« Face à l’obscurantisme woke », Emmanuelle Hénin et alii (PUF) – 6

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Première de couverture (best of)

 

Dans nos précédentes chroniques, nous avons pu constater sous divers angles trois caractéristiques et projets du wokisme :

  • communautariser,
  • cliver et
  • réclamer.

Les pitchs de nombreux films du festival de Cannes ont ainsi montré cette tentative de cristallisation autour de catégories de personnes désignées comme minoritaires et victimes. La communautarisation devient l’aune de l’étalonnage artistique. Le plus souvent, les récits dits engagés visent – et ce serait leur droit le plus entier, si les organismes d’État ne finançaient pas à si grands frais de telles inclinations – à

  • fragmenter la société,
  • dénoncer une oppression actuelle ou passée (donc actuelle quand même) et, si possible,
  • en tirer quelque profit, qu’il soit
    • sonnant et trébuchant,
    • symbolique ou
    • d’image.

D’où l’importance de la mise en avant de thématiques tentant de désigner des « communautés » comme « les homosexuels » ou « les femmes ». Le grand prix de de la sélection « Un certain regard » a par exemple été attribué au Mystérieux Regard du flamant rose de Diego Cespedes, « sorte de conte queer autour d’un cabaret de travestis », tandis que le prix du scénario a été décerné à Billion de Harry Lighton, « servi par la performance du britannique Harry Melling en homme soumis aux moindres désirs d’Alexander Skarsgard » (in : Le Monde, 25-26 mai 2025, p. 23). En soi, rien de choquant, doit-on le préciser (apparemment, oui), dans ces thématiques et leur mise en avant, juste la question posée par leur importance proportionnelle.
De même, en écho moins italianisant au Fuori de Mario Martone, hommage à une « fille de militants antifascistes, elle-même libertaire et féministe », le « splendide » Love me tender d’Anna Cazenave narre la rupture qu’une mère de famille affronte après avoir « annoncé sa nouvelle orientation sexuelle à son ex-mari ». C’est l’occasion de lancer une « charge radicale contre l’idée même de famille » en dénonçant son soubassement, des « préjugés pétris d’une tacite misogynie qui entravent l’émancipation des femmes » (in : Le Monde, 23 mai 2025, p. 20). Dans cette mouvance, la victimisation des femmes par le patriarcat blanc côtoie volontiers la dénonciation d’une colonisation lointaine mais toujours présente mentalement et systématiquement catastrophique. L’important est donc de s’extasier devant l’audace nécessaire des cinéastes qui, comme Koji Fukada dans Love on trial, remettent en cause « les injonctions liées au genre » (in : Le Monde, 25-26 mai 2025, p. 23).
Dans ce contexte, mélanger plusieurs offuscations (par exemple posture dominante de l’homme et statut dominé des Africains) vaut un double bon point. Par exemple, Indomptables, « beau geste » de Thomas Ngijol, critique « le paternalisme élevé au rang d’être social, qui n’est évidemment pas sans lien avec l’héritage des structures coloniales » (in : Le Monde, 22 mai 2025, p. 24). Dans la cité aussi, un combo est toujours bien vu : Bordeaux va ainsi voir une place « renommée pour l’égalité femmes-hommes » du nom de Marielle Franco, « une activiste LGBTQIA+ brésilienne ».
Ainsi, les thématiques wokocompatibles insistent sur l’insertion des individus dans une communauté. Ne pas être membre d’une communauté, c’est passer du mauvais côté de la Force, soit parce que cette non-communauté est désignée à la vindicte populaire (ainsi de la cohorte des mâles blancs cisgenres hétérosexuels non déconstruits), soit parce celui qui pourrait être membre d’une communauté et s’y refuse devient rien de moins qu’un social-traître à la cause à laquelle on le veut réduire. Aussi l’esthétique wokocompatible tend-elle parfois à être considérée comme la norme. Un exemple récent le rappelle. Caractéristique d’un « opéra à la papa » selon Marie-Aude Roux, la mise en scène par Michel Fau du Vaisseau fantôme de Richard Wagner au Capitole de Toulouse inclut la transformation de Méphisto en « bourreau queer (capuchon rouge et torse nu boybuildé) » (in : Le Monde, 22 mai 2025, p. 25). Salut à toi, papa !
Là encore, la présence de la trilogie de victimes chère aux wokimaniaques

  • (femmes,
  • racisés,
  • LGBTQIA+)

dans la sphère culturelle médiatisée n’a, en soi, pas grand-chose de scandaleux ou d’olé-olé – hormis, en l’espèce la tendance à souiller les grandes œuvres opératiques par une esthétique homosexualisante hors de propos. En revanche, l’omniprésence de ce trend, et hop, pose triplement question :

  • ne réduit-elle pas le champ des possibles pour les créateurs ?
  • ne contribue-t-elle pas à une baisse d’appétence des consommateurs ?
  • n’étouffe-t-elle pas d’autres voix, d’autres sensibilités, d’autres façons de voir à force de laisser penser qu’il existe une pravda et un seul type de sujet susceptible d’intérêt médiatique, voire que toute dissonance serait plus qu’une fausse note stimulante :
    • un conservatisme attisant la haine en jetant de l’huile sur le feu du vivre ensemble,
    • un effrayant rejet de l’autre – rejet que l’on espérait d’un autre âge, vite, une marche blanche contre la haine, voire
    • le traditionnel rappel des pires heures – sombres et nauséabondes – de notre Histoire ?

Face à l’obscurantisme woke (PUF), ouvrage dirigé par Emmanuelle Hénin et alii, est principalement axé sur cet aspect totalitaire et religieux du wokisme, courant qui consiste à inciter chacun à se regrouper avec de supposés semblables pour se sentir victimes, combattre contre l’oppression de sa minorité et ne plus voir qu’à travers le prisme de l’oppression victimisante. Impossible d’y faire l’économie d’une réflexion sur sa dimension religieuse, la religion étant à la fois

  • foi, haha (ben on va s’gêner, tu penses),
  • soumission à des dogmes et
  • aspiration à l’universalité c’est-à-dire à une uniformisation conforme à la chapelle où l’on patenôtre.

C’est à André Perrin qu’échoit le défi de déterminer d’une part si « le christianisme est soluble dans le wokisme » et, d’autre part, si le wokisme est une religion, selon la conviction de Jean-François Braunstein. La double interrogation est d’autant plus vibrante que maints analystes estiment que la sensibilité woke prend sa source dans une dynamique de contrition très chrétienne. Selon Olivier Moos, cité par le contributeur,

 

la rédemption des péchés du monde ne se réalise plus à travers le sacrifice christique mais par celui du bouc émissaire, à savoir la figure de l’homme blanc hétérosexuel, symbole qui réunit les trois fautes à la racine des injustices (…) : la masculinité, la blanchité et l’hétéronormativité.

 

Comme toute religion, le wokisme vise à « fournir une explication globale du monde » en articulant « toutes les formes

  • d’exploitation,
  • de domination et
  • d’oppression ».

Pour les partisans de cette cosmogonie, c’est pas rien, il s’agit d’un « combat généreux pour

  • l’universalisme du droit,
  • l’égalité et
  • la liberté ».

Et André Perrin de convoquer l’une des nombreuses foutaises prononcées par feu le pape François, celle où il propose une équivalence entre la « violence islamique » et la « violence catholique » afin d’éviter toute accusation d’islamophobie. Le catholicisme n’est pas un wokisme, mais il peut se laisser largement contaminer par cette autre religion grâce à l’hypocrisie dont il est coutumier. L’objectif : désamorcer certaines critiques qui lui étaient adressées.
De même que, naguère, il a remplacé la traduction de « juifs » pour désigner les juifs qui conspuaient le Christ par « la foule » pour ne plus avoir à répondre d’incitation à la haine contre un peuple déicide, de même il continue de réserver la prêtrise et ce qui s’ensuit aux mâles tout en réécrivant des prières afin qu’elles soient plus inclusives, et en incitant les fidèles à ne pas dire

  • « les hommes » sans aussitôt dire « et les femmes »,
  • « les frères » sans aussitôt dire « et les sœurs »,
  • « tous » sans aussitôt dire « et toutes ».

Selon André Perrin, les problématiques woke interpénètrent vieilles lunes et tabous structurants des chrétiens en général et des cathos en particulier. Ainsi, quand les égéries wokistes dénoncent le sexe pour promouvoir le genre, elles expliquent que le corps est une construction culturelle qui n’a pas de fondement objectif.  Les religions chrétiennes – pas que, mais celles-là sont le sujet de l’article – tentent de codifier l’usage du corps car si Dieu s’est fait chair, il convient de préserver sa pureté au corps donc de rejeter le plus possible sa réalité physique. Le corps n’existe que dans la mesure où l’esprit l’efface. Il y a là, explique l’auteur dont nous résumons à grands traits le propos, le retour d’une hérésie gnostique sur la relativité du corps conçu comme « un vêtement dont on pourrait changer ».
Dans la perspective stimulante ouverte par cet article, on ne peut que regretter que les directeurs de l’ouvrage n’aient pas osé aborder la question de l’islam, religion qui connaît la plus grande expansion en France, au-delà des polémiques fréristes, et dont les frictions avec la vulgate wokiste laissent présager d’étincelles crépitantes. Hélas, après le travail d’André Perrin, prudent, donc trop prudent, autant dire un rien couard, mais faut bien survivre, l’ouvrage ferme le ban sur les questions institutionnelles pour l’ouvrir sur les questions scientifiques, objet d’une deuxième partie que nous recenserons bientôt.