
Petit souvenir de l’été qui s’éloigne à pas de velours, cette chronique rosée interroge quelques clichés bien installés. Trois clichés, en fait.
Cliché numéro un : le rosé, c’est pour l’été – y a de cette tradition, mais pourquoi ne pas la bousculer ? Cliché numéro deux : la syrah c’est le meilleur cépage pour les rouges – les rosés étant élaborés à partir des cépages rouges, on peut les fomenter par exemple à base de cinsault, de grenache noir, de merlot, de divers cabernets, et, donc, de syrah. Travaillant le chardonnay, le chenin et le pinot noir, le domaine du Clos Teisseire, situé entre Limoux et Carcassonne comme nous l’avions évoqué ici, ajoute un vin à son arc avec ce jus intitulé « On dirait le Sud ».
Ceux qui feuillettent nos chroniques vaguement œnologiques connaissent notre agacement pour ce naming qui, censé distinguer les vins de leurs concurrents, tend à les banaliser et, paradoxalement, à les dépersonnaliser. L’étiquette très colorée – et très complète – de ce produit ne saurait gommer le systématisme d’un marketing se mordant souvent la queue. Ainsi, d’autres rosés « On dirait le Sud » existent, tel l’AOP Côtes du Roussillon du domaine de Vénus, mêlant à parts égales grenache et syrah et disponible par correspondance pour 12 € la quille, ou d’un coteaux d’Aix-en-Province affiché « ethic » et parfois disponible pour une vingtaine d’euros. Se singulariser conduit parfois à se fondre dans la masse… Mais baste, cessons d’inquiéter ceux qui redoutent que nous ayons déjà perdu l’usage de la numération. Nous avions promis d’interroger trois clichés, voici le temps de régler son compte au troisième que, non, nous n’avons pas oublié.
Cliché numéro trois, donc : le vin est une affaire de vignerons mâles – de nombreuses vigneronnes jouent au contraire sur la déconstruction de ce stéréotype pour surfer sur une vague porteuse, prouvant qu’elles-mêmes savent « vinifiller ». L’IGP qui nous intéresse ce jour est signé par Lætitia Teisseire, loin de l’image du beau sexe selon Paul Claudel, qui faisait déclarer à Marthe, dans le dernier monologue de L’Échange (première version de 1901) :
… et il est juste et bon qu’il n’en ait pas été selon ce que j’aurais voulu.
Ce n’est pas à moi de savoir pourquoi, car je suis une simple femme, et je n’ai affaire que d’obéir.
Nous ne voyons pas Dieu ; mais nous voyons l’homme qui est l’image de Dieu.
(Gallimard, « Folioplus classiques », 2012, pp. 116-117).
Et si non pas l’homme mais le vigneron, quel que soit son sexe, était l’image de Dieu, ce qui ne choquerait pas une certaine iconographie tant romaine que catholique ? Pour cela, encore faut-il qu’il produise un nectar plus proche de l’eau transformée en vin que de la vinasse offerte en première intention aux soiffards de Cana. Occasion de tester cette hypothèse, le « rosé de Syrah » du domaine Teisseire est issu de raisins élevés sur un sol argilo-calcaire et vendangé à la main à Rouffiac d’Aude.
- Sa robe est claire ;
- la couleur oscille entre peau de pêche et pamplemousse rosé ;
- le tissu liquide frappe par sa cohérence.
À peine le temps de contempler l’travail que les naseaux frémissent, gourmands.
- Le nez promet discrétion et fraîcheur ;
- affleurent des notes de fruit sucré, peut-être de pêche ;
- le résultat paraît confortable comme la chanson d’un bouchon qui saute, offrant ses harmoniques prometteuses à une conversation chaleureuse entre vieux amis.
L’affaire se présente donc sous de bons auspices, même loin de Beaune (j’essaye de ne pas mais, voilà, je réussis pas toujours). Qu’en dira la bouche ?
- La bouche se dérobe à la mollesse de la pêche pour évoquer davantage le fredonnement acidulé des agrumes ;
- dans un deuxième temps, elle enrichit cette première sensation en l’enrubannant dans un rêve de fruits rouges ; et,
- dans un troisième temps, forte de cette profondeur, l’impression d’équilibre bien construit qu’elle dégage fait écho à l’impression visuelle de cohérence croisée plus tôt.
Ceux qu’un rosé, genre vinicole presque autant gavé de propositions dégueulasses que le blanc (oh, le blanc de supermarché du samedi soir ! oh !) et le rouge, effraye peuvent réfréner leurs craintes et se risquer dans ces eaux avec gourmandise : la chose est bien faite (et disponible à Paris par exemple chez Mes accords mets vins, sponsor du présent post – sur son site officiel, le domaine qui produit la quille ne référence pas encore le produit).
Ceux que les rosés audacieux, touchy ou coruscants, et hop, titillent trouveront sans doute que ce bon travail manque d’audace. Dans une démocratie capable d’élire deux fois l’ami des grands patrons, des banquiers et des pollueurs, j’ai toujours pensé que complaire à chacun était mauvais signe. Nous, comme l’écrit Hélène Dorion dans Un Visage appuyé contre le monde et autres poèmes, Gallimard, « Poésie », 2025,
nous marchons, tenant la main
de ceux qui avancent avec nous.
Parfois la main de l’un abandonne
et relâche celle de l’autre
pour éteindre la lampe. (…)
Au milieu du silence, nous marchons encore
plus fragiles de la main qui manque.
Je crois profondément que c’est cette fragilité qui rend vivante notre vie. Avec un p’tit coup de jaja digne de son rang, partagé entre personnes fréquentables ou quasi, sera évidemment un plus.