
À obsédée, obsédé et demi : le disque de Pauline Klaus trouve son titre grâce au premier mouvement de la deuxième sonate pour violon en la mineur op. 27 d’Eugène Ysaÿe. L’œuvre s’inscrit dans un cycle de six sonates faisant écho aux deux cycles de Johann Sebastian Bach, les sonates et partitas solo pour violon seul. De fait, dès l’incipit, le premier mouvement, intitulé « Obsession », cite la partita en Mi de Bach ; et le titre confesserait l’importance de JSB dans l’imaginaire musicale d’Eugène Ysaÿe.
En somme, deux obsessions se croisent. D’une part, celle du compositeur pour Bach, qui fait écho à celle de l’interprète évoquée dans le premier volet de cette chronique ; d’autre part, la capacité de la musique d’Ysaÿe à accompagner la violoniste au long de sa formation – notamment lors de son escapade bruxelloise – et de sa vie professionnelle. À ce niveau d’obsessions qui pullulent, on aurait pu envisager que soit évitée une grossière faute d’orthographe sur le patronyme d’Eugène, en première de couverture : raté.
Le premier mouvement est un prélude poco vivace en la mineur. Passé l’épigraphe, une noria de doubles croches s’abat sur l’auditeur, charge pour l’interprète de soigner
- le phrasé,
- les attaques et
- les respirations entre salves montantes et traits descendants.
Partant, c’est à un subtil jeu d’équilibre que se livre Pauline Klaus pour laisser bouillonner l’énergie sans se contenter d’offrir un déluge sonore étincelant mais risquant d’être confus. Le Dies irae s’insère dans une nuée bariolante que Pauline Klaus nuance avec art. Une nouvelle citation de Bach paraît suspendre un instant la colère divine mais, très vite, le grondement terrible reprend et secoue l’ensemble des registres, du médium au suraigu. L’intensité de l’exercice nous vaut de grandes respirations rappelant que la musique est exécutée par un être vivant et non par une machine.
- Notes répétées,
- retour des deux motifs et
- surgissement de sextolets de doubles puis de triples croches enfiévrées
achèvent de confronter les deux thèmes. JSB garde le dernier mot, imposant (provisoirement) silence à la séquence liturgique que nombre de dignitaires catholiques préfèrent garder sous le boisseau pour ne pas choquer des fidèles souvent biberonnés à l’eau de rose écœurante de « l’amour inconditionnel de Dieu pour l’homme », tarte à la crème chargée de faire oublier les fureurs vétérotestamentaires et l’inévitabilité du Jugement dernier, bref.
Le deuxième mouvement, « Malinconia » [mélancolie], est un « poco lento con sordino » en mi mineur.
- Le balancement du 6/8,
- l’étouffement du son,
- la forme du dialogue intérieur incarnée par l’écriture en duo
opposent à la fougue première
- une solennité retenue mais rythmée,
- un mystère intense mais harmonieux, et
- une sonorité dense mais joliment contrastée.
Le « Dies irae » revient au postlude, cette fois sous une forme hiératique que la beauté des sons filés, atout supplémentaire de Pauline Klaus, auréole d’un mystère envoûtant.
Le troisième mouvement, « Danse des ombres », est une sarabande en Sol à jouer lentement même si Eugène Yasÿe garde dans sa manche – la suite le démontrera – des astuces pour permettre à l’interprète de jouer lentement et vite. Si, si, attendez, on va y venir.
Les huit temps du discours se répartissent entre des mesures à trois et à cinq temps. De même, la partition oscille entre
- pizzicato et coll’arco,
- majeur et mineur,
- verticalité (prélude et coda) et horizontalité,
- polyphonie et monodie,
- stabilité du tempo et accélération progressive du débit.
Celui-ci passe
- de doubles croches par quatre
- au sextolet de doubles croches puis
- à l’octolet de triples croches.
Le tempo reste lent, les petites saucisses s’agitent toutefois. Pauline Klaus parvient très finement à rendre les tensions qui électrisent la partition et déclinent les ombres
- en pointillés pour l’exposition du thème,
- en ondulations pour la première variation,
- en festons pour la musette servant de deuxième variation et réintégrant le Dies irae dans le récit,
- en langueurs pour la troisième variation mineure,
- en vagues descendantes sous le Dies irae pour la quatrième variation,
- en battements troublants pour la cinquième variation en sextolets,
- en tourbillons pour la cavalcade qu’est la sixième variation, et
- en accents rebondissants pour la coda.
Dans cette partition à la fois riche et clairement construite, on admire notamment
- la netteté du trait,
- la précision de la polyphonie, et
- la chaleur expressive du son.
Le dernier mouvement, « Les furies », s’annonce vraiment furieux puisque cet allegro en la mineur est marqué « furioso ». La partition confirme ce projet avec
- des mesures à deux ou trois temps,
- des notes partout et cependant des silences,
- des passages « ordinaires » et d’autres à jouer sur le chevalet pour faire résonner les harmoniques du Dies irae,
- des modifications de tempo et des contrastes de nuances collant un fortissimo après un pianissimo.
Pauline Klaus part donc à l’assaut avec
- allant,
- tonicité et
- une variété de timbres qui fluidifie le récit en caractérisant les différentes atmosphères.
La fureur s’exprime dans
- des sextolets serrés,
- des intensités explosives et
- une souplesse du geste qui trahit une profonde connivence avec une œuvre dont l’exigence virtuose, maximale, n’obère pas, ici, sa capacité à charmer, surprendre et séduire.
De George Enescu aka Georges Enesco (là encore, le label aurait pu faire un p’tit effort de rigueur orthotypo, le compositeur apparaissant sous sa version francisée en première de couverture, et sa version roumaine en quatrième), Pauline Klaus prélève la partie de violon des Impressions d’enfance op. 28, dont elle ne garde que le premier mouvement, « Ménétrier », le seul où le piano prévu sur la partition se tient coi. Comme chacun sait, sauf moi avant de vérifier mais maintenant ça va, le ménétrier est un violoniste qui accompagnait fêtes en général et noces en particulier dans les villages. Il y a en effet
- de l’allégresse,
- de la légèreté et
- de la liberté
dans
- ces mordants et trilles,
- ces arpèges,
- ces détachés,
- ces appogiatures,
- ces notes répétées,
- ces glissendi,
- ces accents,
- ces rebonds d’archet et
- ces variations gourmandes de tempo.
D’une partition hérissée de cahots, dont la vision glacerait d’effroi n’importe quel violoniste normalement constitué, à supputer qu’une telle espèce existe, Pauline Klaus propose une lecture joyeusement
- limpide,
- rageuse,
- brûlante – bref,
- saisissante.
Voici donc une nouvelle fureur, ce qui permet à la set-list subtilement agencée de proposer un écho roumain au dernier mouvement de la deuxième sonate d’Eugène Ysaÿe… et d’offrir à l’auditeur un intermède original avant la troisième sonate du même Eugène, que nous évoquerons lors d’une prochaine notule. À suivre !
On peut
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retrouver nos précédentes chroniques klaussologiques comme
le grand entretien,
le voyage géomusical du quatuor Lontano de 2021 (ici, çà et là) et
la montagne magique du même ensemble mais pas que (ici, çà, là et re-là).