« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 4
Wokisme et antiwokisme ont un point commun : leurs hérauts se considèrent comme des victimes. Les anti appellent souvent à constater l’asymétrie des prises de parole et l’impossibilité de développer un discours argumenté sans être ouhouhté voire honni par les tenants de l’ordre rétabli. Les pro affirment se battre contre l’injustice dont « les leurs » souffrent, avec cette particularité de prétendre qu’ils n’existent pas, le wokisme étant un concept plus ou moins assimilable à un repoussoir sciemment vague de la droite bolloréenne ; et ce n’est pas le moindre des paradoxes que de voir les tenants d’une idéologie nier l’existence d’une litanie victimaire dont les éléments de langage tintinnabulent comme autant de hashtags obligatoires pour paraître idéologiquement convenable !
Pourtant, un exemple récent illustre la forte présence d’une phraséologie aux relents woke. « Maître de cérémonie » à l’ouverture du festival de Cannes, ce 14 mai, Laurent Lafitte a donné la liste des bons engagements politico-sociaux en saluant « les actrices et les acteurs (sic) qui ont le courage de parler » car
la prise de parole est souvent sacrificielle, à l’heure où le climat, l’équité, le féminisme, les LGBTQIA+, les migrants, le racisme ne sont plus seulement des sujets de films, mais également des mots interdits par la première puissance mondiale (in : Le Monde, 15 mai 2025, p. 23).
La phrase est tortueuse, mais c’était le prix grammatical à payer pour tout mettre dans une même sentence et repartir « sous les applaudissements ». Comme dans un bingo moral, le maître accumule les bonnes pioches :
- la dénonciation du trumpisme (qui pourrait aussi bien être celle de n’importe quelle droite, que l’on prendra soin d’appeler « extrême-droite », évidemment) ;
- la posture de double victimisation (victimisation première des acteurs censurés, victimisation secondaire de leurs protégés) ; et
- la sélectivité des « bonnes victimes » (la planète, les femmes, les homosexuels, les étrangers en situation irrégulières, les racisés),
pointant de facto les sujets qui, eux, ne méritent pas d’intéresser le monde de la coke ou de la fuck culture de riches et d’ultrariches qui se trouve rassemblé à Cannes :
- rien sur la pauvreté grandissante dans nos propres pays,
- rien sur les massacres en cours dans le monde,
- rien sur la remise en cause des libertés publiques individuelles,
- rien sur la trahison de la démocratie dans les pays démocrates donnant des leçons de démocratie aux autres,
- rien sur la substitution des budgets de la culture au profit des budgets de la guerre, etc.
Le wokisme a des réveils sélectifs alors qu’il procède d’un discours largement mondialisé. C’est ce que propose de vérifier Michel Albouy dans « Le wokisme des grandes entreprises mondialisées au vingt-et-unième siècle : pourquoi et jusqu’où ? », article intégré à la première partie de Face à l’obscurantisme woke, publié aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. L’universitaire revient sur les politiques DÉI, pour « diversité, équité et inclusion » en complément des critères ESG (d’environnement, de société et de gouvernance), ces mascarades destinés à blanchir ou verdir, c’est selon, l’image des grandes boîtes capitalistes afin de flatter les marchés financiers et de duper les gogommateurs qui le veulent bien. Par exemple, L’Oréal, bien noté par les évaluateurs ESG à leurs service, postule qu’il ne « sera pas possible de prospérer dans une société qui n’est pas inclusive ou durable » (116), ce qui a au moins l’avantage de l’honnêteté : toute cette comédie n’a qu’un but, augmenter les profits.
Ce n’est pas toujours le cas : Michel Albouy rappelle que les objectifs des critères ESG peuvent aussi être de se conformer, selon sa crèmerie préférée, à la charia ou aux « directives d’investissement responsable de la Conférence des évêques catholiques des États-Unis ». La notion de « valeur », que l’auteur ne prend hélas jamais la peine de définir, se révèle aussi malléable que les critères ESG sont manipulables et plus visqueux que fluides. Selon Michel Albouy, les politiques DÉI vont plus loin pour satisfaire l’appétit wokiste des gros entrepreneurs qui « considèrent la diversité comme le fondement d’une société performante socialement et économiquement » (121). Là encore, l’objectif est de performer, ce qui est la moindre des causes pour une entreprise. Néanmoins, pour saisir la complexité de cette liaison entre performance et engagement ESG, fors les credo obligatoires, on regrette le manque de rigueur par lequel pêche l’article. Ainsi,
- la notion de « diversité » n’est jamais explicitement sondée ;
- les chiffres de la représentation de ladite diversité dans les boards ne sont pas cités, ne permettant pas de saisir la réalité de la diversification ;
- la logique de l’argumentaire est pour le moins claudicante puisque, après avoir estimé que les conseils d’administration s’étaient un peu mais peu diversifiés, l’auteur explique que cette diversification est néanmoins à l’origine « des actions visant des questions sociétales à travers des politiques DEI ».
Selon la grammaire antiwokiste, Michel Albouy préfère à un exposé solidement construit l’insertion d’anecdotes malaisantes donc percutantes, comme le coup du « Soyez moins blanc », formation par laquelle Coca, en 2021, voulait faire prendre conscience aux Blancs qu’ils étaient
- arrogants,
- méprisants,
- offensants
car
- structurellement,
- ontologiquement,
- indécrottablement
racistes, ce qui est aussi convaincant que de désigner telle autre race comme définitivement débile parce que ses membres n’ont pas l’insigne honneur d’être blancs. Si désigner le Blanc comme une ordure devrait autant choquer que de désigner le nègre, l’Arabe ou le juif comme un vaurien, nul besoin d’être un chougnassou de première pour constater que ce n’est pas souvent le cas.
D’autres exemples, moins ouvertement anti-Blancs, rythment l’exposé. À l’offensive multiculturaliste de L’Oréal (ce qui est assez logique pour une marque mondiale) est agrégée par l’auteur la mobilisation de Heineken pour « le rayonnement et l’inclusion des personnes LGBT+ au sein de l’entreprise » car « le brassage est une richesse (one point) et chacun.e (another point), dans sa diversité, contribue au succès de l’entreprise (standing ovation) ». En interne comme en externe, les politiques DEI permettent de réaffirmer à frais nouveaux et purifiés l’objectif de croissance consubstantiels au projet capitaliste.
L’auteur esquisse – esquisse à peine, hélas – la finesse avec laquelle il convient de manier ces grands discours, lesquels peuvent porter des entreprises mais aussi, à l’occasion, foudroyer des marques dont employés et consommateurs trouveraient qu’elles exagèrent. Faute de place, sans doute, ce phénomène de rejet des politiques DEI, avant même le retour de Donald Trump, passe à la trappe dans un article dont l’écriture est grevée par
- des imprécisions (manque
- de définitions,
- de chiffres,
- de sources,
- de volonté de répondre précisément à la question posée dans le titre),
- des redites (multiples traduction des mêmes sigles),
- des collages maladroits (« par ailleurs »),
- des termes vides (« un certain nombre de », « véritable/ment ») et
- des redondances (« mais… cependant »)
qui laissent le lecteur sur l’impression d’un manque d’exigence et de précision ne paraissant pas à la hauteur ni du CV de l’auteur, ni d’un sujet que l’on aurait aimé exploré plus systématiquement. Serons-nous plus ébaubis par le prochain épisode, sur le CSA et la diversité ? Suspense jusqu’à la prochaine notule !