
Dédiée à Georges Enesco, que nous avons écouté au fil de la précédente notule, la troisième sonate d’Eugène Ysaÿe se présente comme une « ballade ». Le premier segment est un lento molto sostenuto « in modo di recitativo » à quatre temps mais non mesuré et ponctué de points d’orgue. Des doubles cordes parcourent l’étendue des registres, semblant jouer à cache-cache avec le silence entre
- soupirs,
- pianissimi et
- points d’orgue.
L’affaire s’accélère un chouïa avec un « molto moderato quasi lento » à cinq temps (utiles pour éclairer l’interprète mais à peu près indiscernables par l’auditeur – non : indiscernables tout court par l’auditeur). Malgré le tempo supposément tranquille, le propos s’emballe.
- Croches par deux puis en triolets,
- doubles par quatre puis par cinq, et
- deux en deux rugueux
préparent l’arrivée d’un « allegro in tempo giusto e con bravura » à trois temps.
- L’instabilité de la battue,
- les secousses rythmiques,
- la volonté d’utiliser la totalité des registres possibles et
- le surgissement de traits de pure virtuosité pourtant marqués « calmato »
touchent leur triple objectif : ils
- irriguent la partition,
- font étinceler l’interprète et
- rendent l’écoute captivante.
Technicienne surréelle mais pas que, Pauline Klaus y déploie
- fougue,
- langueur et
- science de la caractérisation,
glissant avec souplesse et fluidité de la bravoure aux cahots suivants, les indications s’entrechoquant au gré des triples croches pour laisser déferler dans les esgourdes
- le vertige des chromatismes ascendants,
- le rusch des doubles croches dégravoyant les registres, et
- le swing des triolets irréguliers.
Ainsi parvient-on au finale « più vivo e ben marcato » puis « più mosso ». L’interprète choisit même d’y esquiver le ralenti qui précède le « vivo » final, nous emportant ainsi dans un tourbillon chromatique saisissant.
Alors que nous sommes fort réveillés après cette œuvre secouante, l’artiste fait le pari de nous hypnotiser avec un double interlude signé Juan Arroyo, dont le premier volet s’intitule « Dormiveglia » (à moitié endormi). Cédant à sa passion pour la création contemporaine, Pauline Klaus envoie feuler son instrument entre
- sons voilés,
- manières d’harmonies et
- grincements mystérieux.
Le pattern du rémouleur passant dans la rue, près du semi-dormeur, se glisse entre
- suraigus,
- tremblements et
- silences résonants.
Le compositeur travaille voire malaxe
- la déformation du son,
- la récurrence modifiée, et
- l’imprévisibilité du grincement
comme s’il voulait échapper à une narrativité logique et progressive qui serait en contradiction avec l’état de presque-sommeil qu’il s’est mis en tête d’évoquer.
- Bribes de réalité,
- souffles étouffés et
- stridences obsédantes
habitent une partition cinématographique qui fluctue,
- s’animant ici,
- se fragmentant çà,
- se brisant là.
Cette esthétique du discontinu oblige, en quelque sorte, à l’écoute. En effet, l’auditeur se retrouve ferré(sans « i ») dans les rets d’un suspense dont on sait pourtant l’inutilité car rien ne peut résoudre les vapeurs oniriques, sinon l’écho silencieux qui cogne dans nos demi-consciences longtemps après que les contours de la rêverie se sont dissipés.
Deux fois plus court, « Paralelo » reprend les éléments de langage qui semblent chers au compositeur :
- le tremblement,
- l’extension du son et
- le travail des nuances extrêmes (pianissimo et fortissimo).
Le titre évoque le lien qui unit le compositeur (et l’interprète, pour le coup) à Johann Sebastian Bach, tissant une lisière plus qu’un fil rouge où la musique n’est jamais en repos.
- Explosions ou breaks évoquant la chaconne sans vraiment la citer,
- persistance du tremblement unifiant,
- percussions sporadiques des pizzicati
dessinent une esthétique
- de l’estompe,
- de l’évanescent et
- de l’insaisissable.
Parfois, l’archet sautille, comme s’il voulait se libérer de la permanence tremblante qui file au long de la pièce. Peine perdue ! Le substrat de l’œuvre ne se dissout pas avant le dernier souffle. Il semble que l’on n’échappe pas à son inspiration : on est tôt ou tard aspiré par elle.
- La set-list habilement agencée,
- les découvertes et raretés qui côtoient les piliers d’un certain répertoire, et
- la maestria d’une musicienne étonnante
donnent grande envie de découvrir le diptyque final associant la sixième sonate d’Ysaÿe à un postlude schubertien inattendu. À suivre !
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le grand entretien,
le voyage géomusical du quatuor Lontano de 2021 (ici, çà et là) et
la montagne magique du même ensemble mais pas que (ici, çà, là et re-là).