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Pierre Réach au Dôme de Villiers (Paris 17), le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Pierre Réach est un artiste grave. Sérieux. Résolu. On ne le voit guère sourire pendant un récital. Il ne minaude pas devant ses fans quand il sort de sa loge. Il n’est pas là pour jouer le génie transcendé par la musique ou, lumières éteintes, le commercial assurant le service après-vente. Il est. Compact, concentré, pénétré de sa mission artistique.
Cette attitude n’est pas une posture. Elle caractérise son travail

  • de musicien,
  • d’interprète et
  • d’enseignant.

Elle s’ancre

  • dans les profondeurs de son identité,
  • dans sa substantifique moelle,
  • dans une conscience douloureuse qu’il évoquait lors de notre grand entretien, à la mi-2022 :

 

Ce qui se passe actuellement [en Ukraine] est un enfer, et cela me touche triplement :

  • en tant qu’homme,
  • en tant que musicien et
  • en tant que juif.

Deux membres de ma famille sont morts à Auschwitz, et une sœur de mon grand-père a péri dans le camp de concentration de Theresienstadt. Je suis allé en Israël à Yad Vashem, l’institut international pour la mémoire de la Shoah. J’ai trouvé le nom des miens dans l’ordinateur qui contient le nom de tous les israélites massacrés par les nazis. Si vous ajoutez à cela le fait que j’ai une grand-mère arménienne, j’aime autant vous dire que, pour nous, « génocide » n’est pas un mot dénué d’émotions ou de sens.

 

Cette judéité de cœur et de corps, sinon de pratique, résonne évidemment avec force quand l’homme se prépare à jouer à l’Espace culturel et universitaire juif d’Europe (ECUJE), ce 8 novembre 2023, alors que les assassinats d’Israéliens par les séides du Hamas et la réponse sanglante de l’État hébreu habitent les esprits. L’ECUJE a même récemment fait installer un sas ultrasécurisé à l’entrée de son local, en dépit de ses réticences devant une mesure contraire à l’esprit d’ouverture que revendiquent ses responsables. La consternation, le choc, l’inquiétude pour les otages, la tristesse devant tant de morts notamment d’innocents et la peur, entretenue par des souffleurs de braise et des médias salivant devant la montée de haines tenant ou du réflexe inepte ou de la soumission aux injonctions communautarisantes ont déjà des conséquences physiques, concrètes, donc mentales sur

  • la construction des individus,
  • les relations entre les concitoyens,
  • la cristallisation des identités collectives et
  • le questionnement de la transcendance, artistique, philosophique ou religieuse (qu’est-ce qui nous dépasse et peut nous réunir, au-delà des différences, non pas dans une même réponse mais dans un même élan ?).

Par conséquent, aller, le 8 novembre 2023, écouter deux artistes juifs dans un centre juif n’est évidemment pas neutre. Pour un goy, ce n’est ni un acte de soumission à l’actualité émotionnelle, ni une posture politique reconnaissant à Israël le droit de tyranniser ou de massacrer une population entière. En revanche, c’est banalement venir saluer des gens que certains détestent, c’est refuser la phobie polymorphe du juif, et c’est surtout penser que la guerre ne dissout pas la musique – peut-être même, toutes proportions gardées, la rend-elle plus urgente, plus précieuse, plus résonante. Le nombre important de spectateurs venant pour la première fois à l’ECUJE témoigne de cette volonté ne pas laisser

  • le politique l’emporter sur l’artistique,
  • la peur diffuse ou précise sur le désir de beau, et
  • la désespérance suscitée par l’indécrottable connerie humaine sur la liberté qu’il nous reste d’être, le temps d’un concert, un rien aérien.

À titre personnel, ce soir-là, je viens avant tout pour écouter Pierre Réach et Lisa Kerob jouer un programme impressionnant. Le contexte colore le projet sans en modifier l’essence.

 

À l’ECUJE (Paris 10), le 8 novembre 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

L’affaire s’engage donc, le sas passé, au sous-sol du centre, dans manière de salle des fêtes. L’ensemble est “éclairé à la bougie” comme le veut la mode tant dans le business de la musique savante que dans d’autres commerces musicaux – on a ainsi vu, toute honte bue, toute, Youth Lagoon, groupe de “pop chimérique”, se produire dans la nef de l’église Saint-Eustache lors d’un concert

 

éclairé par quatre-vingts bougies, créant une ambiance mystique et intimiste (Franck Colombani, in : Le Monde, 9 novembre 2023, p. 27).

 

L’aspect amusant de la chose est un rien gênant pour deux raisons. D’une part, par prudence, sans doute, les bougies sont fausses. Ce n’est pas un détail : c’est comme si on substituait au quart de queue employé ce soir-là un piano en plastique qui lui ressemblerait vaguement. Bah, après tout, ça reste un piano, un ersatz de piano mais un piano ! D’autre part, la pénombre rend criantes les autres lumières. Si les artistes ne peuvent se passer d’une lampe d’à-point, les spectateurs pourraient se passer des flashs ultrapuissants des portables, ou des lampes-torches permettant aux organisateurs de filmer au cellulaire des extraits du concert. Le mélomane aime d’autres formes d’éblouissement.
Au reste, passé l’accueil souriant, le spectateur doit affronter un long moment d’attente. Arrivé à 19 h 30 pour 20 h puisque placement libre, je ne me doutais pas que le concert ne commencerait (par un discours) qu’une heure plus tard. Une heure, dans ce genre de cas, c’est super long. Allons, faisons contre mauvaise fortune bon cœur et profitons de ce vide pour observer quelques scènes de vie…

  • Un monsieur imperturbable joue aux échecs sur son téléphone.
  • Une dame fait un scandale parce qu’elle n’est pas autorisée à s’asseoir aux tables dressées au premier rang puis, quand le placier lui explique que c’est réservé aux gens qui ont payé 50 €, elle s’exclame, choquée : “Cinquante euros ! Mais c’est toute une fortune !”
  • Derrière moi, un homme s’apprête à biser sa voisine, sauf que celle-ci a un mouvement de recul. “Tu m’reconnais ?” vérifie le zozo. “Bien sûr ! s’exclame la dame. Rappelle-moi ton prénom…”
  • Pour aider une vieille à commander son taxi à l’avance, le placier la rassure : “À 21 h 15, ce sera fini !” (Le concert s’achèvera vers 22 h.)
  • Un type lance à une nana : “J’ai failli venir te voir en concert l’autre jour, mais je n’ai pas pu.” Elle répond : “Ha, dommage, mais je rejoue jeudi prochain, ça te tente ?” Lui s’écrie : “Ha, super ! Tu peux m’avoir deux invitations ?”
  • On se montre les vidéos prises à la manifestation de soutien à Israël (“ça fait chaud au cœur !”) et on échange les dernières infos sur la marche contre l’antisémitisme du lendemain, dont le lieu de départ n’est alors pas super, super clair.
  • Des experts géopolitiques analysent la guerre avec une lucidité confondante : “Moi, je dis toujours que celui qui sème le vent récolte la tempête. Mais c’est un mal terrible pour un bien. J’ai toujours souhaité la mort des Arabes de Gaza. Je vais même vous choquer : je souhaite leur extermination.” Réponse de l’interlocutrice : “Me choquer ? Pourquoi ça devrait me choquer ?” Un sachant renchérit : “Cette vermine, et pas que le Hamas, ils sont partout. Sous les décombres, sous les carcasses de voiture. Ha, ils sont bien, dans leur ville souterraine !” La dame de révéler, déchirante : “Moi, quand j’ai vu tout ça, j’ai dû prendre rendez-vous avec mon médecin parce que je ne me sentais pas très bien.” Conclusion du géopolitologue exterminateur de vermine : “Comme je vous comprends, c’est terrible, terrible !”

Le plus pénible, dans ce prologue, est l’agaçante bande-son imposée aux spectateurs : une gymnopédie, le premier mouvement de la sonate au clair de lune, le quatrième prélude de Chopin, la lettre à Élise…

  • Un habillage sonore gênant,
  • une concaténation de classiques favoris grotesque,
  • une machine à fabriquer de l’agacement qui ravale provisoirement le projet de concert au rang de promenade dans un ascenseur :

espérons pour les gourmands que la suite de la saison de concerts classiques se libèrera de tels oripeaux plus nuisibles qu’inutiles. Enfin, enfin, le silence se fait. Un discours très mesuré d’une huile de l’Espace précède un temps de silence en mémoire des morts israéliens et gazaouis. Puis les artistes traversent la salle pour gagner la scène, et la fête peut commencer.

 

À suivre…


Retrouver Pierre Réach sur son site : c’est ici.
Sur ce blog, retrouver la critique du premier volume de son intégrale Beethoven, c’est .
Pour le second volume, c’est , et .
Et pour l’intégrale du grand entretien, c’est .