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Jean Dubois, PIC (Ivry-sur-Seine), 17 octobre 2025 – 1/2

Jean Dubois au PIC (Ivry-sur-Seine), le 17 octobre 2025. Photo : Rozenn Douerin.

Après sa phase gling-gling (pas bling-bling : gling-gling) et glang-glang, avec ou sans « accompagneurs » comme il les nommait mais ponctuĂ©e d’albums aussi rares que captivants et de prestations piquantes, Jean Dubois a entamĂ© une phase ploum-ploum et zinzin, rythmĂ©e par des concerts oĂą l’Ă©vidence de la chanson percutante se mĂ©tisse d’une profonde recherche artistique. MĂŞme s’il revendique « ne plus avoir envie de chanter », il

  • travaille,
  • malaxe et
  • sculpte

avec une obstination fĂ©conde la tension entre fredonnerie façon Rive gauche et moments instrumentaux. C’est d’ailleurs par un mĂ©lange des deux qu’il s’Ă©lance, costume cravate, dans un remix de « Rendez-vous Ă  Izmir », chanson dont il a gommĂ© de longue date les paroles initiales en imaginant, un jour donc sans doute jamais, en Ă©crire d’autres qui lui conviendraient mieux (on trouve trace de la première version ici). Piano en pogne et harmonica en gueule, il claque ensuite la première mazurka de la soirĂ©e, articulant de façon classique et cependant très duboisienne les modes majeur et mineur.
Conscient qu’au PIC, on attend malgrĂ© tout d’un chanteur qu’il chante, l’artiste prend la parole en murmurant : « Bon, puisqu’il semblerait que je doiv’ m’exprimer… / Hum hum, est-c’ que ça passe dans le microphone ? » Derrière la boutade propulsant la première chanson complète du spectacle, se niche voire se love une triple interrogation sincère et perpĂ©tuelle que chĂ©rit Jean Dubois :

  • qu’est-ce que je parviens Ă  dire aux autres
    • en chantant,
    • en jouant ou, simplement,
    • en Ă©changeant avec eux ?
  • qu’est-ce que j’ai envie
    • de dire,
    • de sous-entendre,
    • de taire ? et
  • qu’est-ce que l’autre peut entendre de mon galimatias polymorphe,
    • Ă©vident pour moi,
    • potentiellement plus nĂ©buleux pour l’autre voire, pire qu’incomprĂ©hensible,
    • source, au sens propre, de graves malentendus ?

VoilĂ  l’une des forces du parolier : mĂ©nager

  • de la profondeur sous l’apparente superficialitĂ©,
  • de l’intime dans l’humoristique,
  • du grave dans la lĂ©gèretĂ©.

En associant

  • texte,
  • mĂ©lodie,
  • harmonie et
  • interprĂ©tation,

l’homme veut croire que, « si tout n’est pas parlĂ©, y a des gestes qui disent » d’oĂą, peut-ĂŞtre, son goĂ»t pour les danses, au premier rang desquelles la mazurka, inclination autobiographique mais aussi source d’inspiration artistique, Ă  supposer que les deux soient toujours aisĂ©es Ă  distinguer. Au fond, interroge le saltimbanque,

  • que donne-t-on vraiment quand on « se donne » en spectacle ?
  • qui regarde qui ?
  • qui amuse qui ?
  • qu’est-ce qui se joue dans cet Ă©change pas si silencieux que ça – surtout dans manière de cabaret – entre scène et salle ?

Prise dans ce questionnement, la chanson de Jean Dubois implique souvent un interlocuteur dans sa ronde,

  • qu’il Ă©crive une lettre Ă  une mystĂ©rieuse anonyme ou Ă  des correspondants familiers inquiets de n’avoir plus de ses nouvelles Ă©pistolaires,
  • qu’il s’adresse aux spectateurs ou Ă  un cercle d’amis en les incitant Ă  se monĂ©tiser encore davantage, ou
  • qu’il espère Ă  la brune, comme dans la chanson suivante, particulièrement poignante, « que tout le monde va bien ».

Le guitariste est alors absorbé par le pianiste, mieux : par le musicien. Sur le quart de queue de la maison, il crée un accompagnement

  • atmosphĂ©rique d’abord,
  • impressionniste ensuite pour Ă©voquer ce « couple occupĂ© Ă  compter les feuilles » (oĂą les aficionados voient le prolongement des fiancĂ©s qui, dans « Les rues sont Ă  tout l’monde », comptent « les cadeaux qu’on va leur offrir »),
  • dynamique enfin.

Ce n’est pas seulement maĂ®trisĂ© : mieux, c’est senti et malin. Toujours Ă  la recherche de la bonne voie – qui ne doit pas ĂŞtre unique – pour dire et se dire, Jean Dubois propulse sa carcasse au centre de la scène pour y dire « un poème de saison ». En l’espèce, le locavore a dĂ©nichĂ© « Automne malade », extrait d’Alcools et rĂ©cit d’une double dĂ©solation : comme nous, l’automne va mourir ; et c’est beau. Point d’amollissement nunuche pour autant ! AussitĂ´t après avoir constatĂ© que, feuilles qu’on foule, train qui roule, « la vie s’Ă©coule », le clown tĂ©nĂ©breux, armĂ© de son harmonica, dĂ©cide de nous initier Ă  la mazurka. Nous en retenons la leçon suivante : « Pour danser, l’important, c’est quand ça ne touche pas terre. » Peut-ĂŞtre pour la vie aussi ? L’artiste le suggère en chantant « La mazurka », un Ă©loge ternaire

  • Ă  la drague dansante,
  • Ă  l’ironie chorĂ©graphiĂ©e, et
  • Ă  la prise de conscience lĂ©gère de ce qu’est la vie : ĂŞtre, avec l’autre, sur un mĂŞme plancher.

Celui qui se revendique « plutĂ´t pianeux que pianiste » et annonce vouloir jouer « du piano diatonique mais, comme ça n’existe pas, je vais jouer du piano dans l’esprit diatonique » claque « Dupe d’une jupe » oĂą il remet

  • les pendules Ă  l’heure,
  • l’Ă©glise au milieu du village et
  • les choses au clair :

le textile n’est pas sa passion. Non, lui, quand il se passionne pour un vĂŞtement, c’est qu’il y a quelqu’un dedans. Comme quoi, mĂŞme dans son monde, l’artiste est des nĂ´tres, et peut-ĂŞtre rĂ©ciproquement. (Non, ça ne veut rien dire mais, sur le moment, j’avais l’impression que si, alors je tente.) Ă€ suivre !

Festival Érard, salle Érard, 12 octobre 2025 – 2/2

Saskia Lethiec à la salle Érard (Paris 2), le 10 octobre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

Officiellement, la première partie du concert final du festival Érard 2025 devait comporter trois Ĺ“uvres plus ou moins lisztiennes. Après la « Marche des pèlerins » d’Hector Berlioz rĂ©duite par Franz Liszt pour alto et piano, nous avons ouĂŻ l’ambitieux Tristia, une transcription de Franz par Liszt. Prenant la parole Ă  la place de Laurent LĂ©vy, l’impatientant « prĂ©sentateur », la harpiste Françoise de Maubus annonce qu’elle donnera un bis avant mĂŞme de jouer Le Rossignol, une pièce de Franz Liszt transcrite par Henriette ReniĂ©. Au nouveau programme, donc, une « petite pièce » d’Henriette ReniĂ© qui « ouvre sur un jardin ». La harpe se dĂ©plie alors,

  • un temps liquide,
  • parfois enflammĂ©e,
  • toujours aĂ©rienne.

Françoise de Maubus propose une interprétation nourrie

  • de nuances,
  • de variations de caractère et
  • d’une technique souveraine (ça n’est jamais inutile, avec cet Ă©trange instrument).

L’arrangement du « Rossignol » de Franz Liszt prolonge ce petit plaisir en laissant la musicienne exprimer

  • la lĂ©gèretĂ© de sa virtuositĂ©,
  • son sens Ă©prouvĂ© de l’agogique juste, ainsi que
  • son talent pour caractĂ©riser clairement les diffĂ©rents segments en jouant sur
    • les attaques,
    • les nuances,
    • la rĂ©sonance et
    • les respirations.

La dernière partie du quintette pour piano et quatuor Ă  cordes de Jean Cras est hĂ©las prĂ©cĂ©dĂ©e d’un blabla superfĂ©tatoire autour de Paul ValĂ©ry et non pas du cimetière marin mais, cette fois, de la plage. Aucun rapport avec la suite, mais toujours ce besoin assez sordide d’ennuyer les mĂ©lomanes avec des mots dont il eĂ»t Ă©tĂ© plus malin de faire l’Ă©conomie. Le concert ayant commencĂ© avec un bon retard et le « prĂ©sentateur » ayant pris plus que sa place en cette fin d’après-midi, je sais que je ne pourrai assister qu’au premier des quatre mouvements, la messe du dimanche soir n’Ă©tant pas du genre Ă  attendre l’organiste sollicitĂ© pour l’accompagner. Dommage car, annoncĂ© « clair et joyeux » voire « assez animé », ce premier acte se rĂ©vèle fort plaisant :

  • tonicitĂ© des cordes (Saskia Lethiec et Takashi Hamano au violon, Marc Desmons Ă  l’alto, François Salque au violoncelle),
  • motorisme du piano (jouĂ© par un JĂ©rĂ´me Granjon Ă©tincelant),
  • variabilitĂ© des humeurs,

tout titille l’oreille. La musique est

  • habile Ă  dĂ©faut d’ĂŞtre piquante,
  • prenante Ă  dĂ©faut d’ĂŞtre poignante,
  • bien tournĂ©e Ă  dĂ©faut d’ĂŞtre saisissante.

Guère d’Ă©motion profonde, donc, mais un joyeux sentiment qui ressemble au plaisir d’Ă©couter une jolie pièce portĂ©e par une interprĂ©tation

  • techniquement impressionnante,
  • incarnĂ©e et
  • inspirĂ©e.

 

Dans le mĂ©tro, des gens chient. Au cours des concerts, certaines vieilles enlèvent leurs chaussures pour caresser le plancher. C’est plus facile Ă  nettoyer mais Ă  peine moins rĂ©pugnant. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Elle-même inspirée par

  • la lettre de Paul ValĂ©ry sur la plage,
  • sa sensation de bien-ĂŞtre et
  • l’idĂ©e que ce quintette a Ă©tĂ© Ă©crit par un marin,

une spectatrice ressent le besoin plus grossier que grotesque de se déchausser pour se mieux délecter

  • du gros temps,
  • de la mer plane et
  • des vagues

qui, avec un peu d’imagination, caractĂ©risent tour Ă  tour le paysage sonore. L’heure et la minute sont alors venues pour nous de quitter ce festival 2025 avec l’espoir d’ĂŞtre encore de ce monde pour profiter de la cinquième Ă©dition qui aura lieu du 9 au 11 octobre 2026 !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et là.
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et là.

Fruits de la vigne – Domaine La terrasse d’Élise, « Le Pigeonnier » 2022

Photo : Bertrand Ferrier

 

Créé par Xavier Braujou en 1998, le domaine La Terrasse d’Élise s’Ă©tend sur une dizaine d’hectares languedociens et propose, dans sa gamme, un monocĂ©page rouge IGP du pays d’HĂ©rault Ă©tiquetĂ© comme Ă©tant « Le pigeonnier ». Nous avons goĂ»tĂ© le millĂ©sime 2022, trouvable par correspondance autour d’une vingtaine d’euros hors frais de port (si vous voyez une offre Ă  30 €, c’est une vaste blague) ou chez les cavistes intĂ©ressants type, Ă  Paris, Mes accords mets vins (ce post n’est pas sponsorisĂ©). Sa robe est joliment complexe Ă  cerner.

  • La teinte dominante est la cerise confite.
  • NĂ©anmoins, sa densitĂ© est variable (on est plus ou moins du cĂ´tĂ© obscur de la cerise).
  • Le rĂ©sultat intriguera les amateurs prĂ©fĂ©rant
    • le mystère aux Ă©vidences,
    • le profus Ă  l’univoque, et
    • le trouble aguicheur aux certitudes prĂ©visibles donc ennuyeuses comme un discours de cacique socialiste après une Ă©nième dĂ©faite Ă©lectorale dont il s’agira de tirer les leçons en refondant un grand geste d’espoir, car les Français ont besoin d’un cap rassembleur et constructif afin de bon, tout le monde dort, on peut passer Ă  la cuite ?

Le nez fait écho à la complexité visuelle. Sa richesse saute au cerveau. On y croise

  • un mĂ©lange de caramel et de cafĂ©,
  • des notes d’Ă©pices (notamment d’un poivre intense), peut-ĂŞtre mĂŞme 
  • des touches d’abricot.

Ce qui sĂ©duit est que cette complexitĂ© est moins fouyouyoute que l’on pourrait croire. Sans ĂŞtre organisĂ©e, elle dĂ©ploie un charme de rayonnage d’Ă©picerie de village

 

qui offraient sur leurs rayonsdu fil, des harengs, des poires,des cornichons, des histoires,des tue-mouches, des crayons,mĂŞme pas en rangs d’oignons,

 

comme chantait Anne Sylvestre dans « Tout s’mĂ©lange ». Chaque dĂ©gustateur semble invitĂ© Ă  y capter

  • des fragrances familières,
  • des flashs de souvenirs et
  • des histoires sans parole.

La bouche a l’Ă©lĂ©gance de la discrĂ©tion initiale, qui n’intimide pas et donne mĂŞme au breuvage titrant pourtant 14° une apparence de fraĂ®cheur. Rapidement, pourtant, elle rĂ©vèle

  • des perspectives,
  • une persistance remarquable et
  • une complexitĂ© qui fait Ă©cho Ă  ce que l’Ĺ“il et le nez ont dĂ©celĂ©.

S’il faut prĂ©ciser, alors parlons

  • d’un cassis très mĂ»r,
  • de vapeurs de cafĂ© et, en finale,
  • de ce que nous avons dĂ©fini comme un accent de banane, ce qui est stupide puisqu’il n’y a pas d’accent dans le mot « banane », mais bon, si ça se trouve, c’Ă©tait mieux de pas prĂ©ciser sauf que c’est trop tard.

Le breuvage est jetĂ© dans les bras d’une hampe de bĹ“uf grillĂ©e avec d’indispensables frites. Le couple que forme une viande dĂ©licieuse et un vin palpitant est tout Ă  fait croquignolesque. Le spectacle qu’ils donnent aux papilles associe

  • douceur confortable,
  • Ă©quilibre stimulant, et
  • une once d’amertume liquide qui renforce la sapiditĂ© du solide, ainsi qu’une dissonance pimenterait une sonate de Telemann pour flĂ»te Ă  bec alto et clavecin, si seulement dissonance il y avait.

La conclusion est que cette quille est sĂ©duisante car accessible mais rĂ©solument polysĂ©mique (et hop), au point d’Ă©voquer par sa complexitĂ© pudiquement celĂ©e « le secret dĂ©sir de la lune : mourir d’un coup de soleil » Ă©voquĂ© par Etel Adnan dans La Mer [1948] (in : Je suis un volcan criblĂ© de mĂ©tĂ©ores. PoĂ©sies 1947-1997, Gallimard, « PoĂ©sie », 2023, p. 54). Bref, bon et intrigant. What else?

Kirill Serebrennikov, « La Disparition de Josef Mengele »

L’affiche (dĂ©tail)

La marchandisation de la Shoah et des histoires de nazisme a permis aux exploiteurs d’un drame d’engranger des milliards de milliards de dollars, d’euros, de bitcoins, whatever. Le filon ne semble pas près de s’épuiser. Parmi les axes vendeurs, Josef Mengele est un bon client pour ceux qui transforment les cendres en business juteux. MĂŞme l’encyclopĂ©die officielle de la Shoah l’admet en ces termes choisis :

La terrible réputation [de Mengele] a fait de lui le sujet de nombreux best-sellers, films, et émissions télévisées.

Adaptant un roman qui profite de cette manne, Ă©crit par quelqu’un qui a choisi de gagner une belle somme grâce Ă  « un personnage abject, d’une mĂ©diocritĂ© abyssale » dont il criait le nom la nuit (sic), La Disparition de Josef Mengele version Kirill Serebrennikov tient en une phrase et une seule : c’est l’histoire d’un salaud qui va mourir. Pour justifier 2 h 15’ sur ce pitch, il faut donc jouer sur les deux critères.

  • Le premier est la rĂ©alitĂ© du personnage. Le salaud est un salaud, c’est un fait acquis, mais est-il aussi salaud que sa rĂ©putation de salaud laisse penser qu’il l’est ?
  • Le second critère est la mort Ă  venir, Ă©noncĂ©e dès le titre. Le rĂ©cit va avancer lentement vers la mort, tout en s’offrant
    • des analepses colorĂ©es diffĂ©remment et accompagnĂ©s par des motifs musicaux spĂ©cifiques,
    • des fragments de jeunesse surexposĂ©s ultrablanchissant le corps nu, forcĂ©ment nu, de Dana Herfuth, et
    • un obscurcissement conduisant vers le sombre de la nuit qui gagne quand l’heure fatale approche, sans omettre
    • la reconstitution d’une journĂ©e de travail Ă  Auschwitz, cĂ´tĂ© mĂ©decin chef.

Puisque l’Histoire et l’histoire sont Ă  peu près connues, bien que de nombreuses zones d’ombre demeurent sur la cavale de Josef, et puisque la morale sera forcĂ©ment sauve (le mĂ©chant que nous sommes appelĂ©s Ă  dĂ©tester pendant cent trente cinq minutes mourra, c’est promis), reste au cinĂ©aste Ă  jouer sur les ressorts paradoxaux de cette tragĂ©die oĂą, pour une fois, nous sommes invitĂ©s Ă  souhaiter la mort du hĂ©ros. Kirill Serebrenikov – il a bien raison – joue Ă  fond sur cette tension entre

  • identification Ă  un hĂ©ros prĂ©sentĂ© comme rĂ©pugnant donc volontĂ© qu’il s’en sorte, et
  • morale qui pousse le spectateur Ă  dĂ©sirer que ledit hĂ©ros pĂ©risse.

C’est ce que semble synthĂ©tiser la scène liminaire, oĂą Josef Mengele fuit ceux qu’il soupçonne de vouloir l’arrĂŞter ou le tuer. Enfin, scène liminaire… C’est plus compliquĂ©. D’abord, il y a la sĂ©rie infinie ou presque de la prĂ©sentation des identitĂ©s visuelles des coproducteurs. Contrairement Ă  toute attente, la salle des Cinq-Caumartin rigole, tant le running gag se prolonge. Puis on a droit Ă  la prĂ©sentation du squelette de Mengele devant des Ă©tudiants en mĂ©decine brĂ©siliens. Pas sĂ»r que cette scène grotesque d’humiliation ne desserve pas le propos en plaçant une vengeance de bas Ă©tage sur le mĂŞme plan qu’un crime rĂ©putĂ© hĂ©naurme.

 

 

Il n’en demeure pas moins que cet incipit prĂ©lude Ă  une utilisation du temps long qui contredit sciemment le pitch et renforce une malaisance très habile entre dĂ©sir que le type crève et doute Ă  mesure que l’on vit – pour quelques dizaines de minutes – avec ses chiens et lui. MalgrĂ© ce dispositif astucieux, Kirill Serebrenikov nous perd Ă  force de vouloir cocher toutes les cases de la biensĂ©ance, crĂ©neau sur lequel il campe (il

  • est hostile Ă  Poutine, comme tout Russe voulant continuer Ă  travailler Ă  l’Ă©tranger,
  • se mobilise pour les droits des homosexuels et, dĂ©sormais,
  • travaille Ă  la mĂ©moire de la Shoah,

le triplĂ© consensuel gagnant). MĂŞme si Josef Mengele est souvent nu, sans doute pour illustrer la dĂ©rĂ©liction de la chair jusque dans sa difficultĂ© Ă  bander (on retrouve ici les obsessions sexuelles du moins pĂ©nible que nuisible metteur en scène d’opĂ©ra croisĂ© ce tantĂ´t), les personnages posĂ©s devant sa camĂ©ra manquent de chair.

  • En Argentine, au Paraguay ou au BrĂ©sil, le nazi (jouĂ© par le mĂ©tamorphe August Diehl) est un vieil aigri qui passe son temps Ă 
    • pleurnicher,
    • Ă©ructer ou
    • dĂ©pecer des porcs ;
  • le fiston (Maximilian Meyer-Bertschneider) venu chercher des aveux passe son temps Ă  se frotter les yeux pour montrer son Ă©motion ;
  • comme toutes ses semblables, ainsi que chacun paraĂ®t devoir savoir, la BrĂ©silienne (Marina Horowicz) qui s’occupe du vieillard est prĂŞte Ă  le branler contre une promesse de mariage – celle-ci Ă©tant impossible, le geste restera infructueux, etc.

Il n’est pas jusqu’à l’esthétisation de l’image qui ne finisse par nous déranger. Porté par ces mutations confondant la caméra avec un Stabylo, le récit devient rapidement

  • confus,
  • rĂ©pĂ©titif,
  • ennuyeux.

Nul doute que les longueurs participent d’une volonté narrative épaississant le suspense (Mengele avouera-t-il à son fils ses crimes, ou se contentera-t-il de chanter les louanges aussitôt dénoncées, soyons prudent,

  • du nazisme,
  • du FĂĽhrer et
  • de la gĂ©nĂ©tique aryenne

quand il ne dénonce pas ses pairs, encore davantage plus pires que lui et pourtant point voués aux gémonies ?). Ce nonobstant,

  • l’itĂ©ration de scènes similaires,
  • la montĂ©e trop pataude de cliffhangers dĂ©cevants,
  • les cuts guère excitants, et
  • le mĂ©lange pas toujours convaincant des Ă©poques

nous semblent déployer une virtuosité cinématographique très contente d’elle-même mais bâtie sur le sable

  • d’un scĂ©nario filandreux,
  • d’un rythme Ă©tirĂ©, et
  • d’un refus total de donner de la profondeur et de la complexitĂ© aux personnages, quels qu’ils soient.

Dans ces conditions,

  • le propos Ă©tant conforme,
  • le dĂ©roulĂ© secouĂ© mais plat, et
  • les acteurs limitĂ©s par des rĂ´les caricaturaux,

on attend effectivement avec hâte la noyade de Josef Mengele en oubliant

  • l’intĂ©rĂŞt du malaise,
  • les trouvailles ponctuelles comme le mariage onirique oĂą le carnaval devient rĂ©alitĂ©, et
  • l’ambition esthĂ©tique du rĂ©alisateur,

donc en regrettant la concision d’un poète qui, préférant la suggestion à la lourdeur, écrivait :

J’explore du regard les fenĂŞtres des baraques,
les tours de guet, la chambre Ă  gaz.
Seul le paysage paisible, au loin,
se reflète noir dans les vitres,
et personne derrière.
(Rutger Kopland, « Songer Ă  partir », trad. Paul Gellings [1986] in : La Chimie de l’âme, Gallimard, « PoĂ©sie », 2025, p. 63)

Festival Érard, salle Érard, 12 octobre 2025 – 1/2

La salle Érard vue de la salle Érard (Paris 2), le 12 octobre 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

Le dernier concert du festival Érard, cuvĂ©e 2025, s’intitulait « De la Bretagne Ă  la Chine » et se prĂ©sentait comme un « voyage avec Jean Cras », le marin musicien. Bon, le sous-titre est clairement usurpĂ© ; disons qu’il tente de boucler symboliquement la manifestation en mettant la lumière sur un compositeur jouĂ© au cours de quatre des cinq concerts organisĂ©s ce week-end. Le rĂ©cital du dimanche après-midi se compose de deux parties :

  • trois pièces chambristes, variĂ©es mais toutes griffĂ©es Franz Liszt, d’une part ;
  • le quintette pour piano et quatuor Ă  cordes dudit Jean Cras, d’autre part.

HĂ©las, l’appĂ©tissant menu est grevĂ© par un apĂ©ritif peu excitant. En lieu et place de la chip la plus croustillante du paquet, nous avons droit Ă  un laĂŻus de Laurent LĂ©vy prĂ©sentant le voyage sous trois aspects :

  • gĂ©ographique,
  • littĂ©raire et
  • intĂ©rieur.

En soi, en dépit du côté

  • satisfait,
  • componctueux donc
  • hautement impatientant

du confĂ©rencier, le propos n’est pas stupide mais il aurait gagnĂ© Ă  ĂŞtre inclus dans le riche programme offert aux spectateurs. Au concert, je viens Ă©couter de la musique ; et, ceux qui surfent parfois sur les lignes de ce carnet de notules savent que la lecture imposĂ©e d’un livret m’escagasse au plus haut point. Heureusement, Delphine Armand finit par arriver au piano, accompagnĂ©e de Marc Desmons Ă  l’alto. Au programme : la rĂ©duction lisztienne de la « Marche des pèlerins chantant la prière du soir », extraite de Harold en Italie d’Hector Berlioz. L’agacement Ă©prouvĂ© se dissipe grâce Ă 

  • la prĂ©cision du clavier,
  • la chaleur de l’alto et
  • la nettetĂ© des unissons.

Les interprètes excellent à mêler

  • solennitĂ© du propos,
  • lyrisme de la ligne mĂ©lodique et
  • plaisir des rĂ©expositions du leitmotiv.

Impossible de rĂ©sister (et pourquoi essayer ?) Ă  l’art de nuancer que montrent les duettistes :

  • quels decrescendi subtils !
  • quels piani fins et miroitants !
  • quelle fougue vibrante dans les passages animĂ©s !

IdĂ©al pour permettre Ă  l’auditeur d’apprĂ©cier

  • la variĂ©tĂ© des caractères
    • (intĂ©rioritĂ©,
    • marche,
    • tensions),
  • la richesse des sonoritĂ©s du piano Érard, et
  • la polymorphie de l’alto.

Profitons car, plutôt que de blablater pendant le changement de plateau, le « présentateur » attend que les régisseurs en aient fini pour nous infliger un laïus

  • long,
  • moins didactique que guindĂ©, et
  • aussi soporifique qu’inutile.

HĂ©las, pas moyen d’y couper si l’on veut jouir de « Tristia », la transcription de « La VallĂ©e d’Obermann » de et par Franz Liszt pour

  • violon (Saskia Lethiec),
  • violoncelle (François Salque) et
  • piano (JĂ©rĂ´me Granjon).

Le clavier profite du son particulier de l’instrument historique pour investir la salle avec

  • la solennitĂ© du propos,
  • la souplesse de l’articulation et
  • une patente science de la rĂ©sonance.

Le trilogue, et hop, investit avec profondeur une partition faisant la part belle

  • Ă  la lenteur,
  • Ă  la dramatisation et
  • Ă  l’immobilitĂ©.

Le violoncelle de François Salque pousse son lamento, auquel le piano donne toute sa dimension. Quand le violon de Saskia Lethiec prend le relais, on se délecte

  • du fondu du jeu,
  • de l’onctuositĂ© du phrasĂ© et
  • de l’intensitĂ© de cette lecture.

Avec JĂ©rĂ´me Granjon, son complice de prĂ©dilection, la musicienne tĂ©moigne d’une attention très efficace pour

  • la synchronisation des attaques,
  • la communion des silences et
  • le partage des respirations.

Les dialogues avec le violoncelle, arbitrés par le piano, ne préludent pas à une envolée enflammée. Au contraire, « Tristia » se troue volontiers

  • ici de suspensions,
  • çà, d’un solo de violoncelle s’enfonçant dans les graves,
  • lĂ , d’un lent trait du violon qui s’Ă©vapore dans l’aigu, aspirant avec lui ses deux accompagnateurs.

Les échos entre partenaires provoquent un passage agité voire tempétueux dont le trio rend raison par des variations

  • de nuances subtiles,
  • d’accents savamment disposĂ©s et
  • d’effets d’ensemble rĂ©glĂ©s au cordeau.

Puis la fragmentation frappe Ă  nouveau la partition. Avec elle, les silences et les phrases s’enfonçant dans l’abĂ®me des graves, malgrĂ© la tentation mĂ©lodique qui pimpe parfois une partition pĂ©nĂ©trĂ©e d’une mĂ©lancolie mystĂ©rieuse.

  • Échos,
  • unissons et
  • crescendi

sont synthĂ©tisĂ©s par le piano dont l’intervention annonce un finale grandiose. Le rĂ©sultat ?

  • Une Ĺ“uvre passionnante,
  • une interprĂ©tation engagĂ©e,
  • un triomphe fort mĂ©ritĂ©.

Ă€ suivre !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et là.
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et là.

« Le Neveu de Rameau » d’après Diderot (Paris 2), 23 octobre 2025

DĂ©tail de l’affiche du spectacle

C’est l’histoire, tirĂ©e d’un roman dialoguĂ©,

  • d’un loser,
  • d’un bouffon et/ou
  • d’un pique-assiette.

D’un côté, le Philosophe qui a réussi, ce qui est peut-être un échec pour un philosophe ; de l’autre, le neveu de Rameau, qui a tout foiré ce qui n’est pas une réussite. Le premier (joué par le metteur en scène Vincent Auvet) décide de payer à boire puis à manger au second (Jean-Pierre Colombiès)

  • un peu pour ĂŞtre bousculĂ©,
  • peut-ĂŞtre pour jauger sa propre capacitĂ© de rĂ©partie (plutĂ´t nulle, en rĂ©alitĂ©),
  • mais surtout pour s’en payer une bonne tranche.

En effet, le loser est cocasse. Il revendique d’être

  • un escroc,
  • un fake,
  • un adepte du vice.

Sur ses échecs successifs, il a bâti son personnage.

  • Musicien Ă©touffĂ© par l’ombre de son oncle, il a donnĂ© des cours de clavecin voire de composition sans connaĂ®tre un traĂ®tre mot de ce qu’il enseignait.
  • Écrivain impuissant, il a dĂ©veloppĂ© son verbe parfois fleuri pour se vanter de ses mauvaises fortunes.
  • Mari larguĂ©, il regrette sa femme pour sa croupe, partie des personnes du beau sexe qu’il prĂ©fère, et pour ce qu’elle pouvait lui apporter dans la bonne sociĂ©tĂ© grâce Ă  ses appâts avantageux.

Las, ses rodomontades n’en peuvent mais : même dans son travail de parasite, il échoue. Viré pour excès d’insolence, il n’arrive pas à rentrer dans le rôle du soumis repentant et se retrouve à devoir aller à l’opéra. Pas pour entendre une œuvre d’Antoine Dauvergne mais pour aller mendier à la sortie, son orgue de Barbarie en bandoulière.
Si, avec seulement deux comédiens sur scène, la pièce entre dans la catégorie des pièces « pas chères », elle fait néanmoins l’effort de taper dans le costume et les accessoires presque d’époque. Surtout, ce soir de première, elle est portée par un Jean-Pierre Colombiès en feu. L’acteur a deux voix à son répertoire, avec un large éventail d’expressivité pour chacune d’elles. Fort de cet atout, il construit un personnage

  • ambigu,
  • retors,
  • insaisissable et
  • finalement sympathique comme peuvent l’être les filous de théâtre.

Le résultat ?

  • Ça parle juste,
  • ça joue prĂ©cis,
  • ça ne faseye pas.

Il y a

  • de l’électricitĂ© alla Cyrano Depardieu dans ses emportements,
  • de la dĂ©tresse Ă  peine masquĂ©e dans le rĂ©cit des plus grands exploits,
  • du doute permanent dans l’assurance qu’il Ă©tale comme une mairesse de grosse ville ou de gros arrondissement Ă©tale ses notes
    • de taxi,
    • de pressing ou
    • de sa(lo)pe Dior.

Face à lui, Vincent Auvet rend avec habileté l’ambiguïté de son propre personnage, à la fois

  • meneur de jeu et dupe,
  • mĂ©cène s’offrant une reprĂ©sentation privĂ©e et imbĂ©cile rossĂ© verbalement par son protĂ©gĂ©,
  • donneur de leçon et petit garçon souventes fois sermonnĂ©.

L’adaptation dramatique revigore un texte

  • drĂ´le et joyeusement dĂ©rangeant,
  • captivant et heureusement acide,
  • prenant et progressivement malaisant

tant, le temps avançant, on sait de moins en moins si l’on doit

  • s’indigner des propos du mauvais garçon,
  • sourire de ses provocations ou
  • plaindre un type un peu perdu pour la sociĂ©tĂ©, pour lui-mĂŞme et pour le « petit sauvage » qu’il a engendrĂ©.

Le moment est

  • remarquable,
  • passionnant,
  • joliment enlevĂ©

et, ce, dès la première, donnée dans un lieu encore confidentiel du centre de Paris. Que sera-ce, sans doute, lors des reprises dont certaines sont presque annoncées, notamment au théâtre Darius-Milhaud lors des dates gardées secrètes hic et nunc. Ne laissons pas Diderot ou Rameau aux profs et aux musicologues : profitons de cette adaptation savoureuse pour jouir d’un théââââtre

  • accessible (c’est une qualitĂ©),
  • divertissant et
  • stimulant !

Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 6/6

Quatrième de couverture

Voici venu le temps de la dernière Ă©tape sud-amĂ©ricaine en compagnie de Vittorio Forte, dont le palimpseste original s’achève sur trois pièces courtes. Un intermède chantant le « lointain bleu » ouvre le diptyque Ă©voquant le Colombien Luis Antonio Calvo. Ce multi-instrumentiste a commencĂ© par jouer des instruments de fanfare

  • (cymbale,
  • grosse caisse,
  • tuba)

avant de s’intĂ©resser au violon et au piano. Ainsi pianotera-t-il au fond d’un lazaret oĂą celui qui est considĂ©rĂ© comme un grand compositeur sera embastillĂ© pendant la moitiĂ© de sa vie. L’intermède proposĂ© en prise de contact impose le si bĂ©mol mineur, avec ses cinq bĂ©mols (au moins quatre de trop, sur notre Ă©chelle). La miniature joue sur la tension entre

  • claudication et rythme binaire,
  • fragilitĂ© et itĂ©ration,
  • esquisse et entĂŞtement.

Vittorio Forte l’interprète sans feindre la joliesse L’Ă©vocation suffit.

  • PrĂ©cision du jeu,
  • science de la modulation, et
  • conviction que les reprises et les arpèges (mĂŞme non inscrits sur la partition)

animent cette proposition qui ne manque pas d’aguicher l’esgourde.

 

 

En do dièse mineur, la danse « Malvaloca », autrement dite « Primerose », exige

  • de la souplesse dans la narration,
  • de l’aisance dans le groove, et
  • de la finesse dans l’attaque.

L’attention de l’interprète Ă©vite de laisser sombrer cette bluette vibrante dans l’oubli du mignonnisme. On apprĂ©cie

  • l’aisance du pianiste,
  • son sens du swing, et
  • son exigence qui va avec une certaine et essentielle idĂ©e de libertĂ©.

 

 

Tout finit sur la transcription de « Volver » de Carlos Gardel, rĂ©alisĂ©e par ce foufou du clavier qu’est Vittorio Forte. Un prĂ©lude mĂ©lancolique ouvre le bal. L’Ă©noncĂ© du thème, harmoniquement riche, se passe sans encombre – ce qui est heureux pour une musique populaire. Puis la flamme prend, intĂ©grant  l’esprit ambigu du tango. Le transcripteur-interprète maintient cette tension entre virtuositĂ© grondante, prĂŞte Ă  exploser, et simplicitĂ© du projet. Il y a

  • des doigts,
  • du feeling,
  • du sentiment et
  • de la malice refusant de jouer Ă  Liszt au Liszt italo-argentin, ce qui ne poserait aucun souci technique au pianiste-musicien.

C’est

  • habile,
  • malin et
  • superbement pudique.

En somme, une coda puissante car non explosive pour un disque époustouflant. En un mot : magistral.


Pour Ă©couter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple lĂ .
Pour retrouver d’autres chroniques sur Vittorio Forte…
… 
live à l’institut Goethe (23 octobre 2018), c’est ici
… 
live à la mairie de Paris 17 (23 janvier 2020), c’est ici
live au Showroom Kawai (17 fĂ©vrier 2022), c’est ici et lĂ 
… 
live à la salle Cortot (14 avril 2023), c’est ici, çà et lĂ 
… en studio pour jouer Earl Wild
, c’est ici et lĂ .

Festival Érard, salle Érard, 10 octobre 2025 – 3/3

Saskia Lethiec, Delphine Armand et Vladimir Dubois le 10 octobre 2025 à la salle Érard (Paris 2). Photo : Rozenn Douerin.

Pour clore le premier concert de la quatrième Ă©dition du festival Érard, JĂ©rĂ´me Granjon cède sa place au piano Ă  Delphine Armand, accompagnĂ©e de Vladimir Dubois au cor et de Saskia Lethiec au violon. Le trio en Mi bĂ©mol op. 40 propose une demi-heure de musique, rĂ©partie en quatre mouvements. L’Ĺ“uvre a Ă©tĂ© inspirĂ©e au compositeur quand il a vu le soleil poindre entre deux troncs d’arbres – pensez-y la prochaine fois que vous crapahuterez Ă  la fraĂ®che dans quelque contrĂ©e sylvestre ! L’andante liminaire met en valeur chacun des participants.

  • Saskia Lethiec sait jongler (si) entre
    • l’accompagnement,
    • la rĂ©ponse et
    • le solo vibrant.
  • Delphine Armand, loin de se rĂ©soudre Ă  n’ĂŞtre que l’harmoniste de service, n’hĂ©site pas Ă  faire montre
    • d’autoritĂ©,
    • de caractère voire
    • d’emportement.
  • Vladimir Dubois, Ă  dĂ©couvert, peut
    • tonner,
    • se faire presque discret et
    • dialoguer avec le violon.

Satisfaite, l’audience applaudit sitĂ´t la dernière note avalĂ©e. Cet Ă©vĂ©nement intempestif dissipĂ©, l’andante peut commencer. Les interprètes en traduisent

  • l’efficacitĂ© rythmique,
  • la tonicitĂ© allant bon train et
  • la prĂ©cision d’Ă©criture que soulignent de prĂ©cieuses synchronisations entre pairs.

Le piano se révèle

  • force de proposition,
  • membre fĂ©dĂ©rateur et
  • chef d’orchestre,

formulant avec ses collègues un Brahms

  • vif,
  • bigarrĂ© et
  • tournoyant malgrĂ© des redites qui peuvent sembler çà et lĂ  dispensables.

Ă€ lui revient encore – passĂ©s les applauses – l’introduction grave de l’adagio mesto. L’entrĂ©e Ă©lĂ©giaque du violon et du cor saisissent ; puis le compositeur varie les dispositifs :

  • cor solo,
  • cor-violon,
  • cor-violon-piano,
  • violon-piano,
  • piano solo.

Le sujet lui-même paraît

  • hĂ©siter,
  • se fragmenter,
  • gonfler avant de dĂ©senfler.

Minutieux sans sombrer dans la ratiocination, les musiciens caractĂ©risent Ă©lĂ©gamment les diffĂ©rentes sections en Ă©vitant – prĂ©caution apprĂ©ciable – de fragmenter le mouvement. L’interprĂ©tation est

  • coordonnĂ©e,
  • maĂ®trisĂ©e mais aussi, et c’est heureux,
  • assez poĂ©tique pour laisser flotter un mystère prĂ©cieux pour l’imagination de l’auditeur – après tout, le titre du concert n’est il pas « Invitation au voyage » ?

Le finale, un allegro con brio, secoue la partition en changeant complètement d’humeur et d’atmosphère. Dans un emballement excitant, les couples se font et se dĂ©font.

  • Le violon dĂ©fie le piano,
  • le cor affronte les quatre cordes et, plus tard,
  • le piano engage le fer avec le cor.

Au clavier semble Ă©chu le rĂ´le d’arbitre. L’assurance voire l’aplomb de Delphine Armand, en dĂ©pit d’une partition redoutable, sied fort bien Ă  ce rĂ´le central. D’une façon gĂ©nĂ©rale, la virtuositĂ© exigĂ©e n’effraye point le trio, au contraire ! La virtuositĂ© qu’ils dĂ©ploient ressortit d’une technique

  • instrumentale (faut jouer les notes, et c’est pas facile),
  • chambriste (faut jouer avec les autres donc bien se positionner en termes d’intensitĂ© et de posture, et c’est pas si simple) et
  • musicale (faut rendre l’esprit de la partition par-delĂ  ses notes, et c’est joliment troussĂ©).

Le brillant du mouvement n’est pas clinquant car il n’obère pas

  • le suspense de la narration,
  • les incendies soudains ni
  • les sĂ©quences empreintes d’une poĂ©sie savoureuse.

Même le non-fan de Brahms passe ainsi une demi-heure

  • riche,
  • complète et
  • puissamment enlevĂ©e par le trio du soir,

qui finit de lancer en majestĂ© ce formidable festival. Un aperçu du dernier concert de l’Ă©dition sera Ă  lire dans une prochaine notule. Donc, Ă  suivre !


Retrouvez ci-dessous les notules sur les précédentes éditions du festival
Le concert du 13 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 11 octobre 2024 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2023 est chroniqué ici et là.
Le concert du 13 octobre 2023 est chroniqué ici.
Le concert du 15 octobre 2022 est chroniqué ici et là.

RĂ©cit d’un rire satisfait

Aux saluts, le 21 juin 2025, en la collĂ©giale Saint-Martin de Montmorency (Val-d’Oise). Photo : Rozenn Douerin.

Pour conclure le récital sur « Le Rire de Dieu », donné en la collégiale de Montmorency le 21 juin 2025, j’avais choisi d’improviser une symphonie bigarrée « autour de quatre rires de Dieu ». La dernière improvisation de la symphonie (et du concert) évoque le rire qui satisfait en extrapolant autour d’une phrase extraite de la Critique de la faculté de juger. Selon Emmanuel Kant, « dans tout ce qui excite le rire, il faut qu’il y ait quelque absurdité où l’entendement ne peut trouver par soi-même quelque satisfaction ».
C’est avec une solennité un rien empesée que s’ouvre l’explicit. Dans cet endroit musical, nulle place, apparemment pour le rire. Pourtant, une faille craquèle subitement cet édifice. L’écroulement est têtu. Le rire s’accroche. Semble s’essouffler. Repart de plus belle dans l’aigu. Dégouline le long du grand orgue. Investit le récit et le positif. Se désagrège. L’entendement se perd enfin dans une fragmentation à peine éclairée par un leitmotiv rythmique et souvent déréglé. Une sorte de folie plus que du fou rire embrase l’instrument.

  • Traits,
  • accords rĂ©pĂ©tĂ©s et
  • clusters fondus-enchaĂ®nĂ©s

se coupent la parole. Le rire Ă  gorge dĂ©ployĂ©e se moque de la politesse et de la biensĂ©ance. Il meurt, satisfait, de son propre empoisonnement, dans une solennitĂ© qui rappelle l’état d’avant le rire Ă©voquĂ© au dĂ©but. L’entendement peut croire qu’il l’a emportĂ© sur l’absurde. Heureusement, il ne tardera pas Ă  dĂ©chanter : sa victoire, fragile, n’est que provisoire.

 

Vittorio Forte, « Volver » (Mirare) – 5/6

Première de couverture

RevendiquĂ© par les bandonĂ©onistes, les guitaristes et mille forme d’ensembles instrumentaux ou vocaux, AdiĂłs Nonino (sans tilde mais avec une cap, contrairement Ă  la set-list du disque physique) est un hommage d’Astor Piazzolla Ă  son père dĂ©funt, hommage remixant un prĂ©cĂ©dent tango du compositeur argentin. Vittorio Forte lance son Fazioli F278 (compter 60 000 € pour un tel bolide) Ă  l’assaut de cette pièce qui s’ouvre sur une cadenza ad libitum figeant les longues improvisations, parfois virtuoses, que les joueurs de tango ont coutume de crĂ©er avant de passer aux choses plus sĂ©rieuses.

  • DigitalitĂ©,
  • libertĂ© apparente,
  • richesse harmonique

préparent avec

  • foucades,
  • traits et
  • suspensions

l’arrivĂ©e du thème en La bĂ©mol.

  • La basse descendante chromatique,
  • le surgissement des triples croches secouant la mĂ©lancolie et lui Ă©vitant de devenir nunuche Ă  souhait,
  • les Ă -coups du discours et
  • la modulation en Ut

sĂ©duisent d’autant plus qu’ils semblent couler de source sous les doigts de Vittorio Forte.

  • Humeurs tournoyantes,
  • suspensions et
  • fausse fin

prĂ©cèdent l’arrivĂ©e d’un tango « deciso ».

 

 

  • Octaves,
  • main gauche bondissante,
  • souplesse du tempo et
  • alternance des thèmes

font pĂ©tiller ce mĂ©lange de musiques populaire et savante dans une rhapsodie secouant l’ensemble du clavier.

  • L’inventivitĂ© d’Astor Piazzolla pour costumer diffĂ©remment ses thèmes,
  • la virtuositĂ© sensible de Vittorio Forte,
  • le plaisir d’une richesse
    • harmonique,
    • rythmique et
    • nuancĂ©e,

en perpétuel renouvellement derrière le ressassement apparent

  • Ă©baubissent,
  • sĂ©duisent et
  • envolent

l’auditeur. De quoi mettre en appĂ©tit avant les trois prochaines et dernières Ĺ“uvres du programme, dont la recension est prĂ©vue dans une prochaine notule… Ă  suivre !


Pour Ă©couter gratuitement le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple lĂ .
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