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Pierre Réach aux Batignolles, le 14 avril 2022. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Un artiste, pensez, c’est au-dessus des basses contingences matérielles ! Pourtant, Pierre Réach, musicien idéaliste et cependant humain sensible aux contingences matérielles, hautes ou basses, sait combien cette dichotomie est factice. En tant que directeur artistique de festival, il l’a maintes fois expérimenté. À l’occasion de la sortie du premier volume de son intégrale des sonates de Beethoven, il nous raconte ici en quoi cette tension supplémentaire nourrit son activité d’artiste et sa vie d’homme.


Retrouvez les premiers épisodes de la saga
1. Les paradoxes d’un rêveur
2. L’homme derrière le monument
3. La passion du génie
4. La quête du son
5. Le devoir de transmettre
6. L’éloge du doigté
7. La possibilité du sublime
8. Le volcan de l’inattendu
9. La magie des affinités


 

10.
La courtitude de la vie

 

Pierre Réach, en tant que directeur artistique du festival Piano Pic, vous vous préparez aux nouvelles joies et aux nouvelles déceptions éventuelles – c’est rare mais ça arrive – pour l’été 2022. Comment se relève un festival après l’interruption liée aux règles sanitaires censées juguler l’épidémie de Covid ?
C’est compliqué, et ça n’a rien de magique. Certaines grandes manifestations ont tremblé. J’ai tremblé. Par conséquent, en 2020, quand la vague de Covid a tout submergé et que nous avons pris le confinement de plein fouet, j’ai dit à l’équipe du festival : « Il faut montrer que le festival dure toujours. On ne peut pas arrêter ainsi. » Évidemment, nous avons annulé tous les concerts MAIS j’ai décidé de venir jouer, gracieusement – toutes les subventions avaient sauté. Donc on a loué un piano, et j’ai joué avec le masque, en plein air et j’ai donné un récital, juste pour montrer que Piano Pic n’était pas mort.

La preuve : vous avez repris.
Oui, avec toutes les difficultés que l’on peut imaginer. Par exemple, en 2021, on a engagé les artistes programmés en 2020 ; même chose pour l’édition de cette année, dont la composition était prévue pour 2021. À présent, nous allons pouvoir repartir de l’avant. Survivre pour un humain comme pour un festival, c’est beaucoup de travail, et c’est aussi une chance que nous devons être fiers de faire fructifier.

 

 

Les mesures sanitaires ont néanmoins laissé des traces durables.
Là aussi, j’ai beaucoup appris, et pas seulement pour le festival ! Je me souviens de ces grandes salles avec tout le public masqué, seuls les yeux émergeant… Quelle vision ! Une anecdote à propos de ces masques. En septembre, dans ma classe de Barcelone, j’ai eu de nouveaux élèves dont je n’ai vu qu’une partie du visage. Or, percevoir la réaction des élèves rien qu’en observant leurs yeux, c’est extrêmement difficile. J’ai donc dû m’adapter, et je pense que les communications entre les gens ont beaucoup changé.

Il y a eu le masque, il y a aussi eu les distances…
… surtout pour quelqu’un comme moi qui ai l’habitude de m’approcher des élèves et de les toucher !

Ha, vous me rassurez. Quand je donnais des leçons à des élèves modestes, je précisais aux mamans que je toucherais leurs protégées. Je voyais dans leur regard la méfiance…
Mais il faut toucher les élèves ! Sinon, comment montrer la relaxation des épaules, la souplesse du bras ou le mouvement du poignet ? Eh bien, j’ai dû faire sans. Inventer. Bricoler. Drôle d’époque !

Au reste, pas sûr que cette phase soi-disant exceptionnelle soit terminée.
Vous avez raison, ça n’est pas terminé le moins du monde. Au moment où nous parlons, Shanghai est confiné ; et nous, nous enlevons les masques. Je pense que c’est de la folie furieuse. Je connais des gens qui, malgré trois doses de vaccin, ont actuellement le Covid.

C’est plutôt inquiétant quant à l’efficacité du vaccin, non ?
C’est surtout la preuve qu’il faut aider le vaccin en portant le masque. L’efficacité ne dure que six mois.

Peut-être même moins, si l’on en croit la proposition d’ajouter une quatrième dose…
Il est certain que le vaccin ne nous exonère pas d’un devoir de prudence ; et il est patent que, en ces temps troublés, le bon sens n’est pas la chose du monde la mieux partagée.

 

 

En dépit de ce climat incertain, le programme de Piano Pic 2022 est avancé et revendique, derrière la prééminence du piano, un certain éclectisme chez les artistes (vedettes et jeunes pousses) et dans le contenu des programmes (de la musique savante au jazz)…
Je vais le dire sincèrement : ce n’est pas moi qui impulsé l’envie d’intégrer un concert de jazz. Je me dois simplement de prendre acte de ce souhait de l’association.

On ne vous sent pas convaincu.
J’en suis un peu étonné, et certainement pas parce que je n’aime pas le jazz. Toutefois, programmer du jazz dans un festival de musique classique me semble une contradiction dans les termes. De plus, programmer un concert de jazz ne me paraît pas très solide. C’est comme si on disait : « Attention, la musique classique, c’est ennuyeux et élitiste, on va donc proposer un concert plus facile d’accès. »

Un concert de jazz, c’est plus « facile » ?
Disons que, à cette aune, j’aurais préféré que nous organisions un festival de jazz !

Mais vous avez accepté cette entorse.
Si des gens dévoués attendent ça avec autant d’impatience, pourquoi se braquer et leur refuser ce plaisir ?

Être directeur artistique d’un festival à la fois grand et petit oblige donc à composer avec les bonnes volontés et les mauvaises décisions ?
Je ne parlerais pas de « mauvaises décisions », plutôt de décisions dont je ne puis être pleinement solidaire, ce n’est pas la même chose. Cela étant, oui, il est vrai que je suis parfois contraint d’avaler des pilules un peu amères – amères non pas pour mon ego, mais parce que je pense qu’elles nuisent au festival ou, du moins, à l’idée que j’en ai. C’est aussi cela, le travail d’équipe.

Cela va-t-il jusqu’à inviter des artistes dont l’esthétique vous parle peu ?
Oui, cela m’est arrivé. Vous ne pouvez pas être à la tête d’une équipe sans tenir compte des avis, et en tenir compte concrètement, même si vous vous y résolvez à reculons. Par chance, je pense qu’il y a toujours quelque chose de bien à découvrir, y compris chez des musiciens pour qui vous n’avez pas une inclination naturelle.

 

 

La diversité du festival est aussi celle des formations : musique de chambre, récital et concerts symphoniques sont au programme. Cela m’inspire deux questions qui ne font peut-être qu’une. D’une part, est-ce une volonté d’offrir un panel pianistique allant au-delà du solo, de s’ouvrir à un public que le solo effraierait, de fidéliser vos festivaliers en leur donnant l’occasion d’aller écouter plusieurs concerts aux formats variés ? D’autre part, cette diversité est-elle éruptive (nous parlions de volcan en évoquant la geste créatrice), au sens où elle montrerait le foisonnement de ce qui existe derrière un « concert de piano », ou est-elle canalisée, au sens où elle s’appuierait sur une colonne vertébrale (thématique, historique, esthétique) propre à cette édition 2022 ?
J’avais envie que Philippe Bianconi vienne. Je le connaissais de réputation, mais je n’avais jamais eu l’occasion de le convier. Il se trouve que nous sommes représentés par le même agent, Brice Devolf. J’ai donc pu lui proposer de donner le concert d’ouverture au sommet du pic du Midi. Il a aussitôt accepté. Le lendemain, un concert était prévu dans la vallée. Jean-Marc Luisada avait triomphé en 2021 ; nous voulions donc absolument le réinviter cette année. Tout ou presque est de la même eau.

En somme, pas de fil rouge bankable ?
Ce qui unit les concerts de Piano Pic, ce n’est pas une colonne vertébrale, ce sont des coups de cœur. Je ne souhaite pas donner une autre ligne directrice, par exemple thématique. J’estime qu’un artiste n’est jamais meilleur que quand il fait ce qu’il a de meilleur en lui. À partir du moment où j’ai sollicité un musicien parce que j’aime son travail et que j’ai envie que le public du festival le découvre ou le redécouvre, quel besoin d’ajouter une étiquette thématique sur l’emballage ? La vie est trop courte pour lui ajouter des contraintes.

Est-il plus difficile de « vendre » aux collectivités un festival centré sur vos inclinations plutôt qu’un ensemble marketté autour d’une thématique censée être accrocheuse – « Femmes et musiciennes », « Diversités », « Vous avez dit le divin Mozart ? », « Pianos métis », etc. ?
Je ne sais pas. Je sais simplement que tout peut se passer. Une subvention peut arriver bien après qu’il était prévu, coulant le festival. Ça arrive. Beaucoup de manifestations se sont cassé la figure à cause de ce genre de contretemps pas vraiment musical. Il faut prendre du plaisir et le partager. Je ne proposerai jamais à un artiste de venir en lui imposant de jouer du Mozart parce que, cette année-là, on a choisi Mozart comme thématique. C’est absurde ! Dès lors, si l’artiste que je trouve génial ne joue pas Mozart, je ne l’invite pas ou je l’oblige contractuellement à jouer une œuvre de Mozart ? Mais quelle idée stupide ! Au contraire, Christophe Baillet et moi ne dérogeons pas à une règle : demander aux artistes de jouer ce qui leur fait plaisir. Toutefois, nous essayons d’éviter les doublons afin d’éviter les comparaisons.

Pourquoi ? Si tous sont de grands artistes, quel est le risque ?
C’est un jeu dangereux. Une année, nous avons eu la chance d’accueillir des artistes comme… je ne veux citer qu’un nom pour éviter de faire une liste incomplète, mais imaginez seulement Abdel Rahman El Bacha. Comment voulez-vous que je lui dise : « On veut que vous veniez mais à condition que » ? Ce serait ridicule.

 

À suivre pour moins de ridicule !