Joaquín Sabina, « Hola y adiós », L’Olympia (Paris 9), 25 mai 2025 – 2/2

Joaquín Sabina dans le feu de l’action, le 25 mai 2025 à l’Olympia (Paris 9). Photo : Bertrand Ferrier (et toujours cette question : pourquoi interdire les appareils photo tout en autorisant les photophones ?).
C’est son dernier concert à Paris, et plus les chansons passent, plus les cœurs se serrent à cette idée, encore abstraite, déjà contristante ; et voilà le moment que choisit Joaquín Sabina pour claquer « Más de cien mentiras », extrait de Esta boca es mía (1994), dont les paroles sont une déflagration perpétuelle :
Nous avons des souvenirs, nous avons des amis
des trains, des rires, des bars (…)
plus de cent mensonges, plus de cent prétextes
pour ne pas se tailler les veines d’un seul coup d’un seul
plus de cent pupilles pour nous voir vivants
plus de cent mensonges qui valent la peine
La batterie, habilement lourde à défaut d’être jamais habile, fracasse les fûts comme l’émotion saisit les spectateurs sur ce mid-tempo. Selon une technique éprouvée par exemple par Jean-Jacques Goldman, la photo des musiciens jeunes et vivants aujourd’hui habille la présentation de chacun. Repos pour la vedette qui cède la scène d’abord à sa choriste pour la réponse à Esta boca es mía, avec cette certitude que « les chansons d’amour sont de plus en plus tristes » car « la bouche qui était mienne, à quelle bouche appartiendra-t-elle ? », ainsi qu’il chantait en 2002. Mara Barros fait son travail, tout en
- excès,
- surdramatisation, et
- vibrato excessif pour les tenues.
Le saxophoniste tricote sur son accordéon. On s’ennuie sec. Jaime Asúa, le guitariste remet l’église au milieu du village avec son interprétation impeccable de l’excellent « Pacto entre caballeros », extrait du mythique Hotel, dulce hotel de 1987. C’est
- punchy,
- tenu,
- efficace,
mais c’est une cover et on n’est pas venu voir ce que l’artiste a décidé n’être plus en état de chanter. Il revient, enfin, pour dessiner une ambiance à la Sade (la chanteuse en jeans, pas le bitomaniaque) que son saxophoniste amplifie, pour narrer ce petit matin où sa nana d’un soir se réveille avec lui et découvre que « nous n’étions plus hier, mais aujourd’hui » et se dépêche de disparaître « donde habita el olvido » (où habite l’oubli, chanson de 1999). Très francophile, « Peces de ciudad » (2002) avec ses « a lo garçon » et sa « gare d’Austerlitz » poursuit cette rhétorique de l’oublie, structurante chez Joaquín Sabina, se jetant dans l’aquarium des amours où les poissons des villes finissent par s’échouer sur les plages sans mer. On regrette la platitude de la ligne de basse et la rusticité de la batterie qui empêchent de goûter la musique – peut-être pour mieux faire écouter les paroles, peut-être parce que l’arrangement est vraiment raté.
Comme pour nous réconcilier avec cette partie de la chanson, l’artiste place alors « Una canción para la Magdalena » (1999), merveilleusement mise en musique par Pablo Milanés pour rendre hommage – selon une iconographie totalement fictive, mais Joaquín Sabina est aussi réel que fictif – à celle qui eut « un cœur si étoilé que même le fils d’un dieu la suivit » sans qu’elle le fît payer. La salle chante et chavire, puis la vedette se lance dans son cher hommage à Chavela Vargas, écrit et composé en une nuit pour l’intéressée. « Por el bulevar de los sueños rotos » (1994) évoque cette « blonde à la peau brune » et se demande « comment rire comme pleure Chavela ». Le public connaît son rôle et son texte, donc fond quand est sollicitée sa participation vocale ou palmaire.
Aussi essaye-t-on d’oublier l’intro – hélas classique chez Joaquín Sabina – offerte à la choriste pour « Sin embargo » (2006), sa copla à lui, le « en même temps » de l’amour. En gros :
- je t’adore surtout quand tu n’es pas là,
- je rêve de toi quand je dors avec une autre,
- quand je suis avec toi mes songes sont vampés par toutes les autres nénettes,
ambiguïté bien connue que les spectateurs acclament debout, dans l’espèce d’impatience et d’urgence de la fin qui approche. Malgré l’accordéon, cet instrument insupportable, on peut toujours espérer, malgré l’accordéon, « que toutes les nuits soient des nuits de noce et que toutes les lunes soient des lunes de miel » (« Noches de boda », 1999), chacun continuera de chercher dans la foule la figure aimée un instant, disparue pour toujours, sans que s’oublie le moment où les amoureux éphémères étaient « nus au crépuscule quand la lune nous a rejoints » (« Y nos dieron las diez », 1992). Fin érotique du set, donc fin provisoire.
Au retour, après qu’Antonio García de Diego, le claviériste, a filmé le public en transes, il se met à chanter « La canción más hermosa del mundo » (2002), un beau cadeau que lui fait son jefe, mais un moment insipide pour les fans. Quand, enfin, Joaquín Sabina réapparaît, il affirme, le menteur, qu’il n’y a pas « d’adieu prévu » (à sa décharge, « Tan joven y tan viejo » date de 1996), mais que « chaque nuit », il se réinvente, n’omet pas de s’en mettre derrière le cornet pour rester « si jeune et si vieux, comme un rolling stone ». Autrement dit, pas question de chercher la tiédeur, comme le revendique la chanson suivante, ne serait-ce que parce que « quand l’amour ne meurt pas, il tue, alors que les amours qui tuent ne meurent jamais » (« Contigo », 1996).
La dernière chanson sera l’énorme « Princesa » (1986), mixée jadis habilement avec la Barbie superstar dans la partie électrique du concert de Joaquín Sabina y Cía, mais qui ce soir rappelle que « désormais, c’est trop tard », le sourire a été remplacé par « une espèce de moue ». Ce passage a quelque chose d’autobiographique pour beaucoup de spectateurs : la joie souriante d’acclamer la vedette cède peu à peu au constat difficile à admettre qu’on ne l’entendra plus en vivo. Avec Fito Páez, l’artiste propose, via la bande-son de « La canción de los (buenos) borrachos » offerte pour les saluts, d’imaginer ce moment où « quand nous t’oublions, nous pensons à toi » en disant « merci, merci, merci ». Dans les moments d’émotion aussi, il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous.