
Il y a chez Jean Dubois un côté conscient-de-ce-qui-se-trame-quand-on-chante qui s’affirme. Une envie de défier l’évidence. Une remise en cause féconde. Chanteur au répertoire joyeux, associant
- savoir-faire et astuce,
- art de la mélodie et sens de la narration,
- tradition de la chanson finement troussée et refus de s’enfermer dans sa caricature,
l’homme se débat avec ses envies d’autre chose en général et de piano en particulier. Au mitan de son tour de chant fomenté pour le Petit Ivry Cabaret, endroit toujours aussi sympathique à visiter, il remixe instrumentalement une chanson où « y a pas de parole, le problème est là ». Toutes proportions gardées, on entend Georges Brassens s’affirmant « tout aussi musicien que vous, tas de bruiteurs ». L’artiste sait qu’on l’attend sur ses hits imparables, mais il tient à donner une autre dimension à son travail en offrant un pas de côté. Une dissonance. Un enrichissement. Quitte à sourire de son projet en lâchant ! « J’fais bien la dernière note, hein ? »
Malgré son métier évident, le type est un modeste, peut-être parce que les p’tits pays, c’est pas ça qui manque. Avec « Les rues sont à tout l’monde », il fracasse le cabaret tant par l’efficacité de cette chanson formidable que par son accompagnement pianistique. En effet, son auto-accompagnement léger s’amplifie avec une progression maîtrisée, qui joue davantage sur le spectre du clavier (de plus en plus aigu, de plus en plus grave) que sur l’intensité. C’est finement joué pour un chanteur qui assume de ressembler « à beaucoup de chanteurs connus et pas connus, à beaucoup de gens, en fait » car « les choses nous rappellent souvent autre chose qu’elles ».
La multiplicité du possible et l’unicité paradoxale du réel irriguent et structurent l’imaginaire artistique du chanteur. Le confirme la chanson suivante « que j’avais enterrée dans mon répertoire pour le plaisir de la ressortir ». « Les cabarets » s’amuse de ceux qui pensent « sauver la chanson » en cultivant le souvenir fantasmatique des « beaux jours passés », sans masquer le fait que Jean Dubois lui-même, comme tant d’autres fredonneurs, se bat pour sauver la chanson donc se sauver lui-même dans un monde qui, faute d’indiquer « where we’re heading », « don’t make sense no more », comme il le chante en reprenant « Señor », hymne mystérieux claqué par Bob Dylan en 1978.
L’évocation instrumentale de chansons d’antan recolorisées au piano permet de folâtrer jusqu’à « L’Étrangère », une mise en musique de Louis Aragon par Léo Ferré, où le souvenir d’une éphémère dont la robe tombait promptement convainc, mais qui en doutait ? que, à part la mort, rien ne dure car « l’amour s’arrête avec la pluie ». Le p’tit coin d’parapluie et l’orage n’ont qu’un temps. Moralité : il faut vivre l’amour au plus vite et au plus concret de la chose. « Marguerite » nous y incite. Au reste, Jean Dubois revendique d’avoir fomenté cette chanson incongrue à l’heure de la pruderie « me too » pour « me moquer des p’tits villageois dans leurs discours adressés aux femmes ».
À la fois instrumentiste, auteur, auto-arrangeur et chanteur, l’artiste excelle à raconter la fragilité des lisières. Dès lors, rien d’illogique à ce que « Faut qu’j’te voie » évoque avec pudeur moins la frontière parfois floue entre amitié et amour que celle, pas toujours plus nette, qui sépare implicite et aveu. Ainsi Jean Dubois décrit-il le paysage de ses émotions – donc des nôtres – comme un palimpseste intérieur où ce qui se voit et se vit ne masque guère le passé.
Quand, dans « Hep, toi, là », il évoque « les travaux dans l’quartier » subis « au siècle dernier », il parle, dans un continuum spécifiquement romantique, autant de ce qu’il voit depuis sa fenêtre sur Paris que de ce qu’il vit depuis une séparation amoureuse déjà lointaine. Avec à peine « un couplet et peut-être un second », comme il le stipule, il avance dans l’architecture de son esprit par strates, bien plus géologue que photographe. Le fait, ce que nous prenons pour le réel, n’est pas un donné : c’est une histoire, une résonance qui, par la grâce d’un Bic, permet de finir une chanson (et un récital) au Pic.
Pour le rappel, l’artiste propose « une petite bricole et une chanson ». Une « mazurka pour AC/DC » lance le bouquet final, avec son alternance entre mineur et majeur. « Splash » conclut l’affaire avec maestria et rock’n’roll. Cette métaphore filée de l’amour comme flot qui
- glisse,
- mouille,
- mousse,
- tache (ça, c’est fait)
assume l’idée que, « si l’amour ne dure qu’un instant, ben merci pour le flash ». De la sorte, l’ACI boucle son concert avec une dernière évocation de la tension – pas toujours facile à vivre mais potentiellement inspirante – entre la profondeur des choses et l’évanescence des sentiments intenses.
Enfin, devant l’insistance d’un public chauffé à blanc, il accepte d’offrir un second rappel en entonnant l’un de ses nombreux tubes, « J’suis d’un p’tit pays », évocation d’un territoire lointain, aux saisons « discrètes », où il est vain de feindre d’être toujours celui qui sait le mieux. Un chant fédérateur, qui a quelque chose d’autobiographique pour chaque auditeur car ce pays, ce n’est pas un pays, ce n’est pas non plus l’hiver, c’est nous-même. Nous ne sommes pas que celui que nous semblons être ou que nous nous acharnons à jouer. Nous avons en nous cette résonance, cette histoire que, par la magie
- des mots,
- de la musique et, disons-le,
- du talent,
l’excellent Jean Dubois
- saisit,
- s’approprie et
- épanouit dans ses chansons.
Ce 17 octobre, au PIC, il l’a encore une fois démontré.
