intro façon « Another one bites the dust » au sens où le groove renvoie la mélodie à ses chères études. Presque dance, bousculé par un texte volontiers secoué et repoussé derrière des boucles et des surgissements de claviers (à quand un long edit du morceau ?), la chanson n’échappe pas à la question du narrateur : « Je n’avais jamais vu comme ça », commence-t-il, avant de se lancer : « T’as plus qu’à te tirer de là ». Ce balancement du « je » au « tu » et retour, en présence d’un « elles » mais aussi de « papa » et « maman », résonne avec une musique

  • protéiforme mais profondément cohérente,
  • élaborée mais savamment basique,
  • excitante mais également astucieuse.

Nous découvrirons les cinq derniers titres dans une prochaine chronique. À suivre, donc !


Pour écouter les titres et acheter le disque digital, c’est ici.

Pierre Réach joue Charles-Valentin Alkan (Anima) – 3/3

Quatrième du disque

 

La sonatine opus 61 de Charles-Valentin Alkan est une œuvre en quatre mouvements pesant in fine une vingtaine de minutes. L’allegro vivace liminaire, en 6/8 et en la mineur, s’ouvre à fond de train et avec légèreté jusqu’à ce qu’un ritendo prépare une violente accélération du débit. Il semble que l’on entende en direct le bouillonnement d’une créativité incapable de tenir sa ligne droite. Les volte-faces se multiplient. Une large reprise remet l’interprète devant les défis techniques qu’il vient de relever. Compositeur et instrumentiste s’accordent sur la nécessité de faire vibrer

  • la musique derrière la performance,
  • la mélodie derrière l’agilité,
  • l’énergie derrière le vertige digital.

 

 

Travail sur

  • les nuances,
  • les accents et touchers,
  • les respirations,
  • la complémentarité entre régularité métronomique et agogique astucieuse

transforment ce challenge pianistique en jubilation d’écoute entre swing con fuoco « sempre più furioso » ou « con impeto ». Le deuxième mouvement, à quatre temps et en Fa, s’annonce « allegramente ». Jamais avare d’une indication, Charles-Valentin Alkan prévient l’exécutant qu’il attend à ce que le jeu soit « sostenuto » et « con placidità ».

  • Le spectre d’intensités,
  • la maîtrise des attaques,
  • l’attention au texte

rendent sapide ce qui aurait pu n’être que mignon.

 

 

Il y a

  • des piani somptueux,
  • des respirations haletantes,
  • des staccati à tomber

qui assurent

  • le groove,
  • la pulsation et
  • l’allant

d’une partition

  • aux modulations délicieuses,
  • à l’apparente simplicité délicate, et
  • à l’habile développement d’un motif

qui contraste avec le premier mouvement, où le compositeur portait à ébullition la pulsion créative en traitant une idée sous des angles tous plus impétueux les uns que les autres.

 

 

Le troisième acte est un scherzo-minuetto (leggiermente) en ré mineur. Les doigts en feu de la main droite déclinent manière d’exercice de Czerny où la rythmique de la main gauche contribue avec finesse aux évolutions harmoniques du propos. Le trio contraste largement avec cette fougue grâce à ses accords posés et ses indications sans ambiguïté, entre « sostenutissimo » et « dolcissimo ».
La suspension se dissout dans un trille et des arpèges qui conduisent à la reprise du premier motif, cette fois partagé avec la main gauche. Une étrange coda majeure puis abandonnée en mineur et fortissimo conclut cet agitato dont Pierre Réach fait plus qu’un exercice de virtuosité grâce à son arsenal imparable :

  • nuances,
  • pulsation et
  • clarté narrative.

 

 

Le début du finale joue sur l’ambiguïté qui concluait le troisième mouvement : après deux mesures en Fa, nous voici en la mineur ; l’instant d’après, nous nous glissons en ré mineur, mais la tonalité se révèle vite glissante et d’autres collègues arrivent pour s’y substituer. L’affaire est d’autant plus étrange que le texte n’est pas jouable tel qu’il est écrit, certaines touches devant être jouées en même temps par les deux mains. Pierre Réach excelle à faire sonner ce joyeux maelström où se mêlent, entre autres,

  • la pétillance d’un rythme pointé,
  • le grondement de traits octaviés dans le registre grave, et
  • le potentiel presque jazzy d’une walking bass trépidante.

Cela donne manière de rhapsodie imprévisible donc passionnante où un cantabile

  • associe binaire et ternaire,
  • s’interrompt,
  • se laisse grignoter quelques mesures par le grondement octavié,
  • module avec gourmandise,
  • semble se dissiper pour mieux revenir et à nouveau gonfler ses voiles au vent de la virtuosité

jusqu’à aboutir à une coda à la fois

  • éclatante d’octaves,
  • truffée de ressouvenances du parcours effectué, et
  • vibrante d’un désir d’explosion qu’une dernière cavalcade nourrit plus qu’elle ne le satisfait.

Une manière spectaculaire de conclure un disque brillant mais surtout fascinant de bout en bout !


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Pierre Réach joue Charles-Valentin Alkan (Anima) – 2/3

Première du disque

 

Pour le bonheur des ménages, Charles-Valentin Alkan a un projet qui dépasse les faiblesses orthotypo

  • DE la première
  • DE couverture
  • DE la réédition
  • DU disque Alkan
  • DE Pierre Réach,

ouf, avec, d’une part,

  • capitales,
  • itals (les opus les mériteraient) et
  • accents aléatoires (pourquoi sur Réach et pas sur « âge » ?),

et, d’autre part, manque d’unité avec alignement 

  • au fer à gauche,
  • au fer à droite,
  • centré, et
  • un nom de label abandonné dans l’espace :

le double ternaire (trois temps avec triolets) frotté au binaire – oui, la phrase est un rien dégingandée mais, si vous la relisez, elle devrait être à peu près cohérente. Dans le troisième mouvement de la Grande sonate, « 40 ans : un heureux ménage », à jouer « lentement » et très lié », le compositeur a prévu, d’un côté, une mélodie qui commence en 3/4, de l’autre, un accompagnement escarpé qui s’assume en 9/8. Il s’agit de dépeindre la quadragénie « lentement » car, à cet âge, l’homme est censé s’être rendu à la raison avec

  • famille,
  • foyer et
  • prière obligatoires.

 

 

Pierre Réach saisit l’auditeur grâce

  • au parfait étagement sonore des différentes voix,
  • à sa science ébaubissante d’une agogique qui clarifie en oubliant de poser, et
  • à son art de faire entendre l’harmonie avec élégance et finesse.

Tour à tour, les triolets

  • balancent,
  • ronronnent,
  • groovent

sans jamais parasiter la ligne mélodique jouée avec

  • grâce,
  • clarté et
  • délicatesse.

L’arrivée des enfants, explicitée dans la partition, remplace les douze croches à la mesure par seize doubles croches auxquelles Pierre Réach parvient à donner un scintillement oxymorique : à la fois sautillant et « très lié » selon l’exigence du compositeur. La familiarité de l’interprète avec l’œuvre donne à cet enregistrement manière d’évidence que

  • la précision de l’interprétation,
  • la conviction du musicien et
  • sa maîtrise éblouissante du toucher

rendent encore plus émouvante qu’impressionnante. Le retour du premier motif en triolets signale l’approche d’une grande coda méditative intitulée « La prière » où des séries de sixtes discrètement redoutables ébrouent un tantinet le choral jusqu’à l’extinction des feux.

 

 

Lancé par un tremblement grave en quintuples croches, le dernier mouvement « extrêmement lent » n’est donc pas si lent que cela ! Selon les savants, ce quatrième acte serait le plus autobiographique du lot, Charles-Valentin Alkan étant

  • dégoûté de ne pas avoir été nommé prof au conservatoire de Paris,
  • engoncé dans une grave dépression et
  • tellement down qu’il balance en ouverture de partition :

 

Mourir… de mes tourments seroit la délivrance !

 

Va donc pour un « Prométhée enchaîné » où

  • les trémolos,
  • les motifs graves et
  • les silences hésitants

dessinent un prologue vibrant dans les profondeurs.

  • Sursauts,
  • jeux chromatiques et
  • oscillations thymiques

ne cherchent pas la lumière, fatalistes devant les ténèbres qui grignotent lentement le vivant. Plus qu’un appel au secours, Pierre Réach évoque un touchant mélange

  • d’acceptation impossible,
  • de révolte avortée et
  • de bilan amer.

Le  seul refuge de l’homme lucide serait donc la musique ? Hélas, comme semble le suggérer la fin dramatique, si loin des finales tonitruants que ménagent en général les compositeurs, même elle ne sert de rien, sinon à nous laisser imaginer que

  • du plus obscur de nos âmes,
  • de la certitude d’avoir échoué et
  • de la conscience que la mort nous attend

peut jaillir quelque chose de beau. L’interprétation puissante de la « Grande sonate » de Charles-Valentin Alkan par Pierre Réach participe de ce mirage qui n’est pas sans charme puisqu’il nous aide à oublier, un instant, que s’approche de nous, à pas plus ou moins feutrés, l’éternité du néant. Comme pour ne pas nous abandonner à la désespérance qu’entraîne la lucidité, le pianiste n’abandonne pas son auditeur sur ce constat : nous attend la sonatine opus 61 du même compositeur. Elle fera donc l’objet d’une prochaine chronique. À suivre !


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Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, Paris 13, 29 juin 2025 – 2/2

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, le 29 juin 2025 (Paris 13). Photo : Rozenn Douerin.

 

Figure attendue du concert à deux pianos, le solo est l’occasion de découvrir les personnalités musicales d’artistes qui, jusque-là, les fondaient dans un même creuset. Gaspard Dehaene est le premier à s’avancer avec deux pièces de Maurice Ravel. La « Pavane pour une infante défunte » tente de nous envoler loin des aléas du concert à domicile, en l’espèce la présence d’un enfant pénible que ses parents ne jugent pas pertinent de recadrer ou d’extraire ne serait-ce que par, soyons fouyouyous, politesse. Concentré, l’interprète dessine un lamento qui évite le mélodrame suggéré par ce que le compositeur appelait « une œuvre incomplète et sans audace ». Habité, il dégage la partition de tout risque de rengaine. Poète, il démontre un profond travail rythmique.

  • La battue est solide,
  • l’agogique est tenue,
  • les respirations sont justes.

Les redoutables « Jeux d’eau » suivent, qu’ils évoquent le « Dieu fluvial riant de l’eau qui le chatouille », comme le suggère la citation d’Henri de Régnier ouvrant la partition, ou, selon Camille Saint-Saëns, une « cacophonie ». On s’y goberge

  • de la limpidité des aigus,
  • de la netteté de l’énonciation et
  • de l’art qu’a le pianiste de faire sonner les harmonies étonnantes du tube.

À Tristan Pfaff de chauffer seul le clavier. Il opte pour « L’Isle joyeuse », inspirée à Claude Debussy par un tableau d’Antoine Watteau où jeunes femmes et masques s’embrasent dans « la gloire du soleil couchant ». Après que son collègue a valorisé les différents registres du Steinway B refait à neuf, Tristan Pfaff fait crépiter une mécanique impeccable. Profitant d’aigus cristallins et de graves profonds, il déploie un toucher intraitable

  • (trilles à la pointe sèche,
  • boucles envoûtantes,
  • arpèges affriolants)

qu’auréole une pédalisation polymorphe

  • (prolongement,
  • effet orchestral,
  • contraste avec la sécheresse excitante des traits),

idéale pour traduire la multiplicité des caractères de la musique

  • (liquide,
  • rythmique,
  • élégiaque,
  • tendue,
  • triomphante,
  • suggestive…).

 

Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, le 29 juin 2025 (Paris 13), après le concert. Photo : Rozenn Douerin.

 

Alors que la techno lâchée par une animation municipale place d’Italie s’insinue dans le salon, le pianiste ne daigne seulement pas s’en apercevoir. Tout à son ouvrage, il assume les codes du concert privé en dégainant la transcription qu’a tirée Grigory Ginzburg de l’aria « Largo al factotum », extraite du Barbier de Séville de Gioachino Rossini. C’est à la fois

  • du tube,
  • du concis et
  • de la pyrotechnie.

Tristan Pfaff parvient néanmoins à transcender ces conventions sympathiques pour en faire de la musique en associant

  • humeur de l’air,
  • humour de la virtuosité improbable et
  • liberté de l’exécution
    • (breaks,
    • glissades,
    • sautes thymiques)

jusqu’au feu d’artifice final. La transition est toute trouvée pour le retour du duo de pianos autour de l’impressionnante Carmen Fantasy signée Greg Anderson et Elizabeth Joy Roe. C’est le second gros morceau de la set-list, et quel gros morceau ! Sur quelques-uns des airs opératiques les plus connus, Gaspard Dehaene et Tristan Pfaff ravissent les spectateurs par

  • leur virtuosité sans afféterie,
  • l’évidence de leur connexion et
  • l’élégance de leur interprétation
    • (nuances,
    • contrastes,
    • étagement des voix,
    • caractérisation des atmosphères,
    • plaisir de la percussivité,
    • habileté de leurs vingt petites saucisses et de leurs ripatons à pédales).

Pas de bon récital sans bis – ô tradition quand tu nous tiens ! Voici donc une brève danse d’Alexander Tsfasman, dernière occasion d’admirer

  • le groove des zozos,
  • leur coordination précise et
  • le souci qu’ils apportent aux finitions,

ce dont témoignent par exemple les multiples présentations du thème dont ils varient l’intensité percussive. Ainsi Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene rappellent-ils que, pour des artistes dignes de cette étiquette, il n’y a pas de petit concert, il n’y a que des rendez-vous. En attendant les prochains, bien sûr…

Pierre Réach joue Charles-Valentin Alkan (Anima) – 1/3

Quatrième du disque

 

En quatrième de couverture du disque, il y a une citation de Pierre Réach, où celui qui s’apprête à graver la dernière partie de son intégrale des sonates de Ludwig van Beethoven se dit « tellement heureux et ému de la reparution de ces deux sonates aussi touchantes que diaboliques » dont ses jeunes doigts arpentaient et descendaient sans cesses les récifs escarpés ; et il y a une photo détourée, prise par Cristina Balcells, où le musicien, col roulé noir sans un faux pli, fixe l’objectif, presque impassible, un léger sourire amusé au coin des lèvres. Le contraste avec la joie et l’émotion annoncées est farouche. Il dit puissamment la capacité d’intériorisation du musicien. Chez lui, la joie n’est pas

  • paillettes et cotillons,
  • turlututus et fesses à claque,
  • kazou de fortune et rires fous.

Elle s’exprime dans la dignité mais n’en est pas moins aiguisée. Au contraire, ainsi concentrée, elle gagne en profondeur ce qu’elle perd en glousseries. Voilà un trait de caractère qui augure du meilleur pour cette réédition du disque Alkan gravé en à peine deux jours, au mois d’avril 1991, devant les micros d’Igor Kirkwood et sous la direction artistique de Jacques Meunier. Le premier monument à écouter ? Rien moins que la « Grande sonate  » op. 33, dite « Les quatre âges » et qui démarre « Très vite », tellement vite que le récit commence in medias res, au deuxième temps d’une mesure en comportant trois.

 

 

Si l’on est rigoureux, notons qu’une telle figure de style n’est pas tout à fait une anacrouse, puisque les quatre croches liminaires ne lancent pas le motif : elles en sont partie prenante. Cette curiosité est une astucieuse manière d’évoquer en musique

  • l’urgence,
  • la précipitation,
  • la bousculade, même,

car au tempo rapide s’ajoute l’agitation presque bancale d’une friction entre deux mesures différentes, dont l’une déborde sur l’autre et réciproquement (un deux-en-deux sur deux de la main gauche enjambe la barre de mesure). Pourtant, quand on a écouté ce motif, on n’a encore rien ouï de la trépidation à venir, exprimée notamment par

  • des arrêts à la fois brefs et prolongés par la pédale,
  • des accords capables de vociférer,
  • des lignes qui se renversent en étant çà montantes, là descendantes,
  • des registres couvrant un très large spectre d’intensité…

La musique ne devient pas frénétique : elle l’est d’emblée.

  • Tonicité des staccati et des réflexes bondissants de la main gauche,
  • tonalité et modalité tournoyantes (le si mineur s’impose contre le Ré majeur, plus solaire, mais ne néglige pas le cahot inattendu du Si bémol, l’exploration « timide » du Si, etc.), et
  • variété des couleurs
    • (nuances,
    • attaques,
    • phrasés)

sont ici proposées

  • avec une frontalité revigorante,
  • sans calcul apparent,
  • comme un vingtenaire est censé prendre des risques pour se sentir vivant.

La force de Pierre Réach est peut-être de fondre les deux caractéristiques de ce mouvement (virtuosité et caractère programmatique scandé par les didascalies qui rythment la partition) dans son exigence de musicalité. Sous ses doigts, les « Vingt ans » ne ressortissent plus de la musique « à programme » mais de la musique. L’aisance technique et la hauteur de vue

  • donnent du souffle au projet,
  • permettent d’en exprimer l’énergie et
  • suggèrent une perspective plus artistique que seulement narrative.

 

 

Trois fois plus long que ce premier éclair, « Trente ans » est

  • sous-titré « Quasi Faust »,
  • indiqué « Assez vite » et
  • suggéré à jouer « sataniquement ».

En ré dièse mineur (six dièses à l’armature, ce qui devrait être rigoureusement proscrit par une quelconque convention de Genève), le mouvement hésite entre plusieurs options :

  • un 4/4 façon marche funèbre,
  • le surgissement de vingt quatre doubles croches à la mesure,
  • le grondement sournois, et
  • la vivacité diabolique de triolets électriques.

Du coup, il prend tout et envoie l’auditeur dans un grand huit émotionnel. Les idées musicales fusent, faisant de ces atermoiements le moteur de la diégèse.

  • Folie des arpèges en triples croches,
  • crépitement de la bataille d’accords entre dextre et senestre, mais aussi
  • modulation préparant l’arrivée du diable dans un Si majeur triple forte

crépitent et rutilent « avec feu ». Pourtant,

  • contretemps,
  • trilles graves et
  • suspension de la marche

se dissipent soudain « avec candeur dans une mélodie simplement accompagnée d’un bariolage léger. Un crescendo de triolets déchire cette sérénité « avec passion »si bien que, quand la tension semble refluer, en demeurent les stigmates :

  • octaves de la fougue,
  • friction du binaire contre le ternaire, et
  • accélération fatale.

Pierre Réach excelle dans l’art de faire résonner ces diastoles et sistoles, battant tambour ici pour mieux caresser le son là. S’insère alors une deuxième partie en Ut, vite colonisée par le fa mineur avant que d’autres tonalités ne submergent ce qui semblait évident.

  • Rugosité du chromatisme,
  • renouvellement de l’inspiration passant d’un esprit lisztien à une harmonisation chopinienne,
  • usage gourmand des caractéristiques propres à chaque registre

préparent sans le préparer le retour à la tonalité liminaire tout en conservant la rythmique qui associe 4/4 et 12/8 et qui laisse entendre, par instants, les rugissements du diable. Par le recours à des leitmotivs

  • mélodiques,
  • rythmiques ou
  • harmoniques,

Charles-Valentin Alkan conclut la deuxième partie du mouvement par une synthèse brillamment pensée, prolongée par une série d’arpèges où les décibels refluent en s’envolant vers les aigus. À la mesure 231 apparaît alors le sujet d’un fugato grave. La richesse des interpénétrations polyphoniques rend peu à peu la partition presque illisible, au point que le compositeur propose une version « facilitée » sans doute moins pour ne pas décourager l’interprète (s’il est arrivé jusqu’ici, il peut se fader le passage) que pour rendre sa pensée plus nettement saisissable. Ce passage étonnant ouvre la voie au Seigneur, salué par une fanfare pouët-pouëtant « le plus fort possible ».

  • Contraste des atmosphères,
  • tuilage des nuances et
  • étagement habile des voix même quand ça explose de partout

caractérisent l’exécution de Pierre Réach,

  • moins pointilleuse que minutieuse,
  • moins précieuse qu’habitée, et
  • moins littérale qu’explosive, ce qui n’est pas rien.

Le pianiste transforme

  • le virtuose en énergisant,
  • la douceur en récit, et
  • les marteaux en un orchestre comme enfermé organistiquement dans une boîte expressive.

Sous ses doigts, la partition

  • étincelle,
  • émeut,
  • transporte.

Il nous reste deux mouvements à découvrir pour en rendre compte dans une prochaine notule. Leurs sous-titres sont déjà des promesses : « Un heureux ménage » et « Prométhée enchaîné ». À suivre !


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Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, Paris 13, 29 juin 2025 – 1/2

Tristan Pfaff, le 29 juin 2025 (Paris 13). Photo : Rozenn Douerin.

 

Afin d’évoquer le récital pour deux pianos fomenté en début d’été par Tristan Pfaff et Gaspard Dehaene, il faut relater

  • un lieu,
  • un moment,
  • un programme,
  • un casting.

Soit

  • un duplex au dernier étage d’un immeuble discret, pourvu d’une impressionnante baie vitrée illuminant le salon ;
  • une de ces journées solaires où la chaleur écrase les humains comme un pare-brise fracasse les mouches sur les longues lignes droites autoroutières ;
  • une set-list pour concert privé de belle tenue, avec le sérieux, le brio et les tubes requis ;
  • deux jeunes pianistes qui ont l’élégance d’être à la fois succesfull sans avoir accédé au (ou basculé dans le) vedettariat stéréotypé – peut-être cela leur siérait-il mais ils ont encore le temps, les gredins.

Pour rendre raison d’un Steinway B plus que centenaire et entièrement restauré (le récital célèbre son retour à la vie musicale) associé à un collègue Yamaha, les compères dégainent la transcription d’un « Clair de Lune » de Claude Debussy augmenté par Henri Dutilleux pour deux pianos. C’est la quatrième fois que le duo met cette version de l’extrait le plus célèbre de la Suite bergamasque sur leurs pupitres de concert. Cette récurrence contribue à valoriser la fluidité des effets stéréophoniques permis par la division de la partition. L’andante très expressif se déploie en évitant toute machinalité boudeuse qui banaliserait ce qui est devenu une scie fleurant parfois

  • la permanente aux reflets violets,
  • l’excès de Numéro 5, et
  • la pomme de terre compassée façon voix de présentateur sur Radio Classique.

Loin de ce danger, les interprètes évitent mièvrerie sépia et contrastes criards en privilégiant une dynamique de flux et reflux.

  • Les rubato,
  • les foucades maîtrisées,
  • les passages « plus animés » et
  • les modulations

filent avec un naturel confondant. On salue

  • la communauté d’intentions qui donne vigueur à cette exécution bicéphale,
  • la justesse des irisations chromatiques, et
  • l’absence d’effets surjoués (les deux instrumentistes s’en tiennent à la droiture honnête et sensible de l’interprétation qui leur va si bien).

 

Gaspard Dehaene, le 29 juin 2025 (Paris 13). Photo : Rozenn Douerin.

 

Le premier gros machin du jour est constitué par trois extraits tubistiques du Carnaval des animaux de Camille Saint-Saëns, évoqué tantôt çà et . « Le cygne » s’avance en premier.

  • Le tempo sait être allant sans être rapide,
  • le caractère solennel sans être enténébrant,
  • l’allure métrique sans oublier de respirer.

Dans « Aquarium »,

  • les ondulations aiguës égrènent joliment leur magie efficace ;
  • des accents bien placés assurent la tonicité du propos ; et
  • les suspensions fort bien réglées alimentent habilement la tension narrative, par-delà l’imitation programmatique.

L’impressionnante « Danse macabre » étincelle grâce à

  • l’énergie des attaques,
  • l’efficacité du swing et
  • la réussite des mutations d’intensité d’un duo tour à tour
    • dialogue,
    • fight et
    • danse synchronisant les quatre mains.

De son ami Franck Ciup, Tristan propose « Le grand Meaulnes » pour deux pianos. La partition renoue avec la tradition d’une musique de salon – ça tombe bien, le récital a lieu dans un salon.

  • Bariolage paisible,
  • consonance ronronnante et
  • tempo modéré

sont au rendez-vous d’une musique sagement troussée. Même l’ennui que finit par susciter l’œuvre à force de mignonnisme et qui, pour le coup, fait écho à ce qu’inspire le roman d’Alain-Fournier, est bourgeoisement poli et assez bref pour ne point sombrer dans l’excès. Vient alors le moment des soli ménagé par les artistes au mitan du show. Ils feront l’objet d’une seconde chronique. À suivre, donc !

Diane Dufresne, Théâtre de l’Atelier (Paris 18), 24 juin 2025 – 3/3

Diane Dufresne cherchant de l’oxygène, le 24 juin 2025, au théâtre de l’Atelier (Paris 18). Photo : Bertrand Ferrier.

Le concert-causerie de dame Dufresne est articulé en trois parties :

  • les années de formation,
  • la créativité et
  • notre époque.

Nous arrivons au troisième acte, celui des constats qui poussent à admettre que, « parfois, notre réalité ressemble à la fiction » ce qui n’est pas forcément pour déplaire à quelqu’un qui

  • a fabriqué sa vie, au sens original de fingere,
  • l’a modelée, bref :
  • l’a inventée.

Au reste, à l’aune d’une vie mise en scène, qu’est-ce qu’une fiction ? Plus généralement, qu’est-ce qu’une vie humaine, si brillante soit-elle, sinon une fiction devant l’immensité céleste ? Le cosmos est un objet de fascination pour une diva prompte à divaguer. « Peut-être avons-nous un peu de mémoire céleste en nous », avance-t-elle en narrant ses souvenirs d’une conférence d’Hubert Reeves. Cette cosmoanthropologie habite l’artiste à travers ses discours et spectacles écolo, comme le show qu’elle a fomenté pour conclure les Francofolies de Montréal à l’été 2008 en réunissant un répertoire tantôt exceptionnel (« Oxygène »), tantôt tire-larmes (« Hymne à la beauté du monde ») mais tellement bien incarné que l’on est presque prêt à oublier le consensualisme trop gentiment niaiseux du propos. Convaincue que nous faisons face à un « dérèglement majeur », titre d’un disque enregistré à New York, elle constate que, face

  • au changement climatique,
  • à la déforestation et
  • à la disparition rapide de la biodiversité,

« il n’y a pas de machine à remonter le temps ». Bien faible paraît sa prière pour ne pas tuer la beauté du monde, mais elle invite le public avec ce projet pieux. La dame n’est pas dupe.

  • Ni de la vanité de son combat.
  • Ni de la course à l’abyme que précipitent les dirigeants politiques.
  • Ni de l’issue de notre existence, plus ou moins activée par les catastrophes cosmiques annoncées par les sachants.

Elle préfère s’élever, donc tirer sa révérence sur « Parce que tu rêves » de Nelson Minville, chanson où elle aspire à aimer l’autre « plus qu’un drapeau », autrement dit à remplacer la cause nationale par ce qu’elle a chanté de plus fort, selon les mots de Cyril Mokaiesh : « L’amour fou ».

 

 

Une nouvelle fois, son incarnation étincelle et bouleverse. Elle est faite

  • de tenues soufflantes,
  • de diphtongues québécoises musicalisant les phonèmes, et
  • de nuances d’une précision et d’une suavité saisissantes.

D’un côté, on est triste que l’artiste n’ait pas souhaité donner un concert uniquement chansonné, ce dont elle semble parfaitement capable tant

  • la voix,
  • la présence et
  • l’interprétation sont majuscules ;

de l’autre, une fois de plus, l’on est ébloui que la dame ait inventé

  • une forme,
  • un renouvellement,
  • un autre espace musico-artistique

pour refaire l’inventaire. Au bis, elle dégaine une « nouvelle chanson », qu’elle explique (croit-on) avoir écrite pour Claude Nougaro, même si les crédits officiels l’attribuent souvent à Richard Galliano et au zozo partagé entre la bagarre mémétique de Toulouse et le luxe de Saint-Germain-des-Prés. Maurane avait elle aussi repris cette complainte des moments où « les hommes deviennent sages » et où « c’est fini, y a plus personne / pour les caresses déplacées ». Le déchirement la délivrant du public parisien se fait avec l’inusable « Oxygène » de Luc Plamondon, magnifié par la musique génialement basique de Germain Gauthier et par l’interprétation kaléidoscopique que n’a cessé d’en proposer la chanteuse. Olivier Godin, pianiste valeureux et attentif, disparaît. La diva serre les mains des fans agglutinés au premier rang. C’est joyeux. C’est triste. C’est chouette.

Jonathan Benichou-Rabinovitch, Mairie de Paris 8, 19 juin 2025 – 5/4

Jonathan Benichou-Rabinovitch à la mairie du huitième arrondissement de Paris, le 19 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le récital donné le 19 juin par Jonathan Benichou-Rabinovitch à la mairie du huitième arrondissement aurait pu s’arrêter avant le Deuxième concerto pour piano de Camille Saint-Saëns. Il aurait pu également s’arrêter après. C’était prévu ainsi. Mais croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. L’artiste revient donc avec La Princesse disparue, une partition qu’il a composée autour d’un conte

  • allégorique,
  • symbolique et
  • métaphorique

du rabbi Nahman où la princesse « cache une force créatrice ».

  • L’écriture entre méditation et tensions,
  • le balancement entre consonance et trouvailles harmoniques, ainsi que
  • l’interprétation entre narrativité et expressivité

diffractent l’évidence du son en suggérant une multitude de possibles.

  • Accords arpégés,
  • pédalisation habile,
  • sens de l’agogique,
  • variété de l’accompagnement que surplombe une ligne mélodique fracturée,
  • large spectre de nuances et
  • fin suspendue

participent d’une écriture

  • de l’hypnose façon récit dont on veut connaître le fin mot,
  • de l’apocalypse – au sens étymologique – espérée et
  • du secret qui fascine car, dès qu’on a cru le dissiper, il se dérobe et réapparaît sous une autre forme.

 

 

Le récital aurait encore pu s’arrêter là. Mais croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. Le voici qui semble vouloir synthétiser son concert avec les « Oiseaux tristes » extraits des Miroirs de Maurice Ravel, écho au « Rappel des oiseaux » de Jean-Philippe Rameau qui ouvrait le récital, mais aussi au presto du concerto de Camille Saint-Saëns qui hésitait, comme les « Oiseaux tristes », entre battue binaire et 12/8. La concentration lunaire de l’artiste lui permet de se détacher de la température élevée ensuquant la salle pour proposer, plus qu’une synthèse, un éloge de la synesthésie. Mettant à profit avec une virtuosité très intériorisée une partition toute en miroitements et résonances, il semble vouloir

  • peindre avec le son,
  • raconter avec l’harmonie,
  • évoquer avec les couleurs des différents registres

pour aller au-delà de la dimension programmatique du titre et envoler ses auditeurs. Bien sûr, le récital aurait encore pu s’arrêter là. Mais croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. Cette fois, il ne veut ni ajouter (comme avec le premier encore) ni synthétiser comme avec le deuxième bis : il veut prolonger. Soit, donc, une pièce dans la même tonalité (mi bémol mineur) commençant, une octave plus grave; sur la même note qui concluait les « Oiseaux tristes ». Dans cette définition à peine cryptique, chacun aura reconnu, qui en douterait ? l’Étude-tableau op. 39 n°5 de Sergueï Rachmaninoff.
Un gardien tente d’interrompre l’exécution en faisant cliqueter son trousseau. Il est plus de 22 h 30, il doit fermer. Tandis que le piano résonne, des négociations s’engagent avec le vigile pour obtenir un délai de grâce de cinq minutes avant l’expulsion. Le pianiste semble n’en avoir cure, préférant mettre le feu à son piano. Il y a

  • des escarbilles,
  • des crépitements, et
  • de hautes flammes

jusqu’à l’apaisement des braises puis des cendres. Cette fois, le récital ne peut que s’arrêter là. Même Jonathan Beinchou-Rabinovitch doit s’y résoudre, laissant aux spectateurs fondus sur leurs chaises le sentiment d’avoir assisté à un moment

  • impressionnant,
  • audacieux et
  • mémorable.

Retrouver les chroniques précédentes
1/4 : Jean-Philippe Rameau
2/4 : Franz Liszt
3/4 : Gabriel Fauré et Olivier Greif
4/4 : Camille Saint-Saëns

Diane Dufresne, Théâtre de l’Atelier (Paris 18), 24 juin 2025 – 2/3

Diane Dufresne et Olivier Godin en action le 24 juin 2025, au théâtre de l’Atelier (Paris 18). Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est à un coquetèle rare que Diane Dufresne invitait son public. Le « concert causerie » qu’elle a concocté mêle

  • chansons,
  • récit lu et
  • échange avec les spectateurs.

Ce dernier exercice n’est évident ni pour elle, ni pour les spectateurs. L’artiste s’en rend compte en constatant : « C’est la première fois qu’j’mets ma main dans la poche sur scène depuis cinquante ans que j’fais c’métier ! » Faute de questions (réservées à l’orchestre, les micros ne s’aventurant pas dans les balcons), elle se retrouve à interroger son public : « Pourquoi vous v’nez m’vouère ? » Face à une fan qui lui annonce l’avoir vue pour la première fois en 1972 (« j’avais vingt-cinq ans »), elle reconnaît que le temps passe et ajoute : « Mais j’ai pas peur de la mort. D’ailleurs, une fois, j’ai exposé mon cercueil. C’était un cercueil balançoire, les enfants adoraient monter dedans ! »
L’intervenant suivant, caractérisé par un enthousiasme très maniéré, lui déclare qu’il est amoureux d’elle depuis qu’il l’a découverte. Elle s’enquiert : « Et alors, ça fait quoi d’être amoureux de Diane Dufresne ? / – J’ai dû changer deux fois de sous-vêtement, confesse l’aficionado. » Et l’artiste, sans se démonter, de demander : « Lesquels ? » Un « Canadien de Winnipeg », fou d’elle depuis quarante ans, lui apprend qu’il est venu spécialement à Paris pour la voir et, en lui tendant un cadeau, ajoute : « Pis j’vous préviens que j’s’rai là tous les soirs ! / – D’accord. On va appeler la sécurité, je crois. »

 

Après des débuts poussifs, l’échange est donc souriant et fonctionne comme une respiration qui, heureusement, ouvre sur une chanson, « Partager les anges », extrait d’Effusions (2007), une fredonnerie écrite par Roger Tabrha Bouaziss et composée par Sylvain Michel. Sur un texte volontiers emphatique qui raconte le plaisir d’aimer « l’autre de toi », la première qualité de l’artiste – sa capacité d’incarnation – ébaubit. Si le vibrato fait partie du jeu, il s’efface presque devant

  • l’attention portée à la prononciation,
  • la capacité à mettre en lumière telle consonne signifiante (ha ! les sifflantes !) et, malgré les années,
  • l’utilisation musicale d’un large spectre vocal.

Échange, chanson et lecture : voici venu la deuxième partie de la causerie, évoquant la multiplicité de la créativité. « Tout le monde peut s’en emparer, insiste la chanteuse. La créativité n’est pas réservée aux génies. » Diane Dufresne évoque son goût pour la peinture, développé par son apprentissage auprès de feu Joseph Ulric-Aimé Paradis, dit frère Jérôme, selon lequel « pour peindre, il ne faut pas penser, il faut suivre son pinceau ». La chanteuse insiste : « Créer, c’est suivre l’inspiration jusqu’à ses défauts. Ce n’est pas de la fantaisie, c’est de la survie. »
La voici qui se lève pour demander à la salle sa vision de la créativité. Les spectateurs lui renvoient l’image de sa propre créativité touche-à-tout, ses audaces, ses costumes… Elle hoche la tête : « Touche-à-tout, je n’sais pas. Par exemple, en amour, faut être créatif, aussi, mais c’est pas toujours évident de savoir quel pinceau suivre ! » Un spectateur lui annonce : « On va parler de Starmania, si ça ne vous dérange pas. / – Ça m’dérange, mais allez-y. / – Pourquoi êtes-vous partie ? / – J’ai été engagée trois semaines, j’ai fait trois semaines. Je ne suis pas partie, je n’ai pas prolongé, nuance ! »

 

 

Quand revient le moment de chanter, elle hésite et reconnaît : « Chais pu oùchu rendue, moé ! » Puis elle dégaine « Mais vivre », extraite de Meilleur après, paru en 2018. La chanson de Cyril Mokaiesh constate : « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans [mais] on n’est pas tellement plus heureux avec nos cheveux blancs. » Reste à vivre pour ce qu’il demeure « de jolies promesses » et « parce qu’il y a demain qui fait son malin avec sa réserve de printemps ». Une chanson autobiographique écrite par un autre, comme tant de chansons de Diane Dufresne qui sont devenues autobiographiques pour une ribambelle d’humains worldwide… À suivre !

Jonathan Benichou-Rabinovitch, Mairie de Paris 8, 19 juin 2025 – 4/4

Jonathan Benichou-Rabinovitch dans les ors de la salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement de Paris, le 19 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après un récital plus dense que danse (Rameau, Liszt, Fauré, Greif), Jonathan Benichou-Rabinovitch a choisi de claquer le Deuxième concerto pour piano en sol mineur destiné (et non dédié, comme le suggéra l’artiste) par Camille Saint-Saëns à Arthur Rubinstein. C’est un tour de chauffe pour les prochains concerts prévus avec orchestre dans sa chère Moldavie. Ce 19 juin 2025, l’orchestre est remplacé par les dix doigts de Nathalia Romanenko, armés d’un piano droit (il existe aussi une transcription pour piano seul de Georges Bizet…). L’interprète présente le concerto comme une œuvre

  • « très classique,
  • très hybride,
  • très saint-saënsique ».

Elle se décapsule sur un solo virtuose quoique marqué « Andante sostenuto ». Derrière son aisance technique que l’instrumentiste a la délicatesse de ne jamais surligner par des postures ou des mimiques façon Stabylo mélodramatique, Jonathan Benichou-Rabinovitch communique son plaisir

  • de la fluidité digitale,
  • de la percussivité pianistique et
  • des effets d’attente (dont un délicat rubato).

Quand l’orchestre de Nathalia Romanenko entre en lice, c’est la douche froide. Non seulement les pianos ne sont pas accordés, mais ils ne sont pas non plus accordés entre eux.

  • Notes fausses,
  • mécanique perfectible,
  • dissonances entre les deux boîtes à marteaux :

l’effet cymbalum est hélas assuré, qui dénote un manque de considération choquant, sinon scandaleux, à l’endroit des musiciens comme des spectateurs. En dépit du brio du soliste et de son accompagnatrice, il faut un gros effort pour rester sur place et essayer d’imaginer ce que la chose pourrait donner si elle ne sonnait pas aussi faux. Alors, on tente de se concentrer sur la partition, à travers laquelle Camille Saint-Saëns semble dessiner un paysage

  • contrasté,
  • palpitant,
  • traversé
    • de foucades,
    • de cavalcades effrénées mais aussi
    • de plages de contemplation.

L’effort de synchronisation entre les deux musiciens porte des fruits savoureux. À la fin du premier mouvement, pas d’inquiétude : peu importent

  • octaves enchaînées,
  • palanquées de triples croches et
  • breaks en tout genre,

le soliste semble prêt pour son début d’été moldave ! Après les applauses de mélomanes peu au fait des usages ou dotés de cerveaux ensuqués par la touffeur, l’Allegro scherzando à 6/8 s’élance

  • sur un rythme dansant,
  • suivant une ligne virevoltante qui claque
  • au gré du fourmillement digital.

Bien que l’on soit passé de sol mineur à Mi bémol, la partition n’hésite pas à se voiler par moments, tamisant l’euphorie d’une gélatine plus sombre donnant de la profondeur au propos. Malgré la fausseté des instruments, l’on parvient presque à se réjouir

  • des beaux dialogues entre les deux pianos,
  • de la netteté des contours,
  • de l’art des mutations chromatiques et
  • de la science musicale qui donne un relief habilement contrasté aux moments intenses en
    • sonorité,
    • vitesse ou
    • demi-teinte.

Les musiciens ne jouent pas les notes, ils racontent

  • une histoire,
  • un espace,
  • un flux.

Entre

  • modulations,
  • changements de registres et
  • sursauts rythmiques groovy,

l’effet de séduction est assuré… même si les deux trentenaires évoqués dans la première partie de cette recension, ayant eu leur contant de selfies, en profitent (enfin !) pour s’enfuir pendant les applauses. Le presto en sol mineur, entre mesure à deux temps et à 12/8, précipite les pianistes dans une ferveur renouvelée.

  • Motorisme,
  • hâte sans précipitation,
  • variation des nuances et
  • dynamisme de l’écriture
    • (ornements,
    • rythmes pointés,
    • contretemps,
    • frottement entre binaire et ternaire…)

font tourbillonner les ors de la salle des mariages où se déroule le concert. Les interprètes savent aussi suspendre leur vol pour redécoller aussitôt après. Ce mouvement mouvementé (si, si) se transforme en houle, laissant déferler une série de grandes vagues contre la digue où elles éclatent en gouttelettes scintillantes. (Je sais, en écrivant ça, moi aussi, j’ai tiqué, mais, sur le moment, cette expression me paraissait claire comme de l’eau de roche, alors je la tente quand même.) Si l’on croit déceler subrepticement quelques menus décalages qui humanisent cette proposition, il n’y a certes pas de quoi érafler

  • le brio,
  • l’énergie et
  • la polychromie rutilante

des interprètes. Le récital, qui aurait pu s’arrêter avant le concerto, pourrait se briser après lui. Croire cela, c’est mal connaître Jonathan Benichou-Rabinovitch. Il faudra bien un cinquième épisode à cette tétralogie pour en rendre compte. À suivre, donc !