Pierre Réach joue 9 sonates de Beethoven (Anima) – 3/3

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Premier double disque
Premier disque
Deuxième disque

 

Pierre Réach au Dôme de Villiers (Paris 17), le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Trois sonates au programme du dernier disque (à ce jour) de l’intégrale Beethoven entamée par Pierre Réach – et, en premier lieu, la Douzième, op. 26 (1801), incluant une “Marche funèbre sur la mort d’un héros” en guise de troisième mouvement.
Pourtant, l’affaire se présente allègrement sous la forme d’un Andante con variazioni engagé posément par l’interprète, attentif

  • aux appogiatures,
  • aux notes pointées,
  • aux ornements et
  • aux contrastes de toucher qui éclairent ou déséclairent.

La première variation, entre grave et médium respire à la même sérénité qu’électrise parfois un soupçon d’urgence. (Non, ça ne veut pas dire grand-chose, mais j’ai l’impression que cette chronique a décidé d’être aussi poétique qu’une chanson d’Alain Bashung, et je sens qu’il serait vain de lutter. Par avance, bon courage à nous tous.) La deuxième variation confiée à la main gauche pétule à souhait en se gardant d’être univoque, et c’est gaillard que l’on débaroule dans la troisième variation claquée dans la tonalité perverse par excellence : la bémol mineur, avec tellement de bémols à l’armature qu’on ne sait même plus où les accrocher. Pierre Réach y creuse un chromatisme plus tendu que sombre grâce au travail rythmique ici à l’œuvre (accents, contretemps, attaques toniques).
La quatrième variation staccate et sforzendise avec justesse, sous-entendant que l’aspect plus souriant du mode majeur de retour n’exclut pas les imprécations dont la vie manque rarement d’agonir les vivants. La cinquième variation tournoie en 9/16 mais, là encore, la simplicité liminaire est vite contredite par

  • l’accélération (on passe des doubles croches aux triples),
  • les cahots (on passe de 9/16 à 12/32 avant de revenir à 6/16),
  • les contretemps et
  • les notes pointées.

L’art du pianiste consiste à rendre l’ambiguïté de cette variation en particulier et du mouvement en général. L’ambiguïté, ce n’est pas l’opposition frontale entre sourire et grise mine ; c’est l’interpénétration des sentiments dont les mutations parfois imprévisibles animent cette musique. Témoigner de l’agitation tout en gardant le cap est le projet qui fait le prix de cette interprétation.

 

 

Le Scherzo allegro molto garde l’esprit ternaire et la tonalité de La bémol. Avec légèreté mais non insouciance, le musicien pose sa patte en suspendant çà le discours pour irriter l’impatience et faire exploser les guirlandes de notes, en juxtaposant là le flux des notes et la pulsation des accents sur les temps supposés faibles. Le trio consubstantiel au concept de scherzo associe lui aussi, en Ré bémol cependant, un balancement paisible et des signes de tension évidents (sforzendi et crescendi) qui préparent le retour de la partie A où les contrastes pullulent… et dont Pierre Réach souligne l’ambivalence en choisissant de faire sonner les si bémol et do du dernier accord au détriment du la bémol qui aurait laissé croire à une résolution parfaite des tensions.
La “Marcia funebre sulla morte d’un Eroe” s’annonce “maestoso andante” dans la tonalité de la bémol mineur dont on a déjà dit combien elle ne sert à rien, sinon à froisser ceux qui n’aiment pas spécialement les bémols ou alors un peu comme la harissa, sans abuser. Pierre Réach aborde le mouvement sans excès de dramatisation car, là encore, ambiguïté il y a : cette marche funèbre est moins une déploration qu’un panégyrique ampoulé lequel, alléluia, ne demande qu’à exploser. La partie centrale, en majeur, traduit l’émotion derrière la convention. La font palpiter

  • bariolages,
  • répétitions,
  • fortissimi et sforzendi versus piani subito.

Le retour du thème liminaire rabat le couvercle du cercueil avec la solennité exigée et la tierce picarde qui va bien, mais Pierre Réach et Étienne Collard, son preneur de son ont la bonne idée de ne pas hésiter à faire grincer cette pompe funèbre (4’23, 4’30, par ex.) comme ils n’hésitaient pas à laisser voleter telle une tourne de page entre deux variations parce que, même soignée, la musique reste vivante, boudu.

 

 

Un Allegro binaire et en mode majeur ne sera pas de trop pour éviter de plomber les mélomanes ayant facilement tendance à la dépression – les mélomanes, donc. C’est bien connu, après une cérémonie d’obsèques, les participants n’ont qu’une envie : du gros rouge, du saucisson et des blagues nulles. Tel n’est pourtant pas du tout le propos de Beethoven et de son porte-voix. Les notes ruissellent avec une légèreté qui le dispute au frétillement. Pierre Réach y déploie un sens du groove fringant porté par

  • une époustouflante indépendance des mains,
  • une aisance gourmande dans les piani
  • ainsi qu’un éventail généreux de nuances et de touchers.

C’est fringant comme un cowboy, entraînant comme une manif, sapé comme jamais jusque dans la coda exécutée sans amphigourisme. Parfait pour inciter le curieux à se lancer dans la vingt-troisième sonate op. 57, composée quatre ans plus tard en fa mineur, comme un écho aux quatre bémols tout juste abandonnés, et surnommée post mortem “Appasionnata”. Le monument s’ouvre sur un Allegro assai. Le prélude est

  • nimbé de mystère,
  • bousculé de contrastes,
  • traversé d’explosions, et
  • animé de changements de logique
    • (binaire / ternaire,
    • mélodique / percussif,
    • retenu / digital, etc.).

Janus du clavier, Pierre Réach s’amuse des changements soudains ou progressifs de modes, de caractères, de registres et d’atmosphères jusqu’à nous mettre devant l’évidence : le prélude n’est pas un prélude, c’est plutôt un blob qui, à la manière d’une improvisation, se nourrit

  • d’un motif,
  • de récurrences,
  • d’imaginaires,
  • de lubies soudaines et
  • de virtuosité

dévorant le clavier pour en recracher un monde captivant dont l’interprète dessine, avec un mélange de poésie familière et de netteté pleine de mâle assurance, les contours chaotiques jusqu’à la coda aussi joliment troussée que ce qui la précédait était captivant.

 

 

L’Andante con moto en Ré bémol prolonge la veine contradictoire en faisant cohabiter solennité d’accords tenus, d’une part, divers rythmes pointés d’autre part. Le musicien peint d’abord au couteau puis dégaine de fins pinceaux pour faire pleuvoir une pluie douce de doubles croches derrière laquelle la main gauche esquisse des silhouettes imprécises. Une troisième partie accélère le rythme des gouttelettes en faisant couler de droite à gauche (et vice et versa) une giboulée de triples croches. La coda revient à la structure qui ouvrait le mouvement et ouvre la voie au redoutable Allegro ma non troppo final.
Les mains se croisent pendant que la main droite égrène son chapelet avant de solliciter sa consœur pour la remplacer. Pierre Réach démontre si besoin était qu’il sait comme peu associer

  • la fluidité et l’énergie,
  • la tonicité et la délicatesse,
  • la rutilance d’une mécanique de précision et les élans inspirés d’une vie qui se musique (et s’entend dans les nuances comme dans la réalité des ongles sollicitant l’ivoire dans la folie de l’emballement, par ex. à partir de 4’45),
  • la finesse du trait et la sculpture des masses sonores,
  • le sens du détail et la vue d’ensemble,

dont l’association, seule, permet, par-delà le brio d’une performance technique à la hauteur du projet beethovéien, de donner une cohérence, un souffle et une puissance à cette hénaurmité. Autant dire que, bien que d’ordinaire, l’on peste contre les reprises, l’on se goberge de l’énorme répétition exigée par la partition : une fois n’eût pas suffi pour se goberger d’emportements et de chromatismes. La coda, presto, rebondit puis se déploie avec l’urgence ad hoc, concluant une interprétation remarquable de conviction, d’envie et de concentration.

 

 

Malicieusement, l’artiste décide de placer à la fin de son dernier disque la vingt-quatrième sonate op. 78 dite “À Thérèse”. Après le monstre de 25′, l’œuvre aux deux mouvements et aux huit minutes, composée en 1809, paraît ainsi offrir un encore au mélomane étourdi par ce qu’il vient de se prendre en pleines esgourdes. Pour répondre aux sept bémols, peut-être, voici une pièce en Fa dièse donc avec six accidents. On imagine que le compositeur aurait pu faire pis s’il avait été plus en forme, mais six, parfois, c’est plus vicieux que sept : sept, tu te dis, bon, tout est dièse, y a un côté systématique, vicelard mais franc ; six, là, oui, ça commence à mériter l’appellation de perversion – mais baste, laissons de côté les notes pour revenir à la musique.
Après quatre mesures d’adagio cantabile dont la délicatesse tranche avec la virulence bouclant l’Appasionata, s’engage l’allegro ma non troppo. Pierre Réach réserve assez de contrastes, d’allant et d’explosions pour éviter la joliesse et privilégier la légèreté complexe d’un mouvement tiraillé entre

  • simplicité et fragmentation,
  • binaire et ternaire,
  • éclaboussures glissantes de notes et geysers quasi solides d’accords.

Le toucher du pianiste fait son miel de la seconde partie du mouvement :

  • éclat du détaché,
  • fermeté des sforzendi,
  • précision millimétrée du legato

saisissent l’auditeur et le charment à la fois. L’allegro vivace à deux temps sautille avec une liberté pas super fréquente chez Ludwig. Pierre Réach nuance et galbe

  • rythmes pointés,
  • deux en deux,
  • cavalcades,
  • sautes de registres et
  • traversées revigorantes du clavier.

C’est frais, joyeux, convaincant, à l’image d’un triple disque présenté comme un triple récital et dont on espère, c’est le jeu, la suite afin de reconstituer, tôt ou tard, le puzzle beethovénien.


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