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Nicolas Horvath, la nuit et la lumière, lors d’un concert-performance à Misy-sur-Yonne. Photo : Bertrand Ferrier.

 

En cinq épisodes, à l’occasion de la parution de ses Préludes à la lumière noire, Nicolas Horvath nous a invités à plonger sans filet dans les mystères de la musique électro-acoustique en général et de sa musique électro-acoustique en particulier. En guise de bonus-résumé, voici le texte du livret griffonné pour accompagner le disque.

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1. Géologie des préludes
2. Identité du compositeur

3. Dissection de la composition
4. Architecture de la musique
5. Éloge de l’écoute

6. Bonus : le livret du disque


Introduction à treize des fascinantes dualités propres aux Préludes à la lumière noire

 

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin, avec le flux, nous fait voir trente voiles,

narrait don Rodrigue. Nicolas Horvath, lui, ne dévoile que dix-sept fois son âme à travers les Préludes à la lumière noire, mais avec quelle fougue !
Janus étonnant, l’artiste a sévi à la fois dans la scène underground, notamment sous l’appellation de Dapnom, et dans le monde redoutable du piano virtuose. Aujourd’hui, voici que l’interprète formé à la composition électro-acoustique se propose de travailler une synthèse entre ses deux visages. Interrogez-le sur le pourquoi du projet, il affirme : « J’ai changé. Il m’est arrivé de traverser des périodes noires. Des moments où je croyais être au fond du gouffre, puis je m’enfonçais un peu plus, et le gouffre ne m’en paraissait que plus fascinant… mais je m’enfonçais. » Patente dualité (1) entre la complaisance dans l’autodestruction et la conscience de ses conséquences !
La ligne de vie à laquelle s’est accrochée l’artiste durant sa longue chute ? La composition. Ses préludes, qui fricotent plus avec le fracas de la Cinquième sonate qu’avec l’élégance de la Sonate-fantaisie d’Alexandre Scriabine (compositeur fétiche du compositeur ici discuté), en témoignent. Ils ont trouvé leur forme définitive récemment, mais ils reposent sur un matériau aux strates chronologiques complexes. Des œuvres anciennes remastérisées côtoient des pièces créées pour cette série ; d’autres mélangent motifs archéologiques et recomposition ultérieure ; et d’autres, aussi, plus difficiles à ouïr, ne sont pas sur ce disque. Inutilisables. Redondantes. Hors-sujet. Et cependant indispensables pour définir l’étendue et le contenu de la sélection ici présentée. Dualité (2), encore, entre ce qui fut et ce qui reste.
Contre toute attente, le fait qu’il n’y ait « que » dix-sept préludes et non vingt-quatre tels qu’on eût pu l’imaginer, Nicolas Horvath n’y voit rien de signifiant. Certes, un autre projet existe autour de vingt-quatre préludes électro-acoustiques « qui ne verront peut-être jamais le jour ». Reste que, ici, le compositeur se libère du chiffre marmoréen… au moins par rectitude radiophonique : « Un jour, sur la BBC, j’ai présenté le dix-septième prélude comme le dernier. Il n’était pas question de revenir sur ma parole. » Dualité (3), donc, entre l’œuvre de 73’ ici assemblée, et les attentes topiques donc les manques qu’elle suscite.
Bien sûr, cette fausse incomplétude a beau ne pas être signifiante aux dires de l’artiste (qui n’engagent que lui, c’est leur intérêt), elle n’est pas non plus insignifiante. Que cela convienne ou non à M. Le Compositeur, l’incomplétude en question questionne le concept de « prélude ». Dix-sept, sera-ce pas le prélude de vingt-quatre ? « Pas du tout, fulmine Nicolas Horvath. J’adore les préludes de Chopin, évidemment. Mais, pour ma part, j’emploie ce terme parce qu’il désigne une forme souple, que l’on ne peut réduire à aucun schéma. Quand j’apprenais l’électro-acoustique, j’ai avant tout appris à briser les formes. À ne pas m’en tenir à des schémas prédéterminés, comme la fameuse forme Δ, avec crescendo-decrescendo. Surprise et variété sont indispensables. » Dualité (4), décidément, à cause du terme « prélude ». Au concept plus que connoté en musique savante s’ajoute une volonté de détimbrer ce qu’il représente, sur l’air de : « Cette forme s’appelle prélude parce qu’elle n’a pas de forme. »
Dès lors, la geste compositionnelle de Nicolas Horvath revendique à la fois la maîtrise savante du matériau sonore et le lâcher-prise permis par le prélude. « N’oublions pas que préluder, ça voulait aussi dire improviser », nous glisse le maestro, qui revendique dès lors la géologie comme une technique d’écriture stratifiée. « Quand j’ai vraiment commencé d’écrire, nous confie-t-il, impossible de passer par Pro Tools. Dans les versions de base, on ne disposait que de quatre pistes. Acid Pro offrait un nombre de pistes illimité. C’était ma vision de la musique. J’ai besoin d’espace pour travailler la disposition des événements sonores. » Foin de partition grattée à la plume d’oie : quand l’encrier est un Macintosh, la composition devient mise en ondes digitale d’un espace intérieur résolument ancré dans une dualité (5) qui sculpte le son entre puissance expressive et générosité énigmatique. En gros : on voit bien ce qu’exprime le compositeur, mais est-on sûr que c’est ce qu’il a souhaité exprimer ?
Cette question banale se pose d’autant plus que les préludes n’ont pas de titres. Juste des numéros. Pour découvrir le contenu de chaque piste, il faut plonger avec le compositeur dans des œuvres qui revendiquent

  • l’asymétrie,
  • la complémentarité et
  • la friction

en lieu et place d’un programme. Si on demande à Nicolas Horvath comment mieux comprendre son propos – est-ce en écoutant les dix-sept préludes en bloc ou en goûtant la spécificité de chacun, un par un ? –, il sourit : « Les deux options se défendent. Chaque prélude est indépendant, au sens où il ne s’inscrit pas dans une architecture figée a priori. Néanmoins, j’ai aussi beaucoup travaillé et retravaillé la forme d’ensemble pour éviter que l’auditeur ne s’ennuie. Donc l’ensemble est aussi pensé pour être écouté d’un bloc. »
S’articulent ainsi deux pôles puissants : d’une part, les cahots du chaos intérieur dont ressortissent ces œuvres – citons

  • le mystère du propos,
  • la narrativité que le compositeur se plaît souvent à briser pour éviter l’évidence formelle,
  • les surprises
    • (sons et attaques variés,
    • imprédictibilité du discours,
    • contrastes d’intensité,
    • jeu sur les breaks…) ;

et, d’autre part, les habiles ligatures du discours qui forment la signature sous-jacente de Nicolas Horvath

  • (leitmotivs,
  • récurrences de sonorités,
  • retour d’enchaînements ou de brisures, etc.).

De la sorte appert la dualité (6) d’un œuvre fragmenté en dix-sept parties et présenté comme un tout, sans qu’il y ait, à l’instar des autres dualités, opposition entre les piliers holiste et individualiste, au contraire.
À ce stade de l’introduction, parlerait-on plus ampoulé et fat que technique, l’on se gobergerait de la ductilité de l’agogique portée par ces passionnants préludes. Comme on essaye de ne pas se payer de mots, même si le sens est proche, l’on préfère promettre au lecteur que, assurément, il jouira de la dualité (7) souple avec laquelle le compositeur parvient, d’une part, à apposer son sceau en nous permettant de reconnaître sa patte, et, d’autre part, à offrir un miroitement de variations, infimes ou extrêmes, dans le traitement de ces éléments caractéristiques – à la manière de ces compositeurs minimalistes qu’il aime et pratique tant, lesquels semblent ressasser un motif perpétuel alors qu’ils le soumettent souvent à des manipulations plus ou moins discrètes.
Cette nouvelle dualité en recouvre une autre (8) : le compositeur est ici son propre exécutant et technicien, donc son propre interprète. Ce terme, il faut sans doute l’entendre moins dans sa dimension musicale que dans son acception linguistique voire psychanalytique. Nicolas Horvath ne nous impose pas la contemplation de son désespoir, si puissant car radical, si fascinant car enragé, si déterminé car sublimé soit-il. Il nous place face à des sons qu’il a composés puis recomposés à partir d’un ressenti qui, par contamination vibratoire, devient nôtre.
Ne lui en déplaise, Nicolas Horvath est moins un compositeur qu’un recompositeur. Il ne dit pas : « Ça, je l’ai composé quand j’étais triste parce que », à supposer qu’il y ait jamais lieu d’ajouter un parce que, mais : « Ça, je l’ai composé, donc recomposé. » Les préludes ne préludent à rien d’autre, peut-être, qu’à notre interprétation, à notre impression, à notre capacité à avoir assez d’audace pour nous laisser engloutir par la lumière noire et son venin salvateur. Dualité (9) de l’auditeur devenu interprète car complice…
En somme, Nicolas Horvath n’écrit pas de la musique pour feindre d’organiser, sinon le bruit du monde, du moins ses – donc nos – chaos intérieurs. Il compose une musique qui cristallise voire enfante les chaos de nos âmes à mesure que nous l’écoutons. Il transforme en poésie sonore

  • les rumeurs qui nous habitent,
  • les tumultes qui nous saturent et
  • les apocalypses qui sont, enfin, susceptibles de nous révéler à nous-mêmes.

Incontestablement, son travail défie l’auditeur, le déstabilise, l’interroge ; et la réponse à ce défi ne saurait être univoque, à l’image d’une œuvre duelle à de multiples titres. Œuvre de l’unité retrouvée – l’électro-acousticien insère sciemment du piano retravaillé dans ses préludes, notamment le quatrième et le huitième –, mais œuvre du vertige et des abysses qui n’en finissent pas de hanter la psyché du créateur (10). Œuvre désespérée et coruscante (11), suffocante et aussi jouissive qu’une phobie d’impulsion (12), propulsée avec une hauteur de vue et une richesse de matériaux telle qu’elle paraît plus enthousiasmante à chaque réécoute.
Certes, on écoutera d’abord ces préludes pour les tourments qui les animent. Puis, dualité (13) oblige, on y découvrira sans doute les rais de lumière qui les éclairent. En effet, chez Nicolas Horvath, rien n’est univoque et « un peu de paix soupire entre deux craquements impétueux »[1]. Chez ce compositeur, inlassablement insaisissables, les préludes fuguent. Admettons-le, ce n’est pas le moindre des duels charmeurs auxquels ils nous provoquent.


  1. Paul Valet, « Solstices terrassés » [1983], in : Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ?, Le Dilettante, 2020, p. 73.