« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 5
Au moment où nous écrivons ces lignes, Cannes 2025 s’achève en festival.
- Le 21 mai, la Semaine de la critique a désigné le premier lauréat, A Useful Ghost de Ratchapoom Bonnbunchachoke, qui répond à un projet : « Raconter des histoires queer plus diversifiées. »
- Le même jour, en vacances promotionnelles sur la Croisette, Jodie Foster déplorait « le manque d’opportunités accordées aux femmes aux États-Unis ».
- Dans le même temps, Rachida Dati, cette menteuse patentée, mise en examen pour corruption passive et trafic d’influence, qui prétend avoir « sanctuarisé le budget de la culture » après s’être fait sucrer (avec deux airs, bien sûr, quoique) les fonds résiduels en fin d’année 2024 et oublié qu’il existait un p’tit détail appelé l’inflation, dénonçait
- « les stéréotypes de genre »,
- le manque de « parité dans les milieux culturels » et
- « les violences faites aux femmes ».
Tout se passe comme s’il était indispensable de s’inventer non plus une cause mais une communauté à défendre. On pense au récit soixante-huitardiste de Jean Rouaud, lançant, dans ce qui demeure sans doute son meilleur roman :
Comment ça ? Qu’est-ce qu’il racontait ? On était à fond pour les peuples opprimés ! Tout peuple opprimé était le bienvenu. On en manquait presque, tellement notre force d’indignation était inépuisable. On rêvait d’en adopter. Heureux le chanceux qui, profitant d’un formidable piston – un oncle missionnaire, par exemple –, se posait comme le représentant d’une tribu du Matto Grosso menacée par les intérêts d’une puissante multinationale, et dont la survie ne dépendait que de notre signature au bas d’un tract ronéotypé. (In : Le Monde à peu près, Minuit, 1996, p. 187)
Dans cet esprit joyeusement grotesque, les homosexuels (et leurs sous-sections), de même que les femmes (et, plus généralement, les genres non masculins), deviennent « oriflammes et drapeaux », selon l’expression désengagée d’Anne Sylvestre, à porter « comme un enfant de chœur porte un Saint-Sacrement », selon le fantasme amusant exposé par Tonton Georges quand il embouchait – quel hasard ! – les « Trompettes de la renommée ». Dans l’examen médiatique de la chose culturelle, ce n’est plus l’art qui passe en premier, voire qui passe tout court. Qu’importe
- sa substance,
- sa concrétude,
- son évaluation ou
- ses effets.
L’essentiel est ailleurs. Il consiste à déterminer à quelle communauté (sexuelle, raciale ou politique, par exemple) s’agrège l’artiste, fût-ce en revendiquant de ne pas se soucier des cases ou de vouloir déborder le support.
Par conséquent, il est loin d’être inintéressant de se demander comment le courant wokiste définit une communauté. Plutôt que d’enquêter de façon sémantique ou générale, Vincent Tournier, universitaire grenoblois oscillant entre sciences politiques et sociales, propose, dans sa contribution à Face à l’obscurantisme woke (PUF), de l’envisager à travers l’exemple du CSA qu’il soupçonne d’être le « temple caché du wokisme » et dont il propose de décrypter le « baromètre de la diversité ».
L’auteur commence par poser que le wokisme est « l’idéologie qui soutient que le racisme et les discriminations ont un caractère systématique (aussi appelé systémique) », rappelant presque avec humour l’étrange jeu des épithètes, « systémique » tendant à remplacer « systématique » alors que « sociétal » remplace volontiers « social », nourrissant le mystère du jargonnisme jargonnant… Notons que cette remarque juste inscrit le wokisme dans ce que les psychologues – et on y viendra bientôt – appellent un « biais de confirmation ». Si le talonneur du quinze d’Angleterre est « coupable d’un mauvais geste » sur un rugbyman français, c’est parce que les Anglais sont de mauvais joueurs, retors et impuissants sans l’utilisation d’une violence bien sûr circonscrite aux joueurs à la rose. Si un Latino tue des employés d’une ambassade israélienne, c’est que tous les latinos ou, élargissons, c’est tellement pratique, tous les non-juifs (mais aussi certains juifs furieux contre Benjamin Netanyahou), sont antisémites. Comme le meuglent les supporters après qu’un adversaire a été sanctionné, c’est comme ça « depuis l’début, m’sieur l’arbitre ! »
Ainsi se dessinent trois traits complémentaires du wokisme :
- son systématisme a priori (tous les gens d’une même communauté sont pareils, qu’ils soient « gentils » ou « immondes »),
- sa collectivisation très chrétienne de la faute (laquelle retombe sur le fauteur et tous les siens), et
- son essentialisation (nous agissons comme nous agissons parce nous appartenons à telle communauté naturellement hostile à telle autre communauté).
Vincent Tournier cherche donc à déterminer comment cette idée communautariste clivant le peuple en différents groupuscules s’est imposée dans les rangs de la future Arcom. Il estime que tout commence en 1999, quand, sous la pression de Catherine Tasca, le CSA stipule, dans ses conventions avec les chaînes privées, que ces dernières doivent veiller à une « meilleure représentation à l’antenne de la diversité de la société française ». Fin 1998, Calixthe Beyala, peut-être pour se trouver une juste cause alors qu’elle vient d’être condamnée pour plagiat, avait « exigé » semblable mesure en compagnie d’autres « artistes noirs », dont Dieudonné M’Bala M’Bala, cinq ans avant de devenir l’Infréquentable avec le profit que l’on en général et les services fiscaux en particulier savent. Néanmoins, le projet pose des questions éthiques quant à l’art de « dénombrer les individus selon leurs origines raciales ou religieuses ». L’outil de comptabilisation est mis hors jeu.
Pour autant, ce pas de côté sert la cause noire plus qu’elle ne la dessert. En effet, faute d’outil pour « mesurer la diversité » (ce à quoi le tenant du Grand Remplacement était aussi favorable que le CSA), il est loisible de dénoncer, hors toute enquête objectivante, une « représentation injuste de la société » entraînant la menace d’un « décrochage dangereux pour la cohésion sociale ». Les premiers éléments de définition institutionnelle de la diversité s’appuient donc uniquement sur la couleur de la peau… et sur un ressenti : çui-là, c’est un Blanc, çui-là, c’est pas un Blanc (on rigole presque, mais les statistiques futures du CSA seront fondées sur la distinction entre Blancs et non-Blancs, le statut des albinos restant indéterminé).
Il faut attendre 2007 pour que le CSA, sous la pression des pillages banlieusards de 2005, lance un « Observatoire de la diversité dans les médias ». Derrière les violons mettant en musique – sans argument anthropologique – son utilité sociale, le nouveau projet de comptabilisation est triplement malaisant pour ses zélateurs.
- Il oblige à admettre la part très conséquente de la population d’origine non-européenne présente sur le sol métropolitain ;
- il introduit une scission entre les citoyens qui acte le passage d’une communauté nationale au principe états-unien de salad bowl (plein d’ingrédients différents et non mélangeables dans un même saladier-territoire) ; et
- il oblige les politiciens, journaleux et commentateurs à des acrobaties rhétorico-sémantiques pour expliquer pourquoi la comptabilité du CSA est souhaitable, alors que le décompte des Blancs dans le onze national proposé par Jean-Marie Le Pen – et qui ne manque pas de revenir sur le devant de la scène vue la composition actuelle de cette équipe – est un scandale absolu.
La question pourrait mériter d’être posée. Pourquoi expliquer que les Blancs dominent la France et soumettent les non-Blancs – la preuve : on ne voit qu’eux sur le petit écran, qui a grandi dans les salons et rétréci sur les cellulaires –, c’est hype, alors que constater qu’il n’y a quasi plus de footballeurs blancs dans l’équipe nationale est proche d’un crime contre l’humanité ? Parce que, explique Vincent Tournier, revendiquer une « meilleure visibilité » pour les minorités « apparaît comme la moindre des choses pour racheter les fautes du passé » ; par conséquent, constater que l’on ne peut donner plus de visibilité aux joueurs de ballon rond dans l’équipe nationale, ce serait mettre un terme à la repentance renifleuse dont certains savent tirer, disons, les marrons du feu.
Si l’on met de côté – provisoirement – son sous-jacent utilitariste voire électoraliste, le wokisme apparaît avant tout la rencontre entre une revendication utilitaire de ceux qui se présentent indûment comme les représentants ou les porte-voix de communautés, et la mauvaise conscience susceptible d’être suscitée par des discours habiles ou simplement virulents (la force de conviction convainc parfois mieux que l’argumentaire le plus pertinent). À telle enseigne que le « baromètre du CSA » n’a pas de visée d’objectivation ; il vise seulement à affirmer, avec l’intrigante Delphine Ernotte – qui en tirera les bénéfices en obtenant notamment trois mandats à la tête de France Télévision – que nous avons « une télévision d’hommes blancs de plus de cinquante ans et, ça, il va falloir que ça change » (même si cette Blanche de 58 ans n’a pas hésité à solliciter avec succès sa reconduction tout en haut de FTV, y a pas de plaisir quand y a d’la gêne).
Aussi la méthodologie de l’étude se fiche-t-elle de la rigueur comme de colin-tampon. Pour son champ d’étude, elle
- se fixe un temps d’examen de deux semaines choisies au pif du doigt mouillé,
- s’en tient
- à la TNT,
- aux programmes diffusés de 17 à 23 heures auxquels elle agrège
- quelques programmes de la mi-journée, et
- exclut ou intègre sans justification la publicité ainsi que des émissions de sport ou de divertissement.
Apparemment, la question du temps d’apparition des personnes étudiées et de leur posture n’est pas pris en compte. C’est Bricolo et Bricolette partent au camping, mais le n’importe quoi va plus loin. Comme critères discriminants permettant de cerner les personnes à l’antenne, l’étude élit
- la CSP,
- le sexe (ô temps révolu qui précède l’ère du genre !)
- « l’origine perçue ».
Par la suite, sont intégrés
- le handicap,
- l’âge,
- la situation de précarité (sic) et
- le lieu de résidence.
Selon Vincent Tournier, ces différenciations sont un écran de fumée : la race est « la principale raison d’être du baromètre ». Pour faire coulisser la pilule au fond de la glotte sans que les antiracistes ne s’étouffent, « le CSA insiste sur le fait que sa classification repose sur la perception de la réalité, non sur la réalité elle-même ». Partant, il distingue « des personnes perçues comme blanches ou comme non-blanches » selon « la perception qu’en auraient la plupart des téléspectateurs (sic) ». Les personnes peuvent être
- blanches,
- noires,
- arabes,
- asiatiques ou
- autres.
Adieu
- métissage,
- rigueur,
- magies de la fiction (dans quelle catégorie classer une soprano noire interprétant une héroïne blanche ?) !
Toutefois, il est formidable de constater que, de cette mascarade, sortent des chiffres qui émeuvent : seulement une quinzaine de pourcents de non-Blancs, ce qui est « largement insuffisant » pour « représenter la réalité de la société française ». Quatre problèmes se posent :
- il n’existe pas de statistique officielle sur la race des personnes résidant en France, l’étude de la représentativité raciale n’a donc aucun point de comparaison fiable ;
- l’auteur demande : « Que devrait être une situation satisfaisante : 20 % ? 30 % ? 50 % ? – en d’autres termes, le wokisme amène à se demander combien il reste en France de ce que Manuel Valls, pas encore ministre de l’Outre-mer (ç’a dû lui faire un choc, le pauvre petitou !), marchant dans Évry sans en trouver assez à son goût, appelait « des Blancs, des White, des Blancoss » ;
- la valorisation des minorités ne saurait se réduire à une quotité, pour ainsi dire, mais peut se faire au détriment de l’Histoire et de la culture nationales ;
- la problématique racialiste obère l’observation d’autres réalités, pourtant constatées, comme la surreprésentation des hommes dans les rôles négatifs et des « héros non-blancs » au détriment des « héros blancs ».
Au terme de cet article stimulant, force est de constater que le baromètre du CSA – analysé comme l’exemplum d’un phénomène plus vaste – est un gadget
- scientifiquement minable,
- politiquement inquiétant et
- intellectuellement aberrant.
Scientifiquement, la méthodologie est inepte. Politiquement, la classification raciale ravive des réflexes sordides dont la puissance délétère a déjà été éprouvée par le passé (peut-être n’est-ce pas innocent). Intellectuellement, le raisonnement est
- biaisé,
- empêché et
- pollué.
Biaisé car, oui, la population de la France métropolitaine a longtemps été blanche, il n’est donc ni absurde ni choquant que l’on trouve davantage de Blancs parmi les personnes fortement visibles, c’est le contraire qui serait renversant ; empêché, car la question de la représentativité des personnes visibles à la télévision ne peut s’envisager qu’en se demandant quelle part a, aujourd’hui, la population blanche dans l’Hexagone, ce qui est un Grand Tabou ; et pollué, car le baromètre CSA ne vise pas à étudier, observer, étalonner, comparer, réfléchir, proposer mais à « s’arc-bouter sur l’idée que les minorités raciales sont systématiques exclues, offrant ainsi un boulevard au wokisme ».
Cette piètre victoire institutionnelle est un encouragement au racisme d’intellectuels de la trempe rigolote mais médiatiquement encensée d’un Lilian Thuram fustigeant « la pensée blanche » et à la communautarisation de la société française. Sous cet angle, il est évident que le wokisme institutionnel contribue à la déréliction de la nation et de la pensée françaises. C’est sans doute sa fierté, mais doit-on lui en savoir gré ?