Pastels, de Millet à Redon – Musée d’Orsay – 30 juin 2023 – 4

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Eugène Loup, “Mélancolie” (ca. 1901), détail. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après

il est temps de présenter le pastel comme une terre de contrastes. Pour cela, une série de portraits rassemblés dans l’exposition du musée d’Orsay est particulièrement profitable. En effet, prétendre sans nuance, comme nous l’avons un peu seriné, que l’intérêt des pastels au dix-neuvième siècle est surtout que l’outil s’est échappé du portrait auquel il avait longtemps été rivé, c’est oublier un peu vite que les portraits au pastel constituent une large partie de la production ; c’est surtout proposer une vision de la modernité binaire donc fausse. La modernité, qui n’est pas forcément un gage de qualité mais peut pimenter le plaisir du regard ou de la découverte, apparaît peut-être encore plus dans les portraits. Ainsi, dans La Mélancolie, Eugène Loup, spécialiste des intérieurs déprimants, crée moins un portrait – bien que le visage du modèle soit représenté avec habileté et rigueur – qu’une impression.
Le titre l’indique : le sujet du tableau, c’est cette mélancolie que laissent parfois sourdre les passantes (inutile folie) plus que la fixation d’un visage et d’une posture. L’inexpressivité expressive de la moue et la perfection trop parfaite de la coiffure dialoguent avec la raideur corsetée du vêtement et le violent écrasement du spectre chromatique. Le modèle semble comme aspiré dans des tons éteints qui ont contaminé l’ensemble du tableau. Les couleurs fanées écrasent la jeune femme sur la fatalité de sa condition. Elle se fond littéralement dans le décor. Il n’y a point de révolte, ici, et c’est le plus tragique, plutôt le saisissement d’un fatum domestique, d’une impossibilité de secouer sa condition, son rôle social, son destin écrit à l’avance.
Ne réécrivons pas l’Histoire : Eugène Loup ne milite pas pour la libération de la femme, il croque une déprime qui dépasse de loin la condition du beau sexe. Il croque une déprime qui nous touche car elle fait écho à la vie de celui qui regarde et est regardé.  Il croque une déprime qui a l’élégance modeste de ne pas être une dépression, de ne pas déranger, d’être intégrée au flux de l’existence. Pas de vagues, pas de remous, du mou tout au plus, un coup que l’on va encaisser et qui va passer.
Un portrait, La Mélancolie ? Une histoire, plutôt, dans la mesure où le modèle n’est portraituré ni à des fins mémorielles, ni à des fins purement esthétiques, ni à des fins simplement et pas si simplement que ça virtuoses : le visage fait narration parce qu’il peine à surnager dans le creuset du décor et du vêtement, chaque contemplateur demeurant libre d’interpréter à sa guise ce tableau à la fois énigmatique et sans ambiguïté.

 

Daniel de Monfreid, “Portrait de sa fille Agnès à trois ans” (1902). Photo : Rozenn Douerin.

 

Le pastel paraît donc être une terre de contrastes, dans la mesure où les codes d’antan (pastel = portrait) sont mis en lumière par le déplacement du geste artistique. Certes, le pastel fricote toujours avec le genre du portrait, mais il en déjoue pour partie les codes, les enjeux, la substance. La question n’est plus de savoir si le portrait est ressemblant ou, comme tel tableau de Turner loué par le professeur Rollin, “très bien peint”, elle devient une question plus profonde : pourquoi un portrait ? que dit-il ? que nous dit-il ? Au-delà de l’émotion esthétique, quelle est l’interrogation qu’il porte pour nous transporter ?
En ce sens, grâce au portrait, le pastel devient consubstantiellement interrogation. Ça, c’est une révolution. Jusqu’à présent, le portrait était au contraire le lieu de l’affirmation, de la posture, d’une certaine préséance. Les pastélistes présentés dans l’exposition du musée d’Orsay explorent cette veine de façon multiple. Ainsi du Portrait de sa fille Agnès à trois ans de Daniel de Monfreid. Contrairement à ce que l’on pourrait supputer en comparant son vêtement avec les habits en cour aujourd’hui, Agnès de Monfreid ne pose pas en costume d’apparat : elle porte son vêtement ordinaire. Elle n’est pas dans un décor luxueux : son père crée un fond contrasté qui pourrait bien traduire la rêvasserie un brin ennuyée dans laquelle la gamine est plongée. Elle pose dans un instant suspendu, trop long, entre deux jeux avec sa poupée.
Après l’impression de mélancolie saisie par Eugène Loup, c’est cette imminence de la lisière que saisit Daniel de Monfreid. C’est cette urgence de l’art luttant contre l’impatience de l’enfant. C’est ce moment de bascule entre la vraie vie d’une gamine et sa transformation en œuvre d’art. Ce n’est donc ni une glorification de sa progéniture par le peintre, ni une valorisation de son statut social par descendante interposée. En creusant la veine du trait plutôt que de l’à-plat de la peinture, Daniel de Monfreid saisit le regard du visiteur par cette représentation d’une suspension, dans laquelle il n’est pas interdit, manquerait plus qu’ça, de lire une autre image du destin : l’enfance est-elle pas parfois l’âge des choix, des possibles, des premiers impossibles aussi, suscitant chez certains la nostalgie d’une époque d’insouciance où beaucoup, souvent, s’aurait pu mieux nouer, “on l’apprend plus tard” eût stipulé le barde philosophe Jean-Jacques Goldman ?

 

Mary Cassatt, “Mère et enfant sur fond vert” (1897). Photo : Rozenn Douerin.

 

Terre de contrastes, le pastel le serait dès lors à double titre. D’une part, les contrastes seraient internes, opposant l’ombre des codes passés à leur réinvestissement par les artistes sévissant au tournant du vingtième siècle. D’autre part, les contrastes seraient externes, immédiatement perceptibles par celui qui regarde. Ainsi, Auguste Renoir se délecte des effets de lumière, de frictions entre les couleurs, donc de volumes dans son Portrait de jeune fille brune assise, les mains croisées où il joue du pastel avec gourmandise, travaillant les traits, orientant le regard, associant les striures à une apparence d’unité. Ainsi aussi de Mary Cassatt dont Mère et enfant sur fond vert (titre apocryphe) est un modèle du genre. De fait, il contraste

  • les techniques (approximations dynamiques des silhouettes versus précision des visages),
  • les couleurs (bleu paisible et rouge rageur) et
  • les énergies (visages tendres et zigouigouis furibonds).

La construction du tableau oppose une partie supérieure résolument classique à une partie inférieure privilégiant la suggestivité à l’effet de réel. Pour autant, elle ne concentre pas le regard sur les visages mais oblige celui qui regarde à vibrer de l’apparente contradiction comme si l’aspect paisible des deux personnages, la femme et le bébé, masquaient bourgeoisement les tourments intérieurs que jeunes et vieux humains connaissent… mais rarement sur les portraits d’enfant.
Dans cette perspective, si le pastel est une terre de contrastes, ce n’est pas seulement parce que des œuvres jouent, comme moult autres, sur l’art de contraster. Plus sûrement, il semble que cet outil artistique puisse être ontologiquement un outil contrasté. Déjà parce qu’il contraste avec la peinture (l’exposition présente la Femme accoudée à une table de Paul-César Helleu, qui rend hommage à sa femme en version pastel alors que John Singer Sargent l’avait croquée à l’huile peu avant). Ensuite parce qu’il contraste avec des us ancestraux et de nouvelles perspectives. Enfin parce qu’il porte en lui la complémentarité entre une richesse pigmentaire puissante et une vocation au mouvement, à l’impromptu, à l’énergique qui étincelle avec la générosité de la couleur travaillée. L’exploration de cette incompatibilité apparente contribue éminemment à l’intérêt de la collection rassemblée au musée d’Orsay.

 

Paul-César Helleu, “Femme accoudée à une table” (1889). Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre…