Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 3

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Eugène Boudin, “Plage” (1870). Photo : Rozenn Douerin.

 

Après

observons le pastel comme médium de la suggestivité en cela que sa spécificité dans la représentation des sujets consiste pour partie à ne pas représenter ce qu’il représente. Eugène Boudin le suggère précisément dans “Plage” par une double orientation.
D’une part, ce pastel sur papier témoigne d’une poétique quasi impressionniste consistant à considérer le sujet (des gens sur une plage) comme l’élément d’un ensemble. L’homme est à peu près au centre du tableau mais il n’est qu’au centre du tableau. Alentour, la plage et le ciel constituent l’essentiel du sujet. Le sujet humain n’est qu’un objet planté dans le sujet plus vaste du décor, de la nature, de l’infini cosmique. Le titre court en dit long : il dit “Plage”, non “Promeneurs sur la plage”. La plage est le lieu où trois éléments – la terre, l’eau et l’air du ciel – se rencontrent et cherchent leur ligne de démarcation. Ce décentrage du regard inscrit les silhouettes dans un ensemble plus vaste, qui dépasse l’individu, non pas dans une perspective transcendantale mais dans une logique d’interconnexion. Ce que nous ressentons, éprouvons, vivons ne dépend pas que de nous. Nous sommes inscrits dans une époque, un lieu, des éléments qui nous imprègnent, nous impressionnent, et qui nous habitent autant que nous les habitons.
D’autre part, “Plage” procède d’une épure de la silhouette qui institue le regard comme co-constructeur du tableau. C’est au regard de traduire tel magma noir en silhouette mâle, tel trait blanc en ombrelle surmontant une dame, tel fouillis obscur en présence de plusieurs personnes. Le trait de Boudin tient serrée la contradiction entre l’énigmaticité du trait et l’évidence du sens. Par

  • la dynamique du pastel posé sur le papier,
  • la mise en scène d’un espace où la polychromie se fait narration (la géographie n’étant rien d’autre qu’une météorologie de l’âme),
  • l’architecture d’un tableau où l’humain n’est qu’une esquisse entre ciel et terre,

l’artiste profite de la scène de genre (on sait de quoi ça parle) et de la spécificité du pastel pour revenir à la substance de son art, qui pourrait bien être moins

  • de représenter que de suggérer,
  • de montrer que de donner à voir, et
  • d’imiter que d’inventer au sens de découvrir et révéler.

 

Edgar Degas, “Danseuses” (1885), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

De même, Edgar Degas libère ses danseuses de leurs traits de visage comme si leur fonction sociale les rendait sinon interchangeables du moins non identifiables en tant qu’individus. Ce qui les personnalise, c’est

  • la couleur donc la lumière,
  • la posture,
  • le mouvement et
  • la position dans le groupe.

Représenter une danseuse en tant que danseuse conduit à suggérer le corps plus que la personne, peut-être parce que, dans un ballet, les danseuses ne forment qu’un seul corps. En tant que médium de la suggestivité, le pastel

  • évite la redondance,
  • incite à l’épure,
  • concentre la représentation sur
    • le plus important,
    • l’indispensable ou, les trois éléments se pouvant cumuler,
    • ce qui inspire particulièrement l’artiste.

Se joue ici une sorte de mise à l’os de l’évocation artistique, séparée de la graisse qui l’alourdirait. On retrouve cette stratégie de liposuccion ou d’équarrissage, allez savoir, dans la “Danseuse assise : penchée en avant, elle se masse le pied gauche” (1883), où la danseuse n’a pas non plus de visage identifiable car elle est penchée. La précision

  • du corps,
  • de l’action en cours et même
  • de la chevelure très ordonnée

contraste sciemment avec l’arrière-plan et le sol, strié par des zigouigouis énergiques de plusieurs couleurs. En renonçant à créer un fond riche ou à croquer un parquet impeccable, Edgar Degas concentre le regard sur ce qu’il a voulu représenter et que le long titre exprime sans barguigner.

 

Maurice Denis, “Nu, femme assise, de dos” (1891). Photo : Rozenn Douerin.

 

Le souhait de privilégier la suggestivité sur le détail peut avoir une fonction esthétique mais aussi une fonction pratique. Ainsi, les experts expliquent l’imprécision de certains contours dans le “Nu” de Maurice Denis par le fait qu’il s’agit d’une esquisse préalable à la réalisation d’une peinture. Reste qu’opère aussi dans ce pastel le charme de l’union entre précision et suggestion. Ce que tâche de croquer l’artiste, ce n’est ni la peau, ni le corps, ni quelque érotisme que ce soit : c’est la nudité. Et le pastel travaille précisément ce dépouillement. L’épure, ici, renverse la logique qui cantonnait le pastel au portrait : nous voici au contraire du portrait. Le sujet est de dos. On ne voit pas son visage. Pour tout costume, l’inverse du costume : le corps.
On aurait donc mauvaise grâce d’opposer le pratique à l’esthétique. La suggestivité du pastel s’empare ni plus ni moins de la suggestivité du corps féminin… au point que celle-ci peut être celée. Avec “Camille Redon brodant”, Odilon Redon en donne une bonne illustration par le titre. Les spécialistes, ça existe, estiment que la dame ne brode pas. Ils pensent que le portrait ne date pas de 1880, date donnée en tout bien tout honneur par Odilon Redon (après tout, Victor Hugo réinventait bien les dates de ses poèmes avant publication…). En revanche, ils notent l’opposition entre la noirceur des cheveux et de la vêture de la dame, d’une part, et, d’autre part, l’irradiant orange qui suggère une chaleur sans doute moins chaste que celle que voudrait évoquer  l’image d’une bonne épouse, yeux baissés, toute à son ouvrage. Bien sûr, cela ne nous regarde pas, puisque c’est nous qui regardons. Toutefois, la marge est fine entre suggestivité et fantasme, et c’est sans doute heureux que le pastel titille cette frontière de pacotille !

 

Odilon Redon, “Camille Redon brodant” (officiellement 1880), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…