
Le wokisme est un oxymoron sur pattes. Il exalte l’identité tout en la réduisant à un trait collectif (l’individu est invité à rejoindre une communauté de gens porteurs d’un même stigmate, donc à ne plus se définir qu’à travers ce stigmate). Il participe d’une hashtaguisation de la société où le mot-clef est à la fois
- affirmation d’un soi collectif,
- revendication et
- pitch.
Ainsi de Harald Beharie, qui « évolue nu sur scène », comme il l’a montré dans Batty Bwoy (« garçon de cul » dans quelque jargon local), « solo » issu de son séjour de « six semaines, en 2021, dans la communauté homosexuelle » jamaïcaine. Avec cette performance tantôt proposée en Île-de-France, il dénonce le fait que « l’homophobie est présente partout ». Ce propos se prolongera avec Undersang, « rituel queer qui cherche à célébrer le corps et la nature en cherchant (sic) un terrain pour la guérison » (Le Monde, 7 juin 2025, p. 24).
Dans la perspective de notre compte-rendu, nous sommes sensibles à la réduction de l’individu à des traits communautaires (Jamaïcain d’Europe + homosexuel) et à la victimisation revendiquée, visant à transformer un état (je suis homosexuel) en une cause à défendre (la société est homophobe). Ces caractéristiques participent de ce que les auteurs de Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage dirigé par Emmanuelle Hénin et alii appellent des « fracturations identitaires », thème de la troisième partie. À les lire, la posture woke aurait contribué à un basculement social. Jadis, nous étions invités à « communier dans une culture et des symboles pluriels, mais rattachés à un écrit collectif unificateur ». L’identité de chacun était appelée à se fondre – et non à se dissoudre – dans le creuset républicain. Depuis, « l’idéologie de la différence a dénigré le roman national » dessinant une nouvelle « ingénierie sociale ».
Pour approfondir les termes du débat, Michel Messu se propose d’examiner la mutation « de l’identité à l’identitarisme ». À cette fin, il examine la notion d’identité en reprenant longuement des propos de Nathalie Heinich, première contributrice à ce recueil d’articles car première à avoir identifié le potentiel éditorial de cette thématique. Sous les auspices ad hoc, Michel Messu définit l’identité comme « la représentation que l’on se fait de soi, représentation partagée lorsqu’il est question d’identité collective ». En ce sens, « l’identité nationale (…) ne saurait être le tout de l’identité d’un individu, mais l’identité d’un individu ne saurait s’abstraire de l’ensemble national auquel il participe ». L’identité individuelle serait moins fluide que poreuse, exsudant et ingérant en va-et-vient une identité collective de laquelle elle participe et qui la nourrit. C’est pourquoi, sociologiquement, « l’identité n’est pas unidimensionnelle » : elle n’est pas uniquement liée à la manière dont se perçoit un individu ; et elle s’inscrit dans un processus évolutif « mobilisant des faits objectifs et des états subjectifs ». Autrement dit, elle n’est fixable ni en essence (ma substantifique moelle n’est pas liée qu’à moi) ni dans le temps (mon identité est appelée à évoluer).
Après la paraphrase de Nathalie Heinich, Michel Messu aborde la question en remixant une sienne publication sur « les racines » et « le mythe identitaire », parue vingt ans plus tôt chez Hermann. Le rôle des racines dans la construction de l’identité est métaphorique. Il désigne « ce que l’on va tenir pour une certaine permanence d’appartenance » ou, au contraire, ce qui va permettre de constater, avec fierté ou consternation, « la rupture avec une appartenance première ». Ladite appartenance n’est pas toujours liée à la réalité objective, comme l’a constaté le sociologue sur le terrain. Ainsi de cette vingtenaire bourguignonne qui s’était prise de passion pour la culture polonaise (dans laquelle elle n’avait pas vécu) du jour où elle s’était offusquée que le nom polonais de sa mère eût été effacé par le patronyme de son père.
- Apprentissage de la langue,
- recherche de la famille maternelle,
- séjours au pays et
- cuisine du pays fantasmé
lui ont permis de se fabriquer une identité
- conquise,
- reconstruite et
- fictive
au sens de fingere, fabriquer, selon laquelle je puis fabriquer l’identité qui me construit. À l’inverse des « papiers d’identité » qui « réifient l’identité de la personne », l’identité vécue se dérobe au figé pour devenir récit et se confronter au rapport à l’autre (par exemple, le fait d’être traité de « sale nègre » dans une cour d’école peut contribuer à conscientiser ma négritude et me renvoyer à la construction d’un « récit des origines » alla Mircea Eliade). Aussi Michel Messu propose-t-il de « regarder le processus de construction de l’identité comme relevant d’une activité mythogénique » potentiellement source de rituels permettant à l’individu de suivre, selon une terminologie proche de Nobert Elias, à la fois
- son « Je »,
- le « Nous » constitué des « Je » qui lui ressemble, et
- les « Autres »,
avec des degrés d’assimilation ou de confrontation variables (par exemple, »Je » peux
- détester les « Nous » parce qu’ils me désingularisent,
- idolâtrer « les Autres » parce que leurs différences me fascinent, voire
- détester le « Je », trop banal comme me le montre l’existence des « Nous » ou trop nul comparé aux « Autres »).
Dans cette perspective, l’identité n’est plus perçue comme figée et, pour ainsi dire, fatale. L’individu est amené à construire son récit identitaire à partir d’éléments substantiels ou de détails, et en interagissant dans son espace social. Les dangers de cette construction sont connus. Parmi eux ,
- « la fatigue d’être soi » à force de vouloir accomplir le projet identitaire que l’on a défini en cherchant à
- « se réaliser »,
- « être soi-même », bref,
- « s’accomplir » ;
- la déstabilisation de son Moi à travers la confrontation à des identités collectives plus affirmées ; et
- l’identitarisme, hypertrophie caractérisée par « l’exaltation d’un trait identitaire partagé par un ensemble d’individus ».
Ce dernier danger fonctionne comme
- attribution (tu es tel trait),
- assignation (ce trait t’oblige à tel comportement ou tel positionnement), et
- essentialisation (tu n’es plus un individu mais un trait identitaire qui écrase toutes tes autres dimensions).
In fine, l’identitarisme « fait disparaître le citoyen au profit d’une entité catégoriale qui le fractionne » et l’amène à considérer les non-Moi comme
- négatifs,
- stigmatisants et
- hostiles.
L’imposition normative d’une identité remplace l’exercice identitaire par « la scansion d’un récit mythique, souvent fabuleux ». L’identitarisme est une surenchère qui consiste à
greffer sur l’un des traits constitutifs de l’identité individuelle une surabondance de sens collectif puisant dans un imaginaire (…) combinant des vérités établies, des demi-vérités construites pour l’occasion, des sophismes érigés en certitudes voire des fantasmes énoncés de la manière la plus apodictique [en gros, avec une telle évidence que même une énorme débilité paraît incontestable] qu’il soit.
Au terme de la lecture de cette contribution, on peut regretter que le wokisme ne soit pas abordé frontalement par l’article ou, au contraire, se réjouir que, pour une fois, des termes et des concepts essentiels à la compréhension du phénomène soient examinés avec la précision nécessaire ; et ce qui est formidable avec l’esprit humain, c’est qu’il est fort capable d’adopter simultanément ces deux postures incompatibles… en attendant un prochain épisode autour de l’intégration des enfants d’immigrés « par temps d’ignorantisme ». À suivre !