Daniel Propper joue George Gershwin, Forgotten Records (2/2)

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Dans le premier épisode de cette recension, nous avons ouï la transcription d’une partition pour deux pianos orchestrée par un autre et arrangée par le même (si), et trois petits préludes écrits directement pour piano solo par le sieur George Gershwin. Dans ce second volet, voici son Songbook, transcrit par GG en personne et joué tel quel. Au programme : vingt minutes constituées de dix-sept miniatures dont l’ordre semble à la fois sujet à débat et sans réelle importance – ici, le choix se porte, à quelques exceptions près, sur une succession chronologique. Le livret souligne que ces transcriptions procèdent par la suppression des couplets, souvent mineurs au profit d’une musique révélant trois caractéristiques principales :

  • rapidité et danse,
  • mélodie simple et riche harmonisation,
  • superposition de rythmes divergents et lisibilité populaire du résultat.

« Swanee », en Fa, illustre l’efficience du swing rag, porté par une interprétation qui ne niaise point. « Nobody but you », en Mi bémol, s’ébaubit « capricieusement » des contretemps et d’une main gauche bondissante. « I’ll build a Stairway to Paradise », en Do (et ouvert sur une septième pour suspendre la fin), s’amuse avec des octaves et des relances en triolets descendants. « Do it again », en Fa, est une complainte jouant sur le chromatisme et le dialogue entre binaire et ternaire.
Le redoutable « Fascinating Rhythm », en Mi bémol, fait son miel d’un déséquilibre où

  • contretemps,
  • surgissement du ternaire et
  • appogiatures sont rois (ci-dessous, faute d’illustration par l’artiste du jour, la version exacerbée par Earl Wild via Vittorio Forte).

« Oh, Lady be good! » (avec deux “o », faut pas exagérer), en Sol, se divertit de fausses dissonances portées par une harmonisation facétieuse et des appogiatures tenaces. « Somebody loves me », en Sol itou, hésite entre la sagesse du 4/4 presque sérieux et la liberté des appogiatures, des triolets et des contretemps. « Sweet and low-down », toujours en Sol, revendique un tempo « Slow (in a jazzy manner) », se plaît à claudiquer çà et à danser là. « That certain Feeling » se revendique “ardent », avec sa main gauche déchiquetée et sa main droite prompte à dégainer des octaves toniques.

 

 

« The Man I love », en Mi bémol et sur trois portées s’il-vous-plaît, est l’une des plus longues mélodies transcrites, avec près de 2’ au compteur (seule « Liza » dépasse cette barrière). L’air chante l’espoir palpitant du Prince charmant avec

  • arpèges,
  • grands accords portant la mélodie et
  • structure ABA.

« Clap yo’ hands », en Si bémol, est un ragtime qui utilise sans modération les sautes d’octave donc d’intensité. « Do do do », en Mi bémol et « in a swinging manner » et parfois « playfully », fonctionne essentiellement sur la croche pointée double agrémentée de triolets et d’une pimpante harmonisation. « My one and only » esquisse une énergie joyeuse où les croches pointées + double mettent en branle la mélodie souvent doublée à l’octave pour plus d’effet. « ’s wonderful », en Mi bémol et ABA itou, substitue au plaisir mélodique

  • la légèreté,
  • la simplicité et
  • quelques effets rigolos comme le glissendo, loin de la « mélancolie » que l’indication liminaire promettait !

« Strike up the band! », en Si bémol, est annoncé « in spirited march tempo », mais fonctionne avec ce « piquant » brillant et drôle à même de convenir à beaucoup, y compris à ceux qui estiment que « la musique qui marche au pas, cela ne nous regarde pas ». « Liza », en Ré bémol, est promis « languide », ce qui lui permet de mieux contraster une constante posée, d’une part, avec, d’autre part, des embardées rythmiques dans la partie A. Dans la partie B, un rythme pointé permet à la main gauche d’assurer le groove. Une variation plus brillante et une autre plus sentimentale préludent à une coda toujours aussi finement harmonisée. « I got Rhythm » (ci-dessous dans la version extrapolée par Earl Wild et propulsée par Vittorio Forte), en Ré bémol surtout… jusqu’au Fa de la dernière partie, décidément, est un hénaurme tube fondé sur

  • les contretemps,
  • une mélodie accrocheuse et
  • des astuces pianistiques fort capiteuses telle cette répétition de notes « martellato ».

 

 

Le voyage se finit avec « Who cares? » (titre complet : quelle importance tant que tu es à mes côtés ?), en Do et « plutôt lent ». Les réponses pointées de la main gauche mettent en relief la complexe mélodie enrobée d’une harmonisation captivante. Ainsi s’éteint un voyage varié et groovy, interprété avec

  • science,
  • swing et
  • cette apparente simplicité qui libère la mélodie du guindé chéri de certains musiciens savants tout en l’exonérant d’une vulgarité provocatrice de certains sachants croyant s’encanailler quand ils fricotent avec le jazz.

Pour lancer la troisième partie patchwork de ce récital, voilà trois transcriptions signées par l’harmoniumiste Artis Wodehouse, des « improvisations sur des chansons » gravées sur rouleaux par George Gershwin, spécialité que la diplômée de Yale cosigne parfois avec George Litterst. Premier titre sur le grill, « Looking for a boy » où une petite fille cherche

  • un garçonnet,
  • l’amour qu’il lui apportera et
  • l’harmonie dont elle rêve.

Pendant 45 secondes, le thème pointé se développe au médium, avec accompagnement dans les graves et commentaires rythmés dans l’aigu. Une seconde thématique se glisse alors, entre énoncé simple et traits virtuoses que Daniel Propper ne cherche pas à surnuancer. En fin de bal, la mélodie alterne entre alto et ténor avant le retour du motif liminaire.
« Maybe » est un duo entre Jimmy et Kay qui devisent de l’art, peut-être, de découvrir, peut-être, où trouver son lover, peut-être, afin que les portes du Paradis s’ouvrent, p’t-être bientôt, p’t-être plus tard. Le thème est énoncé puis développé avec un accompagnement enrichi, laissant penser que GG était un redoutable pianiste mais pas le plus inventif des improvisateurs. À partir de 1’34, le nouveau motif fait travailler les accords répétés qu’affectionne le compositeur sans oublier de solliciter l’ensemble du clavier. Le retour du thème A n’apporte guère de nouveautés mais conforte l’aspect roboratif du plaisir de l’air simple traité avec science et virtuosité, ce que confirme la dernière envolée.
« Someone to watch over me » raconte l’histoire d’un amour qui attend quelqu’un qu’il a hâte de voir, en espérant que cette personne sera celle qui veillera sur lui. Une intro tonique souligne que l’affaire est plutôt urgente. Le rythme énergique confirme que le désir de baisser la garde grâce au coup de foudre est pressant. La main gauche à son tour, sur des accords de sa consœur de droite, répète le projet. Le retour de l’énoncé premier boucle la boucle, coda conventionnelle donc bien tournée comprise. L’ensemble, avec brio, n’a pas grand-chose du charme des improvisations mais s’inscrit dans le cadre des transcriptions mémorielles – rien à voir avec les transcriptions de Pierre Cochereau par Jeremy Filsell, par exemple, où la question était plus le sens du travail colossal visant à recréer un moment sculpté pour l’éphémère : ici, il s’agit de prolonger une interprétation de qualité gravée à la volée par un pianiste vedette, sans apport particulier par rapport aux transcriptions qui précèdent. Et c’est sans doute ce continuum que veut souligner Daniel Propper, entre transcription et perception spontanée du potentiel pianistique d’un air de musical : une bonne transcription, sera-ce pas celle qui révèle non une disruption dans l’œuvre mais une cohérence de pensée entre le travail à la table et le boulot devant les micros ?

 

 

Suspendant l’interrogation sur la transcription, le ragtime Rialto Ripples est la première œuvre – en Ut – éditée par George Gershwin (et Will Donaldson) quand George avait 19 ans. Pièce sagement swinguante, elle est interprétée avec énergie par son porte-parole qui lui insuffle du tonus, modulation en Fa et trio compris. L’Impromptu in two keys, imaginé pour le musical East is West, défie la coexistence du Ré et du Mi bémol, occasionnant de soyeux frottements jamais poussés trop loin. Jazzbo Brown Blues est tiré de Porgy and Bess. Allegro moderato « in jazz manner », la partition gagne beaucoup à l’interprétation contrastée de Daniel Propper, qui renchérit sur le swing et donne des couleurs aux savoureuses dissonances distillées par le compositeur, beau decrescendo final inclus.
Écrit pour le film Shall we dance?, « Promenade (walking the dog) » est un Allegro moderato en Ut et en forme ABA, qui joue, guilleret,

  • des dissonances,
  • des appogiatures,
  • du balancement et
  • des tentations de polytonalité.

Pour la fin du récital, Daniel Propper propose une transcription d’un extrait de la Second Rhapsody pour piano et orchestre, situé environ à la moitié de l’œuvre. Lancé par un molto ad libitum, la pièce se meut sur un motif qui rappelle l’un des principaux thèmes de la rhapsodie bleue. Direction un sostenuto e con moto en La, où Daniel Propper n’hésite pas à octavier pour réussir à jouer tout seul ce qu’un arrangement de bon sens réservait à deux pianos. Une mutation en Ré bémol n’exclut pas les bizarreries sapides (1’42). Le retour en La n’enlève pas davantage l’émanation de réminiscences bleues dans une rythmique et un mesurage (de 2/4 à 8/4) saccadés. Un Allegretto en ré mineur malaxe alors le suraigu et le médium avant de déboucher sur un maestoso en La, certes, mais torturé et sèchement conclu par un accord de La arpégé pour marquer la fin. Sans doute la trace d’un work in progress, précieux pour rappeler quel compositeur était George Gershwin, par-delà l’habile mélodiste et harmoniste jusque-là illustré.
Pas de récital, sans bis : Daniel Propper place donc ici une Toccatina composée quand il avait vingt ans (ça arrive). Pulsée autant que dissonante, l’œuvre propose un motorisme hachuré qui se goberge et de virtuosité et des possibles du piano :

  • variété des registres,
  • percussion et répétitivité,
  • traits vertigineux,
  • interruptions brusques et
  • itérations au tempo souple,

tout concourt à un encore brillant et, mieux, laisse supputer qu’un disque de Propper par Propper serait un projet palpitant. En attendant, il y a ce disque

  • intelligent,
  • plaisant et
  • spectaculaire sans show-off.

On a connu pire teaser !


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