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Pierre Réach aux Batignolles (Paris 17), le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

D’un chef-d’œuvre l’autre : même dans les petites salles (ce n’est pas faire offense à l’ECUJE que d’admettre qu’il n’est ni Pierre-Boulez ni Gaveau…), Pierre Réach ose des programmes majuscules. Souvent, quand il est tout seul comme un grand, il y propose

  • sa spécialité,
  • sa passion et
  • son obsession actuelle

que sont les sonates de Ludwig van Beethoven. Cette fois, néanmoins, il franchit un step dans l’audace en embarquant la violoniste Liza Kerob dans un grand saut allant de la Neuvième sonate de Beethoven à la sonate de César Franck.
L’Allegretto ben moderato de la “sonate de Vinteuil” est donc l’occasion d’un saisissant changement de couleur sous les doigts des musiciens. N’en croirait-on pas nos yeux, on douterait qu’ils aient conservé les mêmes outils de travail. Le rapprochement entre les deux mastodontes

  • est audacieux,
  • surprend et
  • convainc.

Bien que le héros programmé de la pièce soit le violon en général et les mannes d’Eugène Ysaÿe en particulier, le compositeur offre un solo solide au piano. Pierre Réach le libère de tout risque de guimauve.

  • Le toucher est solide,
  • le discours est fluide, et
  • le retour de Liza Kerob est pensé

grâce à un habile tuilage (le piano ne s’effondre pas, ne s’efface pas, ne se cache pas, il dialogue). Forte d’un back-up de cette trempe, qui préserve le swing du 9/8 pas si fréquent pour un incipit chambriste, la violoniste

  • exalte son vibrato,
  • choie ses attaques et
  • réfléchit les mutations de caractère
    • en les mettant en regard (par un parallélisme de nuances ou d’intentions),
    • en les atténuant ou
    • en les accentuant

selon la logique de l’écriture. À Pierre Réach d’injecter le surcroît de pulsation qui fait passer de l’Allegretto à l’Allegro.

  • Virtuosité tranquille (amateurs d’esbroufe, passez votre chemin),
  • nuances délicates (ces piani !),
  • conviction des phrasés,
  • délicatesse des nombreuses modulations,
  • symbiose des musiciens dans les moments pacifiés (remarquables
    • respirations,
    • cuts et
    • unissons synchrones)

séduisent et entraînent le public dans un tourbillon de rêves agités – les meilleurs songes, le doit-on stipuler ? Tout à la musique, Pierre Réach a l’intelligence de ne pas attendre la fin des applaudissements intempestifs pour

  • engager le Recitativo-fantasia,
  • lancer la méditation et
  • adresser une passe musicale à sa complice,

qui la réceptionne avec adresse. En rrrrrrru(g)by, les jargonneux parleraient d’une transmission positive ; en musique, on se contente de savourer comme du petit lait les highlights de ce moment :

  • habiles suspensions et brisures de la narration propre à l’esprit de la fantasia,
  • richesse de son notamment lors du solo de violon,
  • investissement des passages à faible intensité sonore qu’il faut habiter par une virtuosité plus intérieure que digitale

sont au rendez-vous, confirmant la puissante et pérenne intériorité des interprètes. L’affaire se conclut sur un Allegretto poco mosso aux modulations palpitantes. Ce soir-là, le mouvement a la légèreté d’une pastorale, contredisant les propos à notre sens un rien trop alkaniens tendant à présenter l’œuvre comme une “sonate des âges de la vie”. Si le quatrième mouvement illustre la vieillesse, c’est d’une vieillesse certes sereine mais sous stéroïde qu’il s’agit.

  • Les contrastes,
  • la force des accents chromatiques,
  • les questions-réponses (parfois même les réponses-réponses…),
  • les échos,
  • l’efficacité du motorisme,
  • la puissance des longs crescendi et des piani subito (ça marche à chaque fois !)

agrippent l’auditeur et ne le lâchent pas avant la dernière notre de cette partition

  • aussi mélodieuse que dense,
  • aussi virtuose que poétique,
  • interprétée ici avec une franchise qui exclut, alléluia ! le sirupeux mais jamais la musicalité.

Triomphe assuré et valse des bis plaisir : à la “Méditation” de Thaïs de Jules Massenet succède l’Andante de la Deuxième sonatine de Franz Schubert avant le tube fédérateur pour la communauté émue, “Yeroushalayim shel zahav” de Naomi Shemer (“Jérusalem”, demande le refrain, “pour toutes tes chansons, ne suis-je pas le violon ?”). Une soirée à la fois musicalement riche et rageusement politique, non pas au sens où y assister contraindrait à accorder un blanc-seing à Israël ou à abonder dans le sens des propos anti-arabes répugnants proférés avec la fatuité dégueulasse propre aux gros cons par des spectateurs (du danger de la communauté, qu’elle soit religieuse, politique ou whatever), mais au sens où elle rappelle que la culture en général et la musique en particulier sont avant tout politiques.
En effet, n’en déplaise, si tant est que distinguer ces salopards soit encore possible, aux adeptes de Pharaon Ier de la Pensée complexe à la Laïcité variable et – tralalala – itou aux promoteurs de l’abrutissement de ces masses que nous sommes fièrement, culture donc musique ne sont pas un à-côté de la cité. Elles ne sont pas le pis-aller accordé à quelques inessentiels qui se font mousser et moussent en échange une poignée

  • de snobs,
  • de bourgeois et
  • d’abrutis aux lèvres pincées en lèvres de gallinacées.

Elles ne portent pas un discours aisément adaptable aux va-t-en-guerre, aux banquiers et aux cabinets de conseil. Pourtant, elles sont au cœur de ce qui constitue l’humanité de l’humain. Elles sont

  • la stimulation de l’émotion intérieure,
  • l’indispensable questionnement de notre existence,
  • le rappel de cette aspiration à la transcendance que tendent à masquer, par exemple,
    • les trajets en métro dans la ligne 13,
    • la fréquentation souvent exténuante de nos pairs et de nous donc de la médiocrité,
    • le réveil de 7 h du matin,
    • l’absence de nécessité de réveil ou
    • la trop grande conscience de notre ensuquante finitude.

Elles sont ce moment où les mots s’épuisent et où autre chose advient – tel ce “morceau de nature” érotique dont Ariane Dreyfus écrivait, avec la parataxe impliquée par la suspension de la ponctuation trop explicite :

 

Ne parle pas la bouche le porte en elle.
(Nous nous attendons précédé de Iris, c’est votre bleu [2008-2012], Gallimard, “Poésie”, 2023, p. 145)

 

La culture en général et la musique en particulier sont le mystère qui unit les hommes sans forcément les rapprocher – le plus beau de la politique, en somme.

 

 


Pour retrouver les premiers épisodes de cette chronique :

Pour retrouver la chronique du deuxième tome
de l’intégrale des sonates de Beethoven par Pierre Réach : c’est

Pour retrouver le grand entretien accordé par Pierre Réach
à l’occasion de la sortie du premier tome de son intégrale des sonates de Beethoven : c’est ici.