Orlando Bass joue Olivier Penard et Orlando Bass (Dux, 1/2)

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Enregistré avant et après le Premier confinement, le premier double album d’Orlando Bass, sponsorisé par la Banque populaire et porté par le label polonais Dux, s’éloigne résolument des standards du genre.

  • Ce n’est pas un double récital réuni en coffret, car les deux compositeurs ici présentés revendiquent des affinités jusque dans leurs divergences ; et
  • ce n’est pas non plus un dialogue entrelacé comme on en a ouï récemment entre Mompou et Bonet ou entre Miaskovsky et Bacri, car
    • un disque illustre l’œuvre pour piano d’Olivier Penard (né en 1974) ;
    • l’autre, l’œuvre pour piano d’Orlando Bass (né en 1994), interprète passionné de musique d’aujourd’hui (en témoignent, par ex., sa participation au prestigieux concours de piano d’Orléans 2020, après son disque de préludes et fugues des vingtième et vingtet-unième siècles) et, donc, compositeur.

Cette association entre une dichotomie franche et un système d’échos supposé invite donc à transformer sa mémoire auditive en chambre d’écho ou en caisse de résonance afin de s’approprier et de faire signifier la mise en parallèle des deux disques réunis par un interprète exceptionnel dont on a, tantôt, tressé quelques louanges çà et puis écouté la parole. 

1.
Olivier Penard‘s piano works

Le premier disque explore l’œuvre pianistique d’Olivier Penard de façon symétrique : deux sonates encadrent trois interludes.
La Deuxième sonate s’articule en quatre mouvements. Le premier attaque de façon décidée voire percussive. Au rythme et aux contretemps répondent des guirlandes de notes qui filochent à travers tout le piano, en duo parallèle, en divergences, en dérapages ou accompagnées de notes et d’accords répétés. La fusion des deux propositions (accords percussifs et serpentins digitaux) s’opère progressivement mais sans exclure des épisodes où cette réunion se suspend dans une respiration au swing presque jazzy, un peu à la Nikolaï Kasputin (3’23). Sous les doigts très sûrs de l’interprète s’exprime un travail compositionnel – carrément – sur

  • les rythmes,
  • les accents,
  • les ostinatos,
  • les récurrences et
  • l’idée finale d’explosion, voire l’idée d’explosion finale, ça marche aussi.

 

 

Le deuxième mouvement expose une sorte gamme perpétuelle qu’auréole la pédale de sustain et qui se perd dans les lointains suraigus. D’abord en duo, ensuite en trio, le motif se dissout dans une série de notes répétées sur lesquelles la main droite propose des gouttelettes et des éclaboussures. De cette humidité sonore réémerge, vaporeuse, la gamme perpétuelle. Le système se prolonge, installant une buée presque contemplative. Délicate, celle-ci contraste avec l’art de cogner apprécié dans le mouvement précédent.
Une voie descendante s’offre au bout de 4’40, sans désamorcer la pulsion ni la pulsation ascendantes. Toutefois, nuances et épisodes intermédiaires éloignent le systématisme qui pourrait poindre. Le compositeur semble faire confiance à l’expressivité de son interprète pour accorder vie aux résonances (7’10) et aux chapelets de gammes ou d’intervalles dans des directions très affirmées. Les motifs descendants semblent l’emporter, posés sous des aigus cristallins, jusqu’à ce que l’aspiration ascensionnelle ne surnage dans une dernière série de gammes qu’Orlando Bass laisse résonner vingt bonnes secondes, jusqu’à extinction…
… préparant un troisième mouvement intitulé, c’est d’autant plus signifiant que les autres sections n’ont pas de titre, « (disparition) ». Il s’agit d’une “allusion littéraire”, nous précise l’interprète – Perec, nous voici ! En effet, nous éclaire Orlando Bass,

la sonate étant en ut (ni majeur, ni mineur, juste en ut), le do est très présent, comme axe, dans les deux premiers mouvements. Pour compenser, il n’y a aucun do bécarre dans le troisième mouvement, je l’ai vérifié… d’où la prolifération de do(s) au début du dernier mouvement !

 

Nous renvoyant, donc, do à do, l’affaire part avec une tonicité et un mystère a priori peu compatibles avec your average disparition. Des segments déchiquetés hésitent entre se courir après, se poser, gambader et se frotter les uns aux autres.

  • Séries de notes rapides interrompues,
  • accords colériques,
  • dialogues entre les deux mains et
  • motifs récurrents (ainsi des cinq notes précipitées)

dessinent un paysage mystérieux où l’on pourra chercher des intertextes tant très sérieux qu’enfantins (de la souris verte incarnée par les cinq notes à la claireuh fontaine qui coule à 2’51 ou à 4’20). Des accords arpégés, des trilles, des bariolages, des zébrures font osciller le mouvement entre déstructurations, debussysmes et échos minimalistes qui apparaissent autour de 5’ puis s’autodétruisent. Dans la dernière partie du mouvement, évoquant une structure ABA, le discours s’enrichit d’associations entre

  • autorité et silences,
  • accords et trilles,
  • fusées ascendantes et brutales interruptions, ainsi qu’entre
  • balancements ternaires et chocs d’apparence arythmique.

 

 

Le quatrième mouvement s’enflamme d’emblée avec

  • tempo précipité,
  • accords percutants,
  • notes répétées,
  • octaves,
  • traits virtuoses et
  • retour du jazz (1’05).

Orlando Bass nous fait ainsi profiter à la fois de sa virtuosité tranquille, de son sens de la musicalité et de sa maîtrise des flux tant digital que sonore. Vers 2’30, le discours paraîts’apaiser sous l’effet d’un écho qui absorbe le trop-plein d’énergie, glissant même vers la tentation d’un lyrisme intranquille que dissout un rythme jazzy irrépressible. Notes en fusion et accords répétés déferlent alors. On dirait qu’ils se gobergent de leur dynamisme roboratif et de leurs dissonances savoureuses.
Un nouvel apaisement, battant au rythme d’un balancement ternaire, semble préparer la péroraison finale, idéale, selon la logique habituelle, pour réexposer le brio de l’interprète et souffler l’auditeur grâce à une pyrotechnie extravagante. Or, il n’en sera heureusement rien. En effet, la musique se suspend peu à peu, dans un long effacement progressif qui préserve le charme oxymorique de la pièce, id est l’association entre rage percussive et poésie énigmatique.

 

Photo : Bertrand Ferrier

 

Les quatre dernières pistes sont des synesthésies musiquant, et hop, des intertextes littéraires. Les Trois interludes d’après Ophélie [de Rimbaud] s’articulent autour des trois sections du poème. La première nous montre Ophélia/Ophélie allongée dans l’onde. Le vent, ce coquinou, lui baise les seins et « un chant mystérieux tombe des astres d’or ». Musicalement, un clapotis dans le médium se présente entre les étoiles des aigus et la gravité dangereuse qui tire vers les graves. Une houle tend à se former, de plus en plus active quoique portée par l’attraction des étoiles. La musique liquide a beau se suspendre (2’35), une sorte de jet d’eau inonde le clavier.

  • Frémissent les voiles,
  • menacent les hallalis des profondeurs et
  • imprègne l’atmosphère l’énigmaticité des motifs qui se répondent en écho.

La « romance du soir », les frissons des saules et soupirs des nénuphars froissés finissent alors par s’éteindre dans les ultima verba d’un dernier clapotis.
À la deuxième section, Ophélia a péri, débordée par « les vents » et « les plaintes de l’arbre » poussant à la liberté. Voilà donc la belle gosse victime de cet « infini terrible » et de ces « grandes visions » soufflées par un « beau cavalier » jusqu’à briser le « sein d’enfant » de la miss, ce qui est fort fâcheux. En langage pianistique, c’est le grave qui creuse la tombe (le bilingue qui joue doit apprécier ce jeu de mots d’une subtilité abyssale). Aigus et médiums dispersés et instables proposent, par grappes, quelque souvenir d’une autre vie. L’égrène un motif de neuf notes en solo, duo puis trio. Il répand cette nostalgie en boucles brisées de plus en plus tôt, entre aigu et médium. Ces cycles difformes ne s’assècheront plus, envahissant même le grave et l’ultragrave. Un dernier volet reste suspendu entre coup de tonnerre grave et aigus persistants. Ainsi s’achève l’évocation de l’irréconciliable faiblesse humaine, entre notre aspiration aux grands souffles des libertés et notre indécrottable finitude.
La dernière section du poème est la plus courte. Elle reprend l’image de « la blanche Ophélia » flottant « comme un grand lys », que le poète a vue, une nuit qu’il revenait cueillir des fleurs au plan d’eau maudit (je synthétise approximatif). La traduction musicale est cependant la plus longue de la trilogie. Elle se déploie d’abord autour d’aigus et de médiums qui frottent leurs dissonances et leurs accents aux mystères du silence. Petit à petit, la partition grignote du grave. La nuit y gagne en gravité fuligineuse ce qu’elle perd en étoiles tristes. Un balancement lugubre, plus déchirant que désespéré, s’amplifie jusqu’à fricoter avec un projet d’explosion dont les harmonies sporadiquement debussystes ou ravéliennes sont à la fois provisoires et récurrentes. Un glissendo de bas en haut du clavier se retrouve aspiré dans les ultragraves. Seul phare qui tente de luire de temps en temps : les trois notes ré – ré – do#, dont l’accentuation par Orlando Bass évoque un appel à jamais avorté à la fugue du Prélude, choral et fugue de César Franck (le sujet s’ouvre sur mi – mi – ré#, ré bécarre – ré – do #, etc.). Le motif descendant est repris dans un clapotis qui, bientôt, disparaît dans la sombre clarté qui tombe des étoiles.

 

 

Dernière pièce au programme, la Première sonate pour piano est une transcription « d’une pièce pour ténor, chœur et piano intitulée Der Steppenwolf », inspirée par Le Loup des steppes de Herman Hesse. Le roman narre la tentative de transformation de Harry par Hermine, tentant d’acclimater un solitaire aux joies de la sociabilité bourgeoise, sur fond de montée du nazisme (je re-schématise approximatif). La pièce commence donc plus dark que dark, avec rythmique ultragrave et réponse inquiétante de la main droite. Accords, fusée descendante et glissendo tentent vainement de faire diversion. Une nouvelle syncope grave accompagne le motif liminaire de la main droite.
Unissons et duos s’étouffent dans l’ultra-aigu, comme si le narrateur cherchait une issue loin de tout, à droite ou à gauche. Séduisent dans l’interprétation

  • la tonicité des doigts,
  • la capacité à changer de couleurs en une fraction de seconde, et
  • le savoir-faire qui permet de
    • dissocier les voix aux prises,
    • travailler sur des types d’attaques différents, et
    • ménager des changements progressifs de nuance.

La partition fait voyager les patterns significatifs

  • (accompagnements,
  • fusées,
  • motif liminaire,
  • silences,
  • accents décidés)

créant, par-delà les mutations du propos, une unité précieuse pour l’auditeur. Une respiration intervient vers les 6’, aussitôt perturbée par une reprise des propos initiaux, deux octaves plus haut. Orlando Bass déploie la netteté et la justesse nécessaires tant pour dessiner sursauts et récurrences que pour repeindre dans de nouvelles teintes les résurgences des obsessions. Les réexpositions de motifs ajoutent à la tension de la pièce qui s’auto-exacerbe avec malice, comme on gratte une cicatrice trop fraîche avec de douloureuses délices. Le retour de la première partie vers 9’ prépare une dernière chevauchée virtuose quoique saccadée. Des harmonies résolument messiaeniques (10’23) préfigurent la péroraison finale. Celle-ci tressaute d’accords qui se répètent et se poursuivent jusqu’au crescendo fatal, peut-être un brin attendu mais cohérent avec l’histoire proposée.

 

 

En conclusion, s’esquisse ici une musique qui privilégie

  • le narratif au confortable,
  • le mystérieux au convenu,
  • le sursautant au ronronnant… et
  • le virtuose au reposant.

Porté par la musicalité d’un Orlando Bass, le résultat est moins plaisant qu’intéressant ; et ce n’est pas, pour une fois, un mince compliment. Prochain épisode : Orlando Bass par Orlando Bass, avec des pièces dont certaines semblent avoir été finies dans le train menant à l’enregistrement, si l’on en croit le trailer un peu confus proposé lors du peaufinage du disque…