
La musique kaléidoscopique d’Enrique Seknadje se renouvelle dans son nouveau disque, Dentelles de l’existant, dont nous nous apprêtons à découvrir la seconde partie, entamée par « Visage », thématique inspirante pour de nombreux chanteurs. Un riff en boucle prépare l’arrivée d’une voix alla Christophe en moins maniéré. Derrière la souplesse des nappes de clavier, Enrique Seknadje semble s’amuser à tordre gravement
- les champs lexicaux,
- la prosodie et
- l’écriture plus surréalisto-parophonique qu’automatique
(Les Troyens l’ont fait entrer
L’hippocampe
N’a plus la préhension
De quoi s’inquiéter).
La reprise des refrains ad libitum en coda rappelle que, au-delà de la liberté d’écriture (ou en-deçà, allez savoir), le but d’Enrique S. est de fabriquer des chansons, avec
- la mélodie,
- les contrechants et
- les bribes groovy que l’on retient pour
- agiter la tête,
- prolonger la fête et
- continuer de fredonner longtemps, longtemps, longtemps après que les décibels ont disparu.
Avec « Le jardin des vivants », qui abandonne le « je » pour le « tu » comme si, à ce stade du disque, le « je » n’avait plus besoin d’être présenté ou s’était transformé en autre, l’artiste joue
- l’ambiguïté (entre « modous » en un mot et « doux rêves »),
- l’oxymoron (« la longue vie est si brève »),
- la contradiction (« la lumière en léthargie »),
- la tension (voix traînante versus les exclamations récurrentes du « Oh ! »),
- la métaphore (« Tu marchais / en ce jardin ») et
- le prosaïque (ainsi de la ligne que « tu cherches » et qui n’est autre que la ligne 13 avec ses vendeurs de crack, lieu, vecteur et atmosphère bien connus du prof de cinéma à Paris-VIII).
Le plus long morceau du disque s’ouvre sur l’investissement de deux accords qui s’enrichissent de zébrures sonores aussi imprévisibles que la grille est évidente. Les moments musicaux ont toute leur place entre deux séquences textuelles.
- La construction de l’univers sonore,
- l’originalité de l’esprit seknadjien,
- la singularité des constructions harmoniques souvent abruptes et inattendues
captent l’esgourde jusqu’au decrescendo ultime. Le « tu » étant construit, la confrontation avec « je » peut avoir lieu. Bienvenue donc en « Enfer » où « broyé net éternellement / Tu s’ras maint’nant ». Des sons
- synthétiques,
- saturés,
- stridents
annoncent la couleur rouge et noire. Une solide intro projette sur la piste un parlando
- expressif,
- vengeur et
- volontiers déstructuré.
La guitare de Quentin Durual la joue rock, jusqu’au faux larsen, dans cet espace plus métallique que métalleux. Il y a de l’incandescence, dans ce titre-là ! Pour autant, le « je » qui vient d’éliminer le « tu » (« j’espère que t’es saisi dans ton enfer ») n’en a pas fini avec lui comme en témoigne « Je ne reviens pas », la chanson la plus courte de la set-list. Face à l’esclave du diable, « je me sens soudain pousser des ailes ». Énergie ? angélisme ? les deux ? Enrique Seknadje laisse volontiers le sens en suspens, à la fois
- presque intelligible,
- fuligineux par posture et
- farouchement indéchiffrable.
La chanson de rupture – ou plutôt qui essaye d’entériner une rupture – se laisse secouer par une mise en musique allante percée par des commentaires sonores aux atours ironiques. Ce qui ressemble fort à un interlude entre l’envoi au diable de l’autre et la mort de soi, c’est-à-dire la fin du disque, confirme la dimension presque programmatique ou, du moins, diégétique, de l’album.
Parti sur la dissociation entre l’enfant et le vieillard peint en « dur gisant » (titre 1), le récitant a cherché une âme-sœur qui voudrait bien de lui (2). Sauvé par la rencontre (3), bousculé par la différence des genres (4), il s’est reproché d’avoir « mal négocié ce trop long virage » (5). On l’a vu ensuqué dans la lumière immobile et le « dimanche qui n’en finit pas » se réfugier dans le passé où l’autre « courai[t] dans l’herbe haute » (6) avant de filer en Enfer (7). La rupture revendiquée (« N’essaye pas comme ça », 8) conduit à la dernière chanson intitulée : « C’est la mort ! » Là, il « avance dans un monde à épithètes :
- l’espace est « vidé »,
- les silences « lourds », et
- « longue » est la descente.
La musique émerge en fade in que trouble un rythme claudicant. La voix n’hésite pas
- à s’envoler,
- à planer,
- à muter comme
- la battue,
- les sons,
- les styles.
Cette déconstruction de l’évident participe de l’évocation de la mort, comme la boucle de la coda qui paraît ne jamais devoir finir avant de connaître une brusque extinction : image sans doute de l’homme qui sait qu’il va mourir mais, comme l’écrivait Sigmund Freud en 1915, ne peut pas y croire… jusqu’au jour où ; mais peut-être aussi figure de la création artistique grâce à laquelle, une fois lancé, « il n’y a plus qu’à filer » même si cela n’offre ni destination (« y a pas d’port ») ni solution face à la catastrophe (« c’est la mooooort ! »). Ainsi se conclut Dentelles de l’existant, moins album-concept que méditation elliptique d’un artiste qui sait être
- saisissant,
- surprenant et
- reconnaissable.
Beau travail, M. Seknadje !
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