Hélène Rusquet, “Nocturnes et marines” (Anima) – 3/3

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Photo : Laurent Renault

 

Retrouvez
le premier épisode sur Guy Ropartz ici, et
le deuxième épisode sur Gabriel Dupont .

Wally le chantait : “Tout est relatif, comme disait Einstein qui était relativement pas con.” Pour cet ultime volet de notre recension rusquétique, voici venu le temps des cathédrales de tubes à l’échelle du projet. En guise de golden hits, deux nocturnes de Gabriel Fauré. Dans l’absolu, demandez à votre voisin de métro de fredonner le Septième nocturne : aussi incroyable que cela soit, il – moi compris – aura plus de mal que si vous le sollicitez pour retrouver le début de symphonies comme “Alexandrie, Alexandra” ou le refrain des “Champs-Élysées” vus par Joe Dassin. Toutefois, si vous demandez à un zozo un peu frotté de notes s’il a entendu parler de Gabriel Fauré plutôt que de Guy Ropartz ou Gabriel Dupont, vous toucherez du doigt la notion de relativité.

 

 

Nocturnes et marines se termine donc sur deux nocturnes d’un compositeur plus connu que les deux confrères l’ayant précédé sur la galette. L’un est en Ré bémol, l’autre en do dièse mineur, ce qui les fait résonner l’un avec l’autre, revendique l’interprète car, faut pas chipoter, ré bémol et do dièse, au piano, c’est kif kif bourricot.
Le Sixième nocturneop. 63, s’engage sur un adagio doublement ternaire : c’est un 3/2 (il y a donc trois blanches par mesure) que peuplent des triolets (il y a donc dix-huit croches par mesure).

  • Médiums cristallins,
  • basses posées et
  • liberté dans la mesure

exposent l’esthétique fauréenne avec un mélange de sobriété et d’intelligence sensible que confirment

  • d’habiles nuances,
  • des triolets d’une égalité de toucher remarquable, et
  • une capacité de gonfler puis dégonfler la masse sonore fort goûtue.

Surgit alors un Allegro molto moderato en do dièse mineur toujours, qui présente un ternaire moins fluide, plus inquiet – tant rythmiquement que harmoniquement. Un vaste crescendo prépare le retour en Ré bémol qui conduit à une fausse fin. La nuit continue sur un Allegro moderato binaire en 4/2, modulant et miroitant de toutes ses doubles croches qu’éclaire la Lune mélodique des suraigus. Interrompu plusieurs fois, ce froufroutement instable remixe le deuxième motif puis le dissout dans son énergie clapotante. Avec un naturel confondant, Hélène Rusquet y masque

  • son brio technique,
  • sa vision très sûre et
  • sa capacité à la fois analytique et sensitive à transformer une partition en musique.

Puis

  • le retour au calme en Ré bémol,
  • sa montée en ébullition à feu doux et
  • le temps de repos offert au frichti avant dégustation

parachèvent une vision nocturne

  • la profusion d’idées,
  • la qualité des trouvailles et
  • l’architecture de l’œuvre

saisissent l’auditeur pendant neuf minutes pleines.

 

 

Le Septième nocturne, op. 74, a été écrit pour le concours féminin du conservatoire de Paris de 1919. En do dièse mineur, on l’a dit, et sur un ternaire original (18/8, soit dix-huit croches par mesure), il associe balancement et chromatisme pour lequel un usage raisonné de la pédale de sustain s’impose, quitte à susciter des effets de résonance spontanés (2’06). Une première modulation paraît emballer la nuit dans une virtuosité de convenance mais, promptement, le premier tempo vient rappeler son cadre limitant, parfait pour exprimer

  • l’impatience (la nuit est le moment de l’impatience par excellence),
  • l’instabilité et
  • les mutations thymiques.

L’interprète travaille avec finesse

  • accents,
  • legato et
  • nuances

lorsque, nouveau break, un Allegro à six dièses et quatre temps secoue cette pénombre désormais bien connue. Hélène Rusquet excelle à faire sentir le lyrisme sous-jacent sans tartiner son exécution d’un romantisme chopinien qui serait fort réducteur. Ainsi sa rectitude qui n’est pas rigidité nous permet-elle de profiter de la résurgence du ternaire via les triolets transformant le 4/4 en 12/8. La manière dont la pianiste l’aborde crée une unité, une continuité, une passerelle entre les différents développements d’une même inspiration qui, à force

  • de modulations,
  • de changements de couleur et
  • de mutations de rythmes,

pourrait passer pour rhapsodique. À l’évidence, pour la pianiste, un lien profond unit ces différentes variations de nuit. La fluidité des doubles croches de la coda en Ré bémol abonde dans ce sens : la nuit vient, la nuit est là, place au silence.
Une belle fin de disque sur laquelle nous pouvons nous appuyer pour saluer un travail captivant, au terme duquel Hélène Rusquet semble nous lancer, aussi énigmatique que Vénus Khoury-Ghata : “Assis sur la pierre du récit, tu comptes les poussières dispersées par l’obscurité.” (Les Mots étaient des loups. Poésies choisies, Gallimard, “Poésie” [2016], 2019, p. 226) Entre nocturnes et marines, telles sont peut-être tout à la fois

  • la poésie,
  • la magie et
  • l’utilité si précieuse

de ces musiques, voire de la musique : nous aider à compter les poussières dispersées par l’obscurité, donc nous inciter à nous demander pourquoi nous le faisons – en d’autres termes, pourquoi nous vivons. Et, surtout, surtout et re-surtout derrière, ne pas nous laisser croire qu’il existe une réponse voire, pire, une bonne réponse.


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