L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 9/24
Du cycle vaguement lamartinien que sont les Harmonies poétiques et religieuses de Franz Liszt, deux extraits gravés en 1980 sont proposés pour clore le disque Liszt de Sylvie Carbonel réédité par Skarbo dans le cadre d’un florilège de la pianiste.
La “Bénédiction de Dieu dans la solitude” s’inspire de vers s’étonnant de la paix qui habite l’artiste jadis bouillonnant, laquelle ne serait rien d’autre qu’une grâce divine. Cette pièce d’ampleur est généralement interprétée en 18′ avec des exceptions passionnantes comme celle proposée par Cyprien Katsaris en moins d’un quart d’heure. L’œuvre s’ouvre sur un double clapotement moderato en Fa # qui ne doit point distraire l’attention du thème énoncé au ténor (c’est Franz qui l’écrit). Fidèle à son art, Sylvie Carbonel y déploie
- netteté de la mélodie,
- clarté de la polyphonie,
- mélange juste de régularité et de souplesse rythmiques, et
- délicatesse de la virtuosité discrète.
Dans cette sobriété d’excellent aloi, on prend plaisir à parcourir les différents registres du piano et profiter
- des trouvailles harmoniques,
- des suspensions, ainsi que
- de la bulle musicale créée par la pédalisation jamais floue.
L’artiste maîtrise avec gourmandise
- les tensions – détentes,
- l’art de l’arpège délicat comme
- la joie du sforzendo et des contrastes
- (modulations,
- intensités,
- rythmes,
- couleurs).
L’andante ternaire en Ré est un temps tenté par le si mineur, oscillant entre la sérénité bien balancée et l’impossibilité de rester en place – dilemme évoqué par l’extrait poétique mentionné en exergue. Tentant de mixer balancement ternaire et sérénité liminaire, un mouvement “più sostenuto, quasi preludio” propose un mix’n’match en Si bémol. C’est
- soyeux sans être mignon,
- pensé sans être rigide,
- sensible sans être mièvre :
malgré les toux du public, qui rappellent qu’il s’agit d’une exécution en direct (ce que l’on ne devinait guère au cours de la Sonate en si), on boit du petit lait ! Le retour à la tonalité puis au tempo du début travaille au corps la complémentarité
- de registres (grave / aigu),
- de battues (binaire / ternaire) et
- d’attaques (arpèges / accords ou octaves plaqués).
Le métier inventif du compositeur rencontre le métier créatif de sa porte-voix.
- Aisance technique,
- subtilité musicale et
- conviction artistique
se mêlent dans la version de Sylvie Carbonel. La fausse fin qui précède la coda filant vers l’apaisement jouit à plein des
- suspensions,
- échos,
- frictions rythmiques (rigueur du bariolage contre changement de métrique et ritendi) et
- échelles de nuances entre piano et moins.
Une version non pas brillante – elle s’y refuse avec évidence, et c’est une option pertinente au vu du présent projet lisztien – mais
- cohérente,
- construite et, ce n’est pas rien,
- personnelle.
Septième Harmonie, les “Funérailles” s’ouvre par une “introduzione” siglée adagio et plongée dans les abysses. La marche harmonique du glas magnifie le travail sur
- la résonance,
- le groove associant solennité inébranlable et balancement des croches doublement pointées + triples (“le glas, disait Ricet Barrier, c’est le swing de l’enterrement”),
- les changements de nuances et
- la suspension dramatique que seul permet le silence – une astuce chère au compositeur.
L’énoncé du thème dans les graves est repris par des octaves aiguës que ponctue alors l’ultragrave. Sylvie Carbonel prend soin de ne pas tout habiller de crêpe noir dramatique – il y a assez de tensions variées dans la partition pour jouer des différentes expressions du chagrin sans écraser l’ensemble d’un pathos qui deviendrait contreproductif en matière de compassion :
- lyrisme “lagrimoso”,
- profusion sonore,
- précipitations et ralentis mentionnés par Franz Liszt himself,
- accords répétés,
- contrastes
- de registres,
- de tempi et
- d’intensité…
Le “dramatico” martial, dynamisé par l’association entre binaire pointé et ternaire motorique puis par le passage de La bémol en La, prélude à d’autres modulations, est accompagné par
- un séduisant sens du volume
- (crescendi,
- détentes,
- silences),
- un abattage qui n’hésite pas être puissant et
- une technique qui permet de faire musique en chaque circonstance, coda comprise.
Une interprétation
- d’une grande hauteur de vue,
- d’une admirable efficacité et
- d’une singulière manière qui fond la fougue séduisante d’un grand Liszt dans le jeu très propre qu’affectionne l’artiste.
Quelle chance, il nous reste encore sept disques à parcourir dans ce florilège de Sylvie Carbonel !
Pour retrouver les critiques précédentes du coffret
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 1
Dix-sept pièces de Modeste Moussorgsky – 2
Les Tableaux d’une exposition de Modeste Moussorgsky
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 1
Dix pièces pittoresques d’Emmanuel Chabrier – 2
Le Cahier de musique de Jacques Desbrière
Franz Liszt – Totentanz
Franz Liszt – Sonate en si mineur
À suivre !