
En quatrième de couverture du disque, il y a une citation de Pierre Réach, où celui qui s’apprête à graver la dernière partie de sonintégrale des sonates de Ludwig van Beethoven se dit « tellement heureux et ému de la reparution de ces deux sonates aussi touchantes que diaboliques » dont ses jeunes doigts arpentaient et descendaient sans cesses les récifs escarpés ; et il y a une photo détourée, prise par Cristina Balcells, où le musicien, col roulé noir sans un faux pli, fixe l’objectif, presque impassible, un léger sourire amusé au coin des lèvres. Le contraste avec la joie et l’émotion annoncées est farouche, qui dit puissamment la capacité d’intériorisation du musicien. Chez lui, la joie n’est pas
- paillettes et cotillons,
- turlututus et fesses à claque,
- kazou de fortune et rires fous.
Elle s’exprime dans la dignité mais n’en est pas moins aiguisée. Au contraire, ainsi concentrée, elle gagne en profondeur ce qu’elle perd en glousseries. Voilà un trait de caractère qui augure du meilleur pour cette réédition du disque Alkan gravé en à peine deux jours, au mois d’avril 1991, devant les micros d’Igor Kirkwood et sous la direction artistique de Jacques Meunier. Le premier monument à écouter ? Rien moins que la « Grande sonate » op. 33, dite « Les quatre âges » et qui démarre « Très vite », tellement vite que le récit commence in medias res, au deuxième temps d’une mesure en comportant trois.
Si l’on est rigoureux, notons qu’une telle figure de style n’est pas tout à fait une anacrouse, puisque les quatre croches liminaires ne lancent pas le motif : elles en sont partie prenante. Cette curiosité est une astucieuse manière d’évoquer en musique
- l’urgence,
- la précipitation,
- la bousculade, même,
car au tempo rapide s’ajoute l’agitation presque bancale d’une friction entre deux mesures différentes, dont l’une déborde sur l’autre et réciproquement (un deux-en-deux sur deux de la main gauche enjambe la barre de mesure). Pourtant, quand on a écouté ce motif, on n’a encore rien ouï de la trépidation à venir, exprimée notamment par
- des arrêts à la fois brefs et prolongés par la pédale,
- des accords capables de vociférer,
- des lignes qui se renversent en étantt çà montantes, là descendantes,
- des registres couvrant un très large spectre d’intensité…
La musique ne devient pas frénétique : elle l’est d’emblée.
- Tonicité des staccati et des réflexes bondissants de la main gauche,
- tonalité et modalité tournoyantes (le si mineur s’impose contre le Ré majeur, plus solaire, mais ne néglige pas le cahot inattendu du Si bémol, l’exploration « timide » du Si, etc.), et
- variété des couleurs
- (nuances,
- attaques,
- phrasés)
sont ici proposées
- avec une frontalité revigorante,
- sans calcul apparent,
- comme un vingtenaire est censé prendre des risques pour se sentir vivant.
La force de Pierre Réach est peut-être de fondre les deux caractéristiques de ce mouvement (virtuosité et caractère programmatique scandé par les didascalies qui rythment la partition) dans son exigence de musicalité. Sous ses doigts, les « Vingt ans » ne ressortissent plus de la musique « à programme » mais de la musique. L’aisance technique et la hauteur de vue
- donnent du souffle au projet,
- permettent d’en exprimer l’énergie et
- suggèrent une perspective plus artistique que seulement narrative.
Trois fois plus long que ce premier éclair, « Trente ans » est
- sous-titré « Quasi Faust »,
- indiqué « Assez vite » et
- suggéré à jouer « sataniquement ».
En ré dièse mineur (six dièses à l’armature, ce qui devrait être rigoureusement proscrit par une quelconque convention de Genève), le mouvement hésite entre plusieurs options :
- un 4/4 façon marche funèbre,
- le surgissement de vingt quatre doubles croches à la mesure,
- le grondement sournois, et
- la vivacité diabolique de triolets électriques.
Du coup, il prend tout et envoie l’auditeur dans un grand huit émotionnel. Les idées musicales fusent, faisant de ces atermoiements le moteur de la diégèse.
- Folie des arpèges en triples croches,
- crépitement de la bataille d’accords entre dextre et senestre, mais aussi
- modulation préparant l’arrivée du diable dans un Si majeur triple forte
crépitent et rutilent « avec feu ». Pourtant,
- contretemps,
- trilles graves et
- suspension de la marche
se dissipent soudain « avec candeur dans une mélodie simplement accompagnée d’un bariolage léger. Un crescendo de triolets déchire cette sérénité « avec passion »si bien que, quand la tension semble refluer, en demeurent les stigmates :
- octaves de la fougue,
- friction du binaire contre le ternaire, et
- accélération fatale.
Pierre Réach excelle dans l’art de faire résonner ces diastoles et sistoles, battant tambour ici pour mieux caresser le son là. S’insère alors une deuxième partie en Ut, vite colonisée par le fa mineur avant que d’autres tonalités ne submergent ce qui semblait évident.
- Rugosité du chromatisme,
- renouvellement de l’inspiration passant d’un esprit lisztien à une harmonisation chopinienne,
- usage gourmand des caractéristiques propres à chaque registre
préparent sans le préparer le retour à la tonalité liminaire tout en conservant la rythmique qui associe 4/4 et 12/8 et qui laisse entendre, par instants, les rugissements du diable. Par le recours à des leitmotivs
- mélodiques,
- rythmiques ou
- harmoniques,
Charles-Valentin Alkan conclut la deuxième partie du mouvement par une synthèse brillamment pensée, prolongée par une série d’arpèges où les décibels refluent en s’envolant vers les aigus. À la mesure 231 apparaît alors le sujet d’un fugato grave. La richesse des interpénétrations polyphoniques rend peu à peu la partition presque illisible, au point que le compositeur propose une version « facilitée » sans doute moins pour ne pas décourager l’interprète (s’il est arrivé jusqu’ici, il peut se fader le passage) que pour rendre sa pensée plus nettement saisissable. Ce passage étonnant ouvre la voie au Seigneur, salué par une fanfare pouët-pouëtant « le plus fort possible ».
- Contraste des atmosphères,
- tuilage des nuances et
- étagement habile des voix même quand ça explose de partout
caractérisent l’exécution de Pierre Réach,
- moins pointilleuse que minutieuse,
- moins précieuse qu’habitée, et
- moins littérale qu’explosive, ce qui n’est pas rien.
Le pianiste transforme
- le virtuose en énergisant,
- la douceur en récit et
- ses marteaux en un orchestre comme enfermé organistiquement dans une boîte expressive.
Sous ses doigts, la partition
- étincelle,
- émeut,
- transporte.
Il nous reste deux mouvements à découvrir pour en rendre compte dans une prochaine notule. Leurs sous-titres sont déjà des promesse : « Un heureux ménage » et « Prométhée enchaîné ». À suivre !
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