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« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 12

Première de couverture (détail)

 

Le wokisme est un oxymoron sur pattes. Il exalte l’identité tout en la réduisant à un trait collectif (l’individu est invité à rejoindre une communauté de gens porteurs d’un même stigmate, donc à ne plus se définir qu’à travers ce stigmate). Il participe d’une hashtaguisation de la société où le mot-clef est à la fois

  • affirmation d’un soi collectif,
  • revendication et
  • pitch.

Ainsi de Harald Beharie, qui « évolue nu sur scène », comme il l’a montré dans Batty Bwoy (« garçon de cul » dans quelque jargon local),  « solo » issu de son séjour de « six semaines, en 2021, dans la communauté homosexuelle » jamaïcaine. Avec cette performance tantôt proposée en Île-de-France, il dénonce le fait que « l’homophobie est présente partout ». Ce propos se prolongera avec Undersang, « rituel queer qui cherche à célébrer le corps et la nature en cherchant (sic) un terrain pour la guérison » (Le Monde, 7 juin 2025, p. 24).
Dans la perspective de notre compte-rendu, nous sommes sensibles à la réduction de l’individu à des traits communautaires (Jamaïcain d’Europe + homosexuel) et à la victimisation revendiquée, visant à transformer un état (je suis homosexuel) en une cause à défendre (la société est homophobe). Ces caractéristiques participent de ce que les auteurs de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage dirigé par Emmanuelle Hénin et alii appellent des « fracturations identitaires », thème de la troisième partie. À les lire, la posture woke aurait contribué à un basculement social. Jadis, nous étions invités à « communier dans une culture et des symboles pluriels, mais rattachés à un écrit collectif unificateur ». L’identité de chacun était appelée à se fondre – et non à se dissoudre – dans le creuset républicain. Depuis, « l’idéologie de la différence a dénigré le roman national » dessinant une nouvelle « ingénierie sociale ».
Pour approfondir les termes du débat, Michel Messu se propose d’examiner la mutation « de l’identité à l’identitarisme ». À cette fin, il examine la notion d’identité en reprenant longuement des propos de Nathalie Heinich, première contributrice à ce recueil d’articles car première à avoir identifié le potentiel éditorial de cette thématique. Sous les auspices ad hoc, Michel Messu définit l’identité comme « la représentation que l’on se fait de soi, représentation partagée lorsqu’il est question d’identité collective ». En ce sens, « l’identité nationale (…) ne saurait être le tout de l’identité d’un individu, mais l’identité d’un individu ne saurait s’abstraire de l’ensemble national auquel il participe ». L’identité individuelle serait moins fluide que poreuse, exsudant et ingérant en va-et-vient une identité collective de laquelle elle participe et qui la nourrit. C’est pourquoi, sociologiquement, « l’identité n’est pas unidimensionnelle » : elle n’est pas uniquement liée à la manière dont se perçoit un individu ; et elle s’inscrit dans un processus évolutif « mobilisant des faits objectifs et des états subjectifs ». Autrement dit, elle n’est fixable ni en essence (ma substantifique moelle n’est pas liée qu’à moi) ni dans le temps (mon identité est appelée à évoluer).
Après la paraphrase de Nathalie Heinich, Michel Messu aborde la question en remixant une sienne publication sur « les racines » et « le mythe identitaire », parue vingt ans plus tôt chez Hermann. Le rôle des racines dans la construction de l’identité est métaphorique. Il désigne « ce que l’on va tenir pour une certaine permanence d’appartenance » ou, au contraire, ce qui va permettre de constater, avec fierté ou consternation, « la rupture avec une appartenance première ». Ladite appartenance n’est pas toujours liée à la réalité objective, comme l’a constaté le sociologue sur le terrain. Ainsi de cette vingtenaire bourguignonne qui s’était prise de passion pour la culture polonaise (dans laquelle elle n’avait pas vécu) du jour où elle s’était offusquée que le nom polonais de sa mère eût été effacé par le patronyme de son père.

  • Apprentissage de la langue,
  • recherche de la famille maternelle,
  • séjours au pays et
  • cuisine du pays fantasmé

lui ont permis de se fabriquer une identité

  • conquise,
  • reconstruite et
  • fictive

au sens de fingere, fabriquer, selon laquelle je puis fabriquer l’identité qui me construit. À l’inverse des « papiers d’identité » qui « réifient l’identité de la personne », l’identité vécue se dérobe au figé pour devenir récit et se confronter au rapport à l’autre (par exemple, le fait d’être traité de « sale nègre » dans une cour d’école peut contribuer à conscientiser ma négritude et me renvoyer à la construction d’un « récit des origines » alla Mircea Eliade). Aussi Michel Messu propose-t-il de « regarder le processus de construction de l’identité comme relevant d’une activité mythogénique » potentiellement source de rituels permettant à l’individu de suivre, selon une terminologie proche de Nobert Elias, à la fois

  • son « Je »,
  • le « Nous » constitué des « Je » qui lui ressemble, et
  • les « Autres »,

avec des degrés d’assimilation ou de confrontation variables (par exemple, »Je » peux

  • détester les « Nous » parce qu’ils me désingularisent,
  • idolâtrer « les Autres » parce que leurs différences me fascinent, voire
  • détester le « Je », trop banal comme me le montre l’existence des « Nous » ou trop nul comparé aux « Autres »).

Dans cette perspective, l’identité n’est plus perçue comme figée et, pour ainsi dire, fatale. L’individu est amené à construire son récit identitaire à partir d’éléments substantiels ou de détails, et en interagissant dans son espace social. Les dangers de cette construction sont connus. Parmi eux ,

  • « la fatigue d’être soi » à force de vouloir accomplir le projet identitaire que l’on a défini en cherchant à
    • « se réaliser »,
    • « être soi-même », bref,
    • « s’accomplir » ;
  • la déstabilisation de son Moi à travers la confrontation à des identités collectives plus affirmées ; et
  • l’identitarisme, hypertrophie caractérisée par « l’exaltation d’un trait identitaire partagé par un ensemble d’individus ».

Ce dernier danger fonctionne comme

  • attribution (tu es tel trait),
  • assignation (ce trait t’oblige à tel comportement ou tel positionnement), et
  • essentialisation (tu n’es plus un individu mais un trait identitaire qui écrase toutes tes autres dimensions).

In fine, l’identitarisme « fait disparaître le citoyen au profit d’une entité catégoriale qui le fractionne » et l’amène à considérer les non-Moi comme

  • négatifs,
  • stigmatisants et
  • hostiles.

L’imposition normative d’une identité remplace l’exercice identitaire par « la scansion d’un récit mythique, souvent fabuleux ». L’identitarisme est une surenchère qui consiste à

 

greffer sur l’un des traits constitutifs de l’identité individuelle une surabondance de sens collectif puisant dans un imaginaire (…) combinant des vérités établies, des demi-vérités construites pour l’occasion, des sophismes érigés en certitudes voire des fantasmes énoncés de la manière la plus apodictique [en gros, avec une telle évidence que même une énorme débilité paraît incontestable] qu’il soit.

 

Au terme de la lecture de cette contribution, on peut regretter que le wokisme ne soit pas abordé frontalement par l’article ou, au contraire, se réjouir que, pour une fois, des termes et des concepts essentiels à la compréhension du phénomène soient examinés avec la précision nécessaire ; et ce qui est formidable avec l’esprit humain, c’est qu’il est fort capable d’adopter simultanément ces deux postures incompatibles… en attendant un prochain épisode autour de l’intégration des enfants d’immigrés « par temps d’ignorantisme ». À suivre !

 

Rire, c’est divin

Best of affiche du 21 juin 2025

 

22 h, ça peut paraître tard, mais, en été, c’est la meilleure heure pour un concert d’orgue à la collégiale Saint-Martin de Montmorency (Val-d’Oise) : il fait frais, la nuit tombe et les vitraux sont néanmoins encore vibrants, ce qui rend ce magnifique endroit – certes salopé par la Révolution, mais pas assez pour ne pas demeurer magnifique – tout simplement magique.
Ce 21 juin, à l’occasion de la nuit des églises et/ou de la Fête de la musique, je serai invité à donner un récital d’une heure intitulé « le rire de Dieu ». Improvisations colorées et musique apaisante seront au rendez-vous, sur un orgue au potentiel puissant et au large spectre. L’entrée est libre, la sortie aussi, mais le concert pourrait être bien quand même. Avis aux curieux, même désargentés !

 

 

Gérard Morel, PIC (Ivry-sur-Seine), 6 juin 2025 – 1/2

Gérard Morel au PIC (ex-Forum Léo Ferré, Ivry-sur-Seine) le 6 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Malgré

  • polémiques et coteries,
  • cahots et accalmies,
  • soubresauts et résilience,

ce qui fut le forum Léo Ferré et devint le PIC est toujours un lieu aussi agréable à fréquenter pour qui se sent assez étranger aux ressentiments dont certains se font parfois l’écho.

  • Les bénévoles sont serviables,
  • la restauration d’avant-concert préservant le concept de cabaret est toujours conviviale voire gentiment troussée, et
  • la programmation resserrée réserve son lot de bonnes idées,

parlant ou non au chaland. Le 6 juin 2025, c’était au tour de Gérard Morel de venir gratter guitare et cordes vocales avec un projet clair, comme j’aime bien, qu’il énonce d’emblée : « Ce soir, on va chanter des chansons. » Aussi se présente-t-il

  • sans micro,
  • sans amplification pour la six-cordes qui l’accompagne,
  • sans plan de feux pour valoriser le régisseur,

bref, comme aurait sous-titré Ricet Barrier : tel quel voire, sinon, à poil, volontiers pêcheur mais sans filet. L’affaire s’enclenche sur le jeu phonique du « Bon gars pas dégueu », donnant le triple mode d’emploi de la soirée :

  • on va parler d’amour,
  • on va parler cru,
  • on va rire mais pas que.

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=OIg9638HX5Q[/embedyt]

Se réjouissant de son retour au Forum (chez lui, en somme), le chanteur dégaine ensuite « Quand tu viendras dans ma maison », sa collab’ de 2011 feat. Romain Didier, pour

  • croquer la pie sous le tipi,
  • le Cornas dans le palace,
  • la muse dans la cambuse,

dans un marabout d’ficelle qui s’emballe jusqu’à chanter l’éloge de la chanson en général, celle qui nous fait nous sentir chez soi dès qu’on la partage. Aucun doute : l’homme sur scène envisage de « faire chanson engagée » quand il s’ra grand, option chanson d’amour – projet diététique dont il connaît tous les régimes depuis son CD culte de 2011. Cependant, bien qu’il vienne de l’Ardèche (non, « bien qu’il vienne de la Vienne », là, ça marche pas, dommage), il revendique son goût pour la sieste – sport que je crois à peu près maîtriser – même si, quand on se risque à cet exercice, « on est souvent dérangé ».
Avec « Y a plus d’saisons dans ma pampa », Gérard Morel raconte la frustration fantasmée des commerciales à domicile qu’il incite à riper de sa pampa puisqu’elles veulent lui vendre des trucs ou des métaphysiques quand lui envisage juste de leur proposer un cinq à sept. Peut-être l’une de ces fantasmées aurait pu « se nommer Aimée », sujet du fantasme suivant, saupoudré de mots fleurant tantôt Georges Brassens, tantôt Serge Gainsbourg. La mousmé en question a certes « un dos à s’appeler Anne » ; elle aurait pu s’appeler Blandine si elle n’avait bouffé le lion ; au lieu de quoi, elle s’appelle « Aimée », et le chanteur de conclure : « Vous devin’rez jamais pourquoi. »
Appelé à « écrire ces chansons lui-même » lors d’un « stage de reconversion professionnelle », Gérard Morel apprend qu’il est déconseillé d’utiliser des chuintantes dans les textes parce que ça passe mal dans les micros. Dépourvu de cet accessoire et chaud comme un marron prêt à péter, selon l’expression du susnommé Ricet Barrier, il décide donc d’écrire « La vache de greluche », laquelle se révèle être aussi « la coqueluche de [s]es nuits blanches ». Si l’exercice peut paraître artificiel, le chanteur l’enrubanne en coda d’un joli decrescendo rappelant que, de même que

  • l’humour n’est pas antinomique de l’émotion,
  • les contraintes ne sont pas toujours contraires au plaisir, pas plus que
  • la chansonnette n’est hermétique à la musicalité.

Cette conviction judicieuse bénéficie ici du savoir-faire du saltimbanque capable d’embarquer une salle avec lui pour un tour de chant souriant qui ne fait – presque – que commencer. À suivre !

 

Welcome back!

Photo : Rozenn Douerin

 

Après avoir fait peau neuve, le site est de retour. Merci de votre curiosité persistante, bonnes visites et rendez-vous dès demain pour les griffonnages bloguistiques qui vont bien.

 

« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 11

Première de couverture (détail)

 

Aujourd’hui, nous parcourons les derniers articles inclus dans la deuxième partie de Face à l’obscurantisme woke, publié aux PUF sous la direction d’Emmanuelle Hénin et alii. Cet examen confirme la problématique d’un ouvrage inégal (c’est en général la qualité des des ouvrages collectifs) et parfois confus (ça, non), mélangeant en l’espèce les torchons scientifiques avec les serviettes non-scientifiques.
Le premier article à passer sur le grill aujourd’hui est signé Florent Poupart, non référencé dans les bios des auteurs quoique prof de psycho clinique à Toulouse. Comme on sort d’un article sur l’oncologie, la prétention de la psychologie à être une science fait un peu rigoler le sceptique, mais voyons en quoi cet article éclaire le propos général. L’auteur y dénonce d’emblée l’hypermoralisation et le culte du Bien, à l’opposé de sa conception qui pose que l’inconscient est immoral – donc que la conscience consiste à moraliser nos actes sans feindre d’ignorer l’immoralité de ce qui nous traverse. Freudien apparemment convaincu, il pose avec le barbu que « la névrose est le prix à payer à la vie civilisée ». Or, notre époque souffrirait du « désaveu des grandes différenciations structurantes » telle que la sexuation, typique de la domination de l’autre, c’est-à-dire de celui qui impose des limites à ma jouissance de la liberté.
La cure psychologique tend donc à se départir de « la neutralité en faveur de l’empathie » afin de produire un récit « auquel le patient puisse s’identifier ». Communautarisation simplificatrice et victimisation stéréotypée participent de la construction d’un combo associant « assignation et revendication identitaires ». Comme ces femmes noires traduisant des femmes noires parce qu’elles sont femmes et noires, des psychologues se revendiquent « situés », c’est-à-dire assumant une « fascination spéculaire » (je vais voir un gros psy parce que je suis psy, un psy homosexuel parce que je suis homo). C’est ce que Florent Poupart appelle « l’approche identarisée du soin psychique », participant de la « confusion entre réalité et représentation ».
Claude Habib enquille avec un article sur la « situation des Lettres à l’université ». Comme son titre le laisse entendre, l’article est vague et met un moment à connecter avec le sujet collectif. Il s’embourbe dans une volonté fondée mais mal argumentée de dénoncer la volonté de « promouvoir la résistance féministe et d’incriminer le patriarcat » ou la lamentable lame de fond qui dénonce les stéréotypes vingt-et-uniémistes de textes du dix-neuvième siècle.
Selon elle, la volonté de dénoncer « la culture du viol » chez André Chénier ou le refus du mariage homosexuel chez Jean-Jacques Rousseau fait écho non pas à la soumission des enseignants à la connerie mais à la feignantise des étudiants qui, vieux totem des vieux profs, « cherchent avant tout des raisons de ne pas lire ». Des embardées vaseuses sur Michel Barnier et l’homosexualité visent maladroitement et hors sujet à dénoncer le « présentisme », id est la dénonciation de faits anciens non conformes à la morale actuelle. Pour elle, comme « quelqu’un » (ça donne une idée du niveau d’exigence de l’article) a dit, « la littérature est à la boîte noire de l’avion accidenté », donc doit être étudiée en tant que production livresque de l’instant, non selon les critères de jugement moral d’aujourd’hui. L’article se conclut pesamment sur une charge contre le libéralisme qui prône la tolérance « envers tous les goûts » sauf la bestialité (sic) et la pédophilie, Jack Lang, Roman Polanski et Daniel Cohn-Bendit étant là pour prouver que c’est totalement faux.
Après cet article plutôt creux, un article à deux voix s’approche, associant Claire Laux, prof d’Histoire à Sciences-Po Bordeaux, et Xavier Labat, « ingénieur d’études », syntagme pompeux qui fait doucement rigoler, qui travaille sur « l’Histoire des relations commerciales et diplomatiques dans la Méditerranée ». Là encore, prétendre que l’Histoire est une science souligne la faiblesse de la construction de l’ouvrage collectif : l’Histoire n’a jamais été, n’est pas et ne sera jamais une science, et c’est pas sûr que ce soit un reproche à lui adresser.
D’emblée, les deux associés, dont on devine qui tient la plume pour qui, vue la différence de statut, dénoncent la cancel culture et le wokisme entendu comme « une nouvelle culture morale où le statut de victime devient une ressource sociale ». S’ensuit une charge convenue et non étayée sur des faits concrets contre « un certain nombre » de problématiques liées à la « décontextualisation et au troncage des événements » censés combler les « étudiants plus idéologiquement zélés que soucieux de pertinence et de rigueur scientifique. C’est assez dingodingue de voir, encore et encore, comment les profs ont les bullocks de dénoncer les étudiants et jamais leur propre attitude ou leurs confrères, non ? Bordel, les étudiants sont là pour avoir des diplômes délivrés par des profs. Si problème estudiantin il y a, les sacrosaints profs devraient-ils pas se mettre en première ligne plutôt que de stigmatiser leurs ouailles avec une généralité sans vergogne ?
L’idée des co-auteurs est surtout de dénoncer une vision téléologique de l’Histoire (en gros, cela consiste à juger ce qu’il s’est passé au vu du résultat actuel). À son époque, Colbert n’était pas si méchant que ça, et le Code noir proposait des cadres aux maîtres d’esclaves, un peu comme le gouvernement autorise les néonicotinoïdes tout en disant qu’il faut préserver la planète. Les plaidoyers historiques, trop généraux, sonnent creux alors qu’ils visent à pointer le narcissisme de l’homme contemporain, à l’aune morale duquel devrait être estimé ce qui fut. Reste, par-delà le remplissage sur la lutte entre colorblinds et coloraddicts dont le rapport avec l’histoire de Colbert et du Code noir échappe au non-initié, la charge contre « une déconstruction par la focalisation sur le point qui heurte. Selon les co-auteurs, l’Histoire serait en prise avec l’émergence – prédite par Paul Ricœur, dont le banquier président est censé avoir été plus ou moins le bras droit, le poumon unique et l’essence spirituelle – d’une « conflictualité sociale qui se nourrirait (…) de revendications fondées sur des injustices commises dans le passé ». En clair, je ne réagis pas contre ma situation mais contre ce que j’évalue de la situation de mes pairs, réels ou recréés. D’où la punchline de l’article :

 

Pierre Desproges fustigeait en son temps les courageux intellectuels qui osaient attaquer le général Pinochet à 12 000 km de Santiago ; aujourd’hui, la distance se compte en siècles, et les nouveaux héros déboulonnent Colbert 340 ans après sa mort.

 

Est-ce à dire, comme l’affirment les auteurs, que si l’on se victimise, le fiel aidera le chougneur ? Nous continuerons de l’explorer dans la troisième partie de l’ouvrage consacrée aux fracturations identitaires. À suivre !

 

À vos nouveaux ordres !

 

À l’orgue de Saint-André de l’Europe (Paris 8) le 17 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Cette nouvelle improvisation du samedi soir s’enroule autour de l’Évangile où Jésus déclare à ses disciples : « Je vous donne un commandement nouveau », avec cette bizarrerie que « Aimez-vous les uns les autres » paraît un projet éculé quoique rarement suivi. La musique prend acte de cette bizarrerie et la plonge dans un contexte humain qui n’est pas propre à l’époque christique !
Aussi le début évoque-t-il les habitudes sociales d’entente sinon cordiale, du moins correcte, avec les bisbilles dissonantes qui rendent la vie plus sapide quand elles ne la submergent pas au point de la rendre indigeste. Ce constat liminaire d’intentions calmes et presque paresseuses se refuse à l’univocité. Tantôt, il est porté par la fraternité évoquée par un large registre ; tantôt, il se révèle traversé de désirs plus troubles ensuquant l’orgue dans les profondeurs de l’orgue. Le nouveau commandement semble alors mettre tout le monde sur la voie de l’accord parfait, comme s’il essayait d’infuser chez chacun. Le graal se révèle cependant difficile à trouver, et les vieilles habitudes évoquées dans l’incipit persistent dans le grave du clavier et à la pédale.
Elles menacent l’espérance portée par un commandement fraternel, mais celui-ci, habité par la solennité du Verbe, finit par triompher. Pour les uns, ce triomphe sera une vue de l’esprit ; pour d’autres, un but à atteindre dans la prière et dans le monde. L’improvisation ne tranche pas : elle raconte une histoire que chaque auditeur est libre de s’approprier selon sa foi ou sa non-foi !

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=lAaqS4PejDE[/embedyt]

 

 

Steven Wilson, Salle Pleyel (Paris 8), 26 mai 2025 – 2/2

À la salle Pleyel (Paris 8), le 26 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Après avoir ébaubi la salle Pleyel avec l’interprétation en première partie de The Overview, son dernier album, Steven Wilson et les garçons qui l’accompagnent rembarquent dans le vaisseau spécial de l’imagination avec « The Harmony Codex », qui a donné son titre au disque de 2023. Propulsé par le fantasme astronomique de l’artiste, le morceau – d’une dizaine de minutes – s’ouvre sur une longue méditation aux claviers. Adam Holzman et la vedette nous entraînent « miles above the surface of the earth » à la poursuite d’un but oublié comme tous les rêves, « ultimately forgotten ». Pour embarquer avec eux sans avoir l’impression qu’une voix va nous annoncer que « bientôt, un nouveau journal sur France Info », il faut se laisser

  • hypnotiser par les boucles modulantes,
  • aspirer par une vidéo léchée au storyboard volontairement mécanique, et
  • séduire par une caractéristique rare dans la variété contemporaine : la capacité du compositeur à jouer du temps long.

La basse de Nick Beggs secoue la torpeur en lançant « Luminol » où nous nous retrouvés « nés dans la difficulté pour arriver là mais finir par retourner à la poussière ».

  • Chœurs impeccables,
  • puissance du riff de basse,
  • breaks au cordeau avec un Craig Blundell en feu derrière ses fûts,
  • qualité des soli

offrent au concert une musicalité appréciable d’autant que, même s’il connaît les codes, Steven Wilson s’échappe du carcan

  • du rock,
  • du gros son et
  • de l’ambiançage de la salle

pour creuser

  • la diversité d’atmosphères,
  • la juxtaposition de possibles et
  • le vertige de la précision :

du grand prog’, en somme.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=IVC8Vtev3-Q[/embedyt]

 

« No part of me », chanson de rupture (« Avant que je ne te perde, arrête de faire semblant / Je sais que, pour toi, l’amour n’était que sécurité / Il n’y a rien de moi en toi »), est introduit par un aparté parlé, précisant que la set-list étant modifiée chaque soir, notamment pour complaire les spectateurs ne manquant pas une date, les musiciens pourront connaître des moments oups. Les non-spécialistes les chercheront en vain. Grâce à sa capacité à donner de la texture aux moments planants, Steven Wilson peut développer un art consommé

  • du crescendo,
  • de la rupture et
  • de la caractérisation d’atmosphères.

« Dislocated Day », une chanson de 1995 qui rappelle les années Porcupine Tree de l’artiste, en joue pleinement, associant

  • nappes de clavier,
  • pulsation de la basse,
  • guitares saignantes et
  • synchronisations dynamisantes.

C’est alors que Steven Wilson son tube « Pariah », en duo virtuel avec Ninet Tayeb, pénible caricature de la voix des télécrochets modernes. Sans doute n’est-ce pas le plus passionnant de ses chefs-d’œuvre, mais l’on y salue

  • le savoir-faire du compositeur de ballade,
  • son métier d’arrangeur sachant comment envoyer la sauce pour dissiper la tentation de la mollesse, et
  • son plaisir de mélanger les styles de chansons.

Tiré d’Insurgentes (« un de mes album favoris – je peux pas dire que j’aime pas les autres, mais, celui-là, je l’aime vraiment »), « Abandoner » assume un texte torturé et énigmatique évoquant l’incomplétude du narrateur et sa désorientation comparée à « une peste qui, dans l’obscurité, gémit comme un chien ». Le musicien y sculpte singulièrement

  • le rythme,
  • l’harmonie et
  • l’étagement des sonorités.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=Ap0RsLk26ao[/embedyt]

 

Avec les dix minutes de « Remainder the black dog », Steven Wilson évoque

  • les secousses psychiques qui nous hantent,
  • les pilules qui peuvent nous assommer, et
  • la perspective, faute de solutions, d’une dissolution (« si tu osais franchir le pas, / tu atteindrais l’état / auquel tu aspires depuis tellement longtemps »).

Il y travaille le groove de la boucle – ici dévolue au clavier – associant

  • régularité obsessionnelle,
  • durée bancale (le riff est réparti sur 15/8 en 8/8 + 7/8, ce qui lui donne une apparence de banalité et une claudication magnifique), et
  • arythmie des accents qui, paradoxalement, équilibrent le déséquilibre.

Accompagné par une vidéo comme souvent inquiétante, le morceau se déploie ensuite avec l’arsenal habituel dont on ne se lasse pas :

  • breaks,
  • synchro,
  • variation d’intensités et de sonorités,
  • solo de Randy McStine,
  • twists,
  • trouvailles harmoniques et
  • temps long qui, grâce à ce qui précède, paraît court.

Au fil du concert, on savoure avec une force grandissante

  • le plaisir du dark,
  • de la guirlande hypnotisante et
  • du groove
    • sale,
    • menaçant et
    • ensuquant.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=BClzBQmZZBc[/embedyt]

 

Augmenté d’une vidéo apocalyptique, « Harmony Korine », titre de 2008, fonctionne lui aussi sur un riff ternaire, cette fois investi par la guitare. Et nous voici à nouveau happé par

  • les contrastes de décibels,
  • l’efficacité de l’hypnotisation perpétuelle,
  • la concentration des paroles dans quelques syllabes percutantes, ainsi que par
  • le spectre vocal entre timbre fatigué de rocker pop anglais et falsetto polnarévien

Après les monosyllabes de l’avant-dernier titre, la voix se tait complètement pour « Vermillioncore », titre énigmatique qui peut suggérer un sulfate rouge de mercure encore plus rouge que rouge. La basse de Nick Beggs lance cette dernière salve avec une cellule double qui servira de grille pour la suite de l’instrumental. Avec ce matériau a priori étique, le groupe éblouit à nouveau grâce, notamment, à

  • la large palette de sonorités et à leur habile confrontation,
  • la chorégraphie de Steven Wilson,
  • la jubilation de l’itération miroitante (on garde la même structure mais on modifie les couleurs de ce qui l’habille), et grâce à
  • l’agencement bien pensé de registres très caractérisés
    • (mystères du grave,
    • immédiateté du médium,
    • insaisissabilité des aigus).

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=qFwcahcDzP4[/embedyt]

 

Publié en 2015, « Ancestral » et son petit quart d’heure ouvrent la séquence des encore, toujours fondé sur la conviction que rien n’est pérenne mais tout continue d’advenir « quand nous fermons les yeux ». Sur un mid-tempo, la batterie de Craig Blundell assume son triple rôle :

  • beat,
  • percussion dynamisante, et
  • musicalité variant les sons.

On regrette un énième solo de guitare de Randy McStine, quoique valeureux, mais on eût préféré ouïr le chorus de basse ou de batterie qui n’arrivera jamais. Faute de quoi, l’on se goberge de

  • loops étranges,
  • beats profonds et
  • breaks d’apparence parfois biscornus – sans prétendre atteindre la folie vertigineuse d’un Spock’s Beard.

La glaçante vidéo de dix minutes réalisée pour accompagner « The Raven that refused to sing » rappelle que l’univers de Steven Wilson n’est ni rayonnant ni pupute. En revanche, il est

  • d’une richesse impressionnante,
  • d’une musicalité passionnante, et
  • d’une singularité vibrante.

Joie d’avoir partagé cette dernière date parisienne du zozo, en dépit de prix oscillant entre une soixantaine d’euros et cent quarante bouboules ce qui, pour une salle devenue aussi horrible que la salle Pleyel, est quelque peu outrecuidant, olé !

 

« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 10

Première de couverture (détail)

 

Le wokisme est-il soluble dans la science, et réciproquement ? Si, par wokisme, on entend la tendance

  • à fabriquer des communautés (les femmes, les Noirs, les homosexuels…), parfois au corps défendant de ceux qui sont censés s’amalgamer donc se réduire à l’une de leurs caractéristiques,
  • à les désigner comme des victimes, et
  • à en conclure qu’il faut « déconstruire de façon systémique » le sous-jacent des fondements socioculturels historiques et actuels,

il est inévitable que la science risque d’être contaminée. À titre anecdotique, en témoigne le supplément « Sciences & médecine » du Monde daté du 28 mai 2025, pp. 1, 4 et 5. L’affaire s’y déroule en trois temps, trois mouvements.
D’abord, Pascale Santi y déplore que « le microbiote vaginal » soit « un écosystème trop peu connu » à cause d’un « biais masculin prégnant dans la recherche ». Première victimisation et première tentative de mise en confrontation : les femmes sont délaissées parce que les savants sont des hommes. De même que, pour traduire une femme noire, il faut désormais être une femme noire, de même, semble insinuer la journaliste, pour prendre soin d’une femme, c’est-à-dire comprendre ses problématiques spécifiques et y apporter, si nécessaire, des solutions, il faut être une femme (ce qui relève d’un binarisme pré-woke, mais allons-y step by step).
Ensuite, Pascale Santi note que « ce microbiote essentiel à la santé féminine » a été « trop souvent étudié à travers le prisme limité des pays occidentaux ». Deuxième victimisation et deuxième tentative de mise en confrontation : le savant blanc, structurellement colonialiste, ignore la réalité de la femme, d’une part, mais aussi, d’autre part, de la femme non-occidentale, essentialisée par la journaliste. Par conséquent, ledit savant blanc méprise et maltraite ces personnes doublement stigmatisées (contrairement aux mâles non-occidentaux qui, comme chacun sait, prennent, eux, le plus grand soin des personnes du beau sexe). En l’espèce, pour contrebalancer le biais misogyne et raciste de la science médicale, selon la journaliste, il conviendrait de « dresser une carte plus représentative du microbiote vaginal mondial ».
Enfin, Pascale Santi signale que Samuel Alizon espère « pouvoir réanalyser » des échantillons d’une étude. L’objectif : « Explorer les microbiotes dans la population générale, hors des biais habituels. » Troisième victimisation et troisième tentative de mise en confrontation : la science est biaisée par la domination de mâles blancs non déconstruits ; des mâles blancs doivent donc réécrire ce qui fut posé car, volontairement ou non, les résultats étaient forcément faussés. Mutatis mutandis,
c’est à genre de

  • convictions,
  • postures et
  • réactions

qu’est confronté Joseph Ciccolini, professeur de pharmacocinétique (pour ceux qui, comme moi, ignoraient ce domaine, il semble s’agir d’une discipline décrivant le devenir d’un médicament à partir du moment il pénètre dans un organisme). Dans un article sur « l’emprise idéologique en oncologie clinique » remixant un papier de 2023 pour intégrer Face à l’obscurantisme woke, l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuelle Hénin et alii (PUF, 2025), l’universitaire-praticien dénonce l’idée que

 

premièrement, la cancérologie serait une discipline essentiellement raciste tuant volontairement les minorités visibles ou invisibilisées et, deuxièmement, la cancérologie serait une science blanche, patriarcale et furieusement européo-centrée.

 

Pour conjurer ces accusations de « racisme systémique » grâce à un « ripolinage woke », les gros laboratoires – tels Gilead et Merck – ont déployé des moyens importants à l’aune du clampin quoique epsilonesques à leur aune, afin d’assurer « l’équité dans le traitement sanitaire » des populations et d’en finir avec « les injustices

  • systémiques,
  • structurelles et
  • institutionnalisées

fondées, par exemple, sur

  • la race,
  • le sexe ou
  • l’orientation sexuelle »

en « démontrant l’emprise du patriarcat blanc hétéronormé ». Des thésards ont profité des bourses offertes par ces grosses boîtes, avec un « o » (je sais, mais pas pu m’en empêcher) pour enquêter sur les différences de traitement entre hommes et femmes ou entre Blancs et Noirs, excluant de facto une large partie de la population puisque « le sort des Asiatiques ne donne pas lieu à des financements justifiant qu’on s’y intéresse ».
Le fond de sauce utilisé pour l’exercice s’appuie sur des biais connus : les facteurs de confusion et les phénomènes de colinéarité. Pour nous autres, non-initiés ces termes désignent l’effet ice cream, qui consiste à démontrer, statistiques à l’appui, que « la consommation de glaces en Californie est associée à une prédisposition aux attaques de requins », comme si les requins attaquaient en priorité les nageurs goût pistache ou noix de pécan caramélisées. En réalité, dans l’étude évoquée, « la consommation de glaces atteint un pic lors des journées les plus chaudes de l’année », journées où la probabilité de croiser les dents de la mer est la plus grande… puisque l’on a tendance à aller volontiers faire un plouf.
Joseph Ciccolini plaide donc pour une attention particulière à la multifactorialité, un seul élément de preuve ne pouvant être considéré comme une preuve car il peut représenter un biais. C’est en confrontant différents éléments (par exemple la consommation de glaces, le nombre d’attaques de requins, mais aussi la température, la période de l’année, les habitudes sociales, etc.) que statistiques et probabilités gagnent en pertinence. Inversement, c’est en allégeant la multifactorialité que l’on est susceptible de prouver, avec bonne ou mauvaise foi, le résultat que, par idéologie ou contrat, l’on est payé pour trouver.
Sur la différence de traitement entre Blancs et Noirs aux États-Unis, par exemple, le professeur, sagace, s’agace, et hop : « Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour penser que la minorité noire étant économiquement paupérisée et défavorisée, subit des conséquences dans son accès aux soins. » Selon lui, ce fait n’est pas la conséquence du racisme mais de la pauvreté et de la faiblesse de l’instruction d’une partie des populations noire et hispanique. Selon cette contre-logique, « le patient blanc, sans éducation et pauvre d’une ville sinistrée de l’Illinois, présentera un risque de surmortalité par cancer supérieur à celui d’un patient noir, éduqué et riche vivant à Manhattan ».
Pourtant, adopter le biais woke facilite l’acceptation des articles dans les revues éditées par les principaux acteurs du secteur, type Elsevier ou Wiley. Notons que ces éléments de facilitation ne sont pas spécifiques à la science. Du temps que j’étais universitaire, écrire sur

  • les héroïnes féminines et les réécritures féministes des contes (tarte à la crême avariée s’il en est),
  • l’importance de l’éducation à l’antiracisme grâce à des fictions transformées en manuels de propagande univoques et tristement stéréotypés, ou alors sur
  • l’apport merveilleux
    • des enseignants,
    • des bibliothécaires ou
    • des libraires,

était un point d’entrée bien connu pour des chercheurs en manque de publications. S’y jouaient déjà, toutes choses étant égales par ailleurs, des éléments du « totalitarisme » que Joseph Ciccolini pense avoir repéré dans le domaine de l’oncologie médicale : la volonté, fût-elle mue par cette inclination terrible que sont les bons sentiments,

 

  • d’infiltrer la culture,
  • de réécrire l’Histoire,
  • de réinventer le langage et, enfin,
  • de manipuler la science pour contrôler les esprits et transformer des hypothèses en dogme.

 

De telles inquiétudes font écho à celles du psychologue Florent Poupart devant l’ultramoralisation de la société. Nous les évoquerons dans une prochaine notule. À suivre !

 

Touche pas à ma substance blanche !

 

Bertrand Ferrier et un extrait de Claudio Zaretti à la librairie Publico (Paris 11). Photographe inconnu.

 

La lobotomie était une idée de malade mental pourvu d’une blouse et d’un scalpel qui consistait à trifouiller de la substance blanche dans le cerveau – surtout celle des femmes, apparemment – en perforant le crâne des deux côtés. Cette pratique désormais interdite continue d’inspirer maints entrepreneurs, publicitaires et influenceurs (entre autres) tentant de s’insinuer dans notre machine à réfléchir pour la mettre hors d’état de nuire, donc pour nous nuire. C’est en substance (blanche) ce que constatait Mama Béa Tekielski, au point de lui inspirer la chanson revisitée ci-d’sous à l’occasion d’un concert à la librairie Publico (Paris 11).

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=vc0ujOGQ4nI[/embedyt]

 

Steven Wilson, Salle Pleyel (Paris 8), 26 mai 2025 – 1/2

À la salle Pleyel (Paris 8), le 26 mai 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Steven Wilson est

  • un enregistreur quasi frénétique (même s’il brouille les appellations),
  • un guitariste multicartes et
  • un explorateur esthétique éclectique

qui pratique encore un sport passionnant mais – ou donc – désormais rarement pratiqué : le rock progressif, une musique électrique fondée sur des morceaux souvent longs et émaillés de breaks savoureux. Le concert de ce 26 mai 2025 est articulé en deux parties.

  • D’abord, l’interprétation intégrale de The Overview, le passionnant nouveau disque récemment publié par le croisement visagal entre Kurt Cobain et Tom Cruise ;
  • ensuite, des morceaux d’autres albums dont la set-list a évolué au fil des trois concerts « pour remercier ceux qui sont venus les trois soirs », commentera l’artiste.

Le récital du lundi – auquel nous assistons – est d’ailleurs la victime du succès : devant le remplissage trrrès rapide des deux premières propositions, une troisième édition du show a été ajoutée. Tant mieux pour nous, mais un peu moins pour l’artiste car, cette fois, la salle est loin d’afficher complet.

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=5P3Ukihr7iQ[/embedyt]

 

La première partie du concert décline deux plages d’environ vingt minutes pièce inspirées par l’exploration astronomique. Elle s’ouvre sur « Objects Outlive Us ». Dans une atmosphère planante et prenante, Steven Wilson ne rate pas son entrée dans les hautes sphères du falsetto pour narrer la découverte d’un espace sans empreinte de singe, où les objets inanimés ont

  • une existence,
  • une voix et
  • une envie d’exister malgré l’oubli.

La vedette est accompagnée par

  • Nick Beggs à la basse,
  • Craig Blundell derrière les fûts,
  • Adam Holzman aux claviers et
  • Randy McStine à la gratte et aux chœurs.

D’emblée, dans cet univers intergalactique, tout transporte :

  • le son,
    • excellent,
    • précis,
    • défini avec netteté dans tous les registres ;
  • la variété de l’inspiration et néanmoins l’art de Steven Wilson pour assurer la continuité narrative
    • (itérations,
    • tuilages pour fondu-enchaînés,
    • contrastes brutaux, etc.) ;
  • la capacité à
    • forger une mélodie,
    • surprendre l’esgourde,
    • fomenter une ambiance
      • folk,
      • méditative ou
      • rock ;
  • la maîtrise collective
    • des synchronisations,
    • des intentions et
    • des nuances ;
  • les mélanges et les agencements rythmiques, tant du tempo que de la battue (usage malin du ternaire qui swingue, mais aussi superbe quasi récitatif à 5/4 pour « The Buddha of the Modern Age ») ;
  • l’équilibre entre les parties instrumentales et chantées ;
  • la diversité des sons de tous – en tant que collectif – et de chacun personnellement (feat. le superbe lancement de basse bien grasse et saturée dans le second instru de « Objects Meanwhile »).

Il y a tout ce qu’il faut pour ébaubir les portugaises et l’esprit :

  • énergie des mélanges,
  • musicalité des soli,
  • qualité des musiciens,
  • mystère des paroles qui assument que la seule question relative à notre disparition est celle du quand nous serons « still, back there, in dust, the Earth destroyed » ainsi que le stipule la fin de la partie intitulée « Ark », et
  • poésie étonnante des vidéos qui, certes, distraient l’attention auditive mais contribuent également à porter le souffle du morceau.

Au point que l’on craint d’aborder « The Overview », le second titre de cette première partie : saura-t-il nous saucer autant que son prédécesseur ? Au disque, cette saga nous avait enserré dans ses rets mais moins secoué. Les vibrations du concert changeront-elles notre légère réticence ?

 

[embedyt] https://www.youtube.com/watch?v=OIXs9dJlVEc[/embedyt]

 

Du moins le début technoïsant nous rassure-t-il sur les recoins qu’il reste encore à explorer dans l’univers et sur la palette de Steven Wilson. La section « Perspective » égrène des distances entre objets célestes. Le côté planant, qui permet aux artistes de souffler deux minutes, dialogue avec la vidéo spatiale, prenant le temps qu’il faut – et c’est appréciable – pour permettre au spectateur de quitter l’atmosphère en douceur. La trajectoire des machines sonores s’infléchit en souplesse pour se diriger vers un folk à la Toad The Wet Sprocket, que paillettent (et hop)

  • une batterie tranchante,
  • des chœurs ciselés, presque post-Yes par moments, et
  • des changements de registres vocaux maîtrisés,

tandis que le narrateur se connecte à l’univers (« I see myself in relation to it all », « Each moment for me is a lifetime for you ») à la « beauté infinie », au point que cette réalité pourrait bien n’être qu’un rêve. Aussi se laisse-t-on volontiers subjuguer, notamment par

  • les différentes sonorités du bassiste (changement d’instruments, jeu coll’arco ou senza quand la basse s’y prête),
  • la puissance du beat que sait mélodiser – popopo – l’usage séduisant des percussions métalliques,
  • la parfaite connexion entre
    • la vidéo,
    • la musique et
    • les questions posées par les paroles sur ce moment où « all permanence of matter disappears » comme il est stipulé dans la section intitulée « Infinity measured in moments »,
  • l’efficacité des breaks, et
  • la musicalité millimétrée de l’exécution, soli compris.

Moins spectaculaire que « Objects Outlive Us », « The Overview » n’est pas moins inventif et ensorcelant, bouclant ainsi une première partie soufflante. Plus d’épithètes à retrouver dans une prochaine notule pour la suite du compte-rendu !