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Yves Henry ou presque le 10 mai 2023, à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Depuis quelque cent cinquante ans, c’est l’un des répertoires les plus courus par les pianistes et leurs auditeurs. Les valses de Chopin s’offrent une nouvelle cure revitalisante sous les doigts et dans les mots d’Yves Henry à travers

  • une double intégrale du corpus, que l’on peut
    • acquérir par ex. ici voire
    • écouter gracieusement par ex. , et
  • un entretien-fleuve dont les premiers épisodes sont à retrouver
    • ici (les valses, un succès historique),
    • (les valses, un succès actuel),
    • re- (les valses un succès intégral),
    • re-re- (les valses, un succès vivant) et
    • re-re-re- (les valses, un succès pour le piano ancien) ; et
    • re-re-re-re- (les valses, un succès adapté aux deux pianos).

 

Épisode 7
Il suffira d’un signe (parfois)

 

L’intérêt de cette double intégrale est de jouer à la fois sur le plaisir d’écoute et sur la pédagogie. Sur votre site, vous proposez cinq valses en comparaison (donc comme vous ne voulez pas qu’on les écoute) ; sur votre livret, vous présentez chaque œuvre et, pour chaque valse, comment vous avez travaillé la pièce sur piano moderne et sur piano ancien. Comment équilibrez-vous votre projet artistique et cette envie d’aider vos auditeurs à mieux écouter ?
Hum, je ne sais pas comment expliquer cela, mais essayons ! Quand j’ai commencé la musique, j’avais quatre ans. À onze ans, j’étais au conservatoire. À douze ans, je jouais un concerto de Beethoven. Je ne dis pas cela pour fanfaronner, évidemment, mais pour expliquer que j’ai été propulsé assez vite sur les scènes. Pour la petite histoire, quand j’étais au conservatoire de la rue de Madrid, dans la classe de Pierre Sancan, j’ai joué à Pleyel le final du Premier concerto de Beethoven. Plus tard, il me demande si ça m’intéresserait de jouer encore avec orchestre ; comme mes yeux brillent, il me demande si j’aimerais rejouer le Premier de Beethoven ; et comme je suis sur le point d’exploser de joie, il précise : « Attends parce que, cette fois, il faudrait interpréter le concerto en entier ! » Je réponds : « Bien sûr ! » même si je ne connaissais que le finale. Puis il ajoute : « Ça te dirait de jouer à la Philharmonie de Berlin ? Oui ? Bon, il y a un problème, c’est que tu joues dans quinze jours. » Un problème ? Quel problème ? Quinze jours après, j’ai donc joué le Premier de Beethoven en entier.

 

 

 

« Un spectateur doit être plus qu’un consommateur »

 

Aujourd’hui, en faisant preuve de pédagogie dans vos récitals ou vos disques, vous souhaitez partager avec vos auditeurs ce que vous avez accumulé comme savoir à la fois dans les temps fulgurants et bousculés de vos études et sur le temps heureusement plus long de votre carrière…
Ce n’est pas seulement du savoir que j’essaye de partager : c’est aussi du mystère. Dans la musique, il y a une grande part de mystère qu’il ne faut pas négliger. Par exemple, monter le Premier de Beethoven en quinze jours et le jouer à la Philharmonie de Berlin, c’est un mystère. De même, beaucoup de ce qui nous éblouit dans la musique reste mystérieux. Seulement, une partie de ce mystère est explicable. Il ne s’agit pas de donner de grands cours de musicologie aux spectateurs. En revanche, je suis convaincu qu’il faut les intéresser et les rendre partie prenante du mystère. Je veux expliquer une partie du mystère pour rendre encore plus savoureux le mystère qui n’aura pas été dissipé. Présenter une œuvre, c’est permettre à chacun de ne pas se contenter de consommer la musique.

Il m’arrive d’aborder ce débat avec d’autres pianistes qui sous-titrent leur récital en parlant à leur public. Ce marche-pied vers une compréhension plus fine de la musique est-il pas aussi une manière de ne pas faire confiance à la musique (qui ne se suffirait pas à elle-même) ou au spectateur (qui est bien gentil de venir au concert mais n’a pas le niveau pour kiffer la vibe) ?
Ah, non ! Tenez, je vais vous prendre un exemple œnologique que j’utilise souvent car ma belle-famille est dans le vin. Il y a trente-cinq ans, j’ai créé le festival qui s’appelle « De Bach à Bacchus » à Meursault – il existe toujours et ma fille fait du vin là-bas. J’explique toujours qu’on peut ne pas connaître le vin et, soudain, tomber en extase lors d’une dégustation. C’est pareil en musique. Parfois, on entend un truc, on aime, et on ne connaît pas pour autant. Moi, j’essaye de profiter de ce moment favorable qu’est le concert pour piquer la curiosité des spectateurs, pour essayer de la développer et de donner envie de découvrir.

Cependant, comme en magie, la compréhension ne garantit pas que le plaisir du spectateur sera accru.
Peut-être mais, si je me sens de le faire, avec des mots et des idées choisis, c’est que je crois que le jeu vaut de prendre ce risque !

Est-ce un éloge du making of (puisque vous partagez quelques secrets de fabrication) ou un souci de renouveler votre public ?
C’est plutôt une façon de prendre en compte l’évolution du public. En musique, les gens ne sont plus tellement des amateurs en tant que tels. Longtemps, les spectateurs étaient capables de jouer de la musique eux-mêmes. Aujourd’hui, ils sont plus en situation de consommateurs. Je tâche de les inciter à entrer dans une démarche de plus grande curiosité en leur donnant quelques clefs afin d’aiguiser leurs oreilles. Par exemple, je joue très souvent avec deux pianos sur scène : un moderne, un ancien. Grâce à ce stratagème, les spectateurs repartent en ayant perçu des spécificités et des différences.

 

 

 

« Les jeunes pianistes s’emparent du piano ancien »

 

Cette politique « grand public », toutes proportions gardées, ne risque-t-elle pas de froisser le « petit public », celui qui sait ou croit savoir et veut préserver l’exclusivité de son savoir voire de sa capacité à avoir des préférences (« j’aime pas le piano ancien, ça sonne comme une casserole » versus « Chopin sur piano moderne, c’est une hérésie ») ?
En musique comme ailleurs, il y a toujours des chapelles et leurs petites cohortes de fidèles qui pensent que la musique doit être limitée à des diktats rigoureux et sclérosants – les leurs.

Vous n’êtes pas réputé pour votre absence de rigueur…
En effet, je suis le premier à dire qu’il faut être rigoureux, évidemment ! Un interprète doit se fonder sur des bases valables, vérifiées, étayées. Néanmoins, en tant qu’interprète, sans jamais renier cette exigence fondamentale, je dois adopter une démarche un p’tit peu plus généraliste. Il ne faut pas grand-chose, vous savez. Un signe, parfois, ça suffit. C’est grâce à ces petits gestes envers le grand public que nous ferons rayonner l’instrument.

Dès lors, constatez-vous un regain d’intérêt pour le piano ancien ?
Oui, le piano ancien se développe de façon très nette. Cette année a lieu la deuxième édition du concours Chopin sur instruments d’époque à Varsovie. En 2015, j’étais au jury pour les présélections du concours sur instruments modernes. À la fin des épreuves, dans un entretien, on m’a demandé : « D’après vous, quelle évolution serait bénéfique au concours ? » J’en ai profité pour militer en faveur d’une épreuve voire d’un concours sur piano d’époque. Je ne devais pas être le seul à y penser puisque ça s’est rapidement réalisé.

Comment expliquer que se développe le piano ancien, par-delà l’effet de mode ?
Vous croyez qu’il y a un effet de mode ? Je crois plutôt qu’une nouvelle génération d’interprètes est en train de s’emparer de ce type d’instrument. Il intéresse beaucoup les jeunes pianistes. Au CNSM de Paris, de nombreux étudiants sautent sur les possibilités qu’on leur offre de travailler sur ce type de piano. Petit à petit, cette appétence contribue à élargir certaines chapelles et à élargir le cercle du public.

 

 

 

« Aujourd’hui, Chopin est incontournable »

 

Vous n’avez jamais été encerclé par des petits ou grands cercles. Comment expliquez-vous que vous ayez enjambé si facilement les clôtures ?
« Si facilement », c’est vous qui le dites ! Cependant, il est vrai que je suis un peu spécial parce que je ne m’intéresse au piano d’époque que par rapport à Chopin. Pour l’instant, seuls les pianos Pleyel me captivent. Je suis incapable de jouer les pianofortes viennois de l’époque de Beethoven ou de Schubert ou, pire encore, de Mozart !

Pour celui qui maîtrise piano ancien (au moins certains d’entre eux) et piano moderne, quelle est la difficulté ?
Le temps. Les pianos Pleyel, je les pratique depuis vingt-cinq ans. L’expérience m’a aidé à progresser doucement en investiguant beaucoup par moi-même. De temps en temps, je pose les mains sur les œuvres d’autres facteurs comme Streicher, qui est assez fascinant aussi. Pour autant, Streicher ne s’adapte pas si bien à Chopin que Pleyel. C’est là où l’on se rend compte qu’il y a une véritable cohérence entre ce que Chopin a noté et la façon dont cela sonne. En jouant sur Streicher comme sur Pleyel, je n’obtiens pas du tout le même résultat.

D’où la question qui se pose : pourquoi avez-vous aussi opté pour le piano moderne ? Et la sous-question que personne ne posera : est-ce parce que c’est plus impressionnant et plus conforme aux esgourdes d’aujourd’hui ? D’ailleurs, dans votre livret, vous l’écrivez : « Si je m’étais écouté, je n’aurais fait que Pleyel »…
Pour les valses, oui, cela aurait pu se justifier. Mais le piano moderne, c’est celui sur lequel on joue. C’est celui qui est partout. Il faut qu’on l’utilise car il a sa raison d’être. Il permet quand même de jouer tous les répertoires ! Donc je ne considère pas que l’un est meilleur que l’autre. En revanche, le piano ancien est le témoin d’une époque. Il a été utilisé pour composer les valses. Par conséquent, il donne des clefs. Le piano moderne, lui, permet de reproduire ce que l’on a pu comprendre. Jouer le même répertoire sur les deux types d’instrument, c’est concilier le meilleur des deux mondes.

L’enseignant que vous êtes constate-t-il que le discours que vous portez sur la complémentarité des deux factures paraît naturel ou incongru, voire mensonger selon la vieille mythologie qui veut que « ceux qui ont leur prix en pianoforte, c’est parce qu’ils n’avaient pas le niveau pour le piano moderne » ?
Oh, effectivement, ce genre de dichotomie ressortit du passé. Aujourd’hui, de jeunes étudiants sont capables de jouer formidablement bien sur piano moderne et voient dans le piano ancien une manière de compléter leur culture instrumentale. Cette connaissance nouvelle, à la fois intellectuelle et concrète, mécanique mais aussi sensorielle, les aide à ouvrir leurs oreilles, élargir leur champ de vision et renouveler par la pratique musicale – et non seulement par une étude musicologique théorique – leur approche de certaines œuvres. Et ce n’est pas inutile car, dans le monde musical contemporain des concours, Chopin est un incontournable, que ce soit par ses études, l’une de ses grandes sonates ou ses concerti.

 

 

 

« La musique, c’est vivant »

 

Ce nonobstant, la plupart du temps, il s’agit de l’interpréter sur des pianos modernes.
Mais justement ! Comme ces œuvres universelles et ultrapratiquées sont en général interprétées sur piano moderne, cela entraîne parfois, dans l’inconscient collectif, l’exigence d’un excès de virtuosité extravertie de l’interprète. Connaître le piano ancien permet de limiter le risque qui existe de mettre en valeur exclusivement la part des compositions dont Chopin était le moins friand : le brillant.

Vous sous-entendez que, quand on joue Chopin, on ne joue pas Liszt.
Il ne faut pas réduire l’un ou l’autre à sa caricature, mais il y a de ça. Au reste, les deux hommes se connaissaient très, très bien. Mieux : ils s’appréciaient – en tout cas au début. Ils ont fini par se brouiller quand Liszt a fait une blague à Chopin en faisant éteindre la lumière dans un salon et en imitant son confrère à la perfection. Et il y avait cette tendance de Liszt à jouer les œuvres de Chopin – notamment les études, où Chopin reconnaissait que Liszt était le seul interprète capable de rendre ce que lui y avait mis – en y ajoutant souvent quelques notes personnelles, ce qui rendait Chopin fou de rage.

Ce que vous semblez souligner, c’est la capacité de miroitement des œuvres de Chopin, qui scintillent différemment selon l’instrument et méritent donc d’être ouïes par le prisme des deux types de piano…
Écoutez, la musique, c’est vivant. On ne va pas s’enferme dans une seule manière d’interpréter. Chopin ne jouait jamais deux fois identiquement la même pièce. Donc quelqu’un qui joue Chopin sans se soucier de facture pianistique, sur le principe, pourquoi pas ? En revanche, je pense que s’y intéresser un minimum, quitte à proposer une autre interprétation après avoir compris ce que les Pleyel nous disent du son et de l’esprit que Chopin pouvait avoir envisagé, ça ne me paraît pas idiot.

Est-ce à dire que la pratique des pianos Pleyel donne de la chair au squelette que serait la partition ?
La musique, c’est une partition qui s’incarne. Quand on est devant une partition, on ne peut pas ne pas se demander comment elle a été écrite, c’est-à-dire qu’est-ce que le compositeur avait dans l’oreille en noircissant ses portées. Nous disposons d’un certain nombre de témoignages sur ce point. L’un, en particulier, de George Sand, révèle que Chopin s’enfermait dans sa chambre, à Nohant. C’était le début d’un calvaire permanent qui durait toute la journée car, d’après elle, il essayait de retrouver au piano ce qu’il avait imaginé en une seconde, autrement dit ce qu’il avait improvisé. À l’en croire, l’écriture passait par la répétition interminable d’idées qu’il avait eues pour revenir à la formulation liminaire. Je crois qu’elle se leurrait pour partie. Il est plus probable que Chopin cherchait comment arriver à noter au plus proche de ce qu’il voulait à partir du piano qu’il avait. Il travaillait à l’oreille et n’arrêtait pas de reprendre, de changer, non pour retrouver la musique elle-même mais pour fixer à destination des générations futures le type de son, d’esprit et d’interprétation qu’il voulait.

 

 

 

« Ravel, il faut que ce soit un peu dissonant »

 

Ne touche-t-on pas là une apparente contradiction dans votre propos ? D’un côté, vous posez qu’il existe une interprétation inscrite dans la partition que l’on peut retrouver en respectant scrupuleusement toutes les annotations inscrites par Chopin ; de l’autre, vous proposez une double intégrale suggérant qu’il n’y a pas qu’une interprétation musicalement informée possible…
Mais il n’y a pas qu’une interprétation possible des valses de Chopin, je n’ai jamais dit ça, au contraire ! Et le public n’est pas fou : il sait très bien qu’il peut aimer différentes interprétations d’une même œuvre, qu’elles soient fixées par le disque ou entendues en récital.

Il n’en demeure pas moins qu’il est rare qu’un pianiste propose deux intégrales simultanément du même œuvre.
Si vous l’interprétez comme une mise en acte de ma conviction – assez banale, en somme – qu’il n’existe pas une seule interprétation valable, vous n’avez pas tort. Je me souviens d’avoir entendu la dernière sonate de Schubert par Aldo Ciccolini à la salle Pleyel en 1978 ou 1979. Je l’ai réentendu à Nohant en 2014. C’était son avant-dernier récital. Il a joué la même sonate, mais ce n’était pas le même homme qui jouait. Il n’avait plus rien à prouver. Il jouait à l’endroit où il rêvait de jouer. Le magnifique de Pleyel n’avait rien à voir avec le magnifique de Nohant. Celui de Nohant était magistral. Ce n’était carrément plus humain. J’ai vécu une révélation un peu similaire avec feu Vlado Perlemuter.

Il n’a pas été votre maître, je crois…
Non, je n’ai jamais travaillé avec lui, mais je l’avais invité dans un festival, en Bourgogne. Il m’avait invité en retour à lui jouer quelque chose. J’avais choisi « Alborada del gracioso » de Maurice Ravel, je crois, et la barcarolle de Chopin. Après ma prestation, il s’était mis au piano et m’avait glissé, avec son zozotement caractéristique : « Vous êtes très, très muzizien, mais ze vais vous montrer quelque chose… » Il devait avoir 82 ans, à l’époque, et il m’a expliqué : « La barcarolle de Sopin, ça fait soixante-dix ans que z’la zoue, et z’y trouve touzours des soses nouvelles ! » Et c’est logique car, avec l’âge, on découvre en effet dans Chopin des subtilités que l’on n’avait pas vues, aussi minutieusement a-t-on étudié les partitions auparavant.

Que vous a révélé Vlado Perlemuter sur Ravel ?
Ha, quand il m’a parlé d’« Alborada », il s’est penché vers moi et m’a glissé : « Ravel m’a dit… » Bon, là, déjà, ça fait réfléchir ! Après, il s’est mis à jouer, et il avait un son qui n’avait rien à voir avec les debussysmes que l’on entend parfois. La netteté des contours valorisait les dissonances. Il m’a expliqué que Ravel jouait ainsi précisément pour que les dissonances ressortent. C’est un éclairage essentiel car, parfois, on entend Debussy chez Ravel. On valorise l’harmonie, l’élégance, la beauté esthétique. Ravel, non, il faut que ce soit un peu dissonant. On le sait grâce à des témoignages de première main comme celui de Perlemuter. Eh bien, c’est comme ça que j’ai pensé cette double intégrale : comme une proposition historiquement, musicalement et humainement informée, non pas au service d’une chapelle mais au service d’un compositeur et de son œuvre.

 

 

 

À suivre !