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L’histoire : Femme 1 (Koupava) aime Mec 1 (Mizguir), qu’elle va épouser. Mec 1 rencontre in extremis Femme 2 (Fleur de neige) qui aime Mec 2 (Lel). Mec 1 souhaite acheter Femme 2 pour l’épouser. Femme 1 fait un scandale et obtient d’épouser Mec 2. Mec 1 s’apprête à épouser Femme 2 mais Femme 2 meurt et Mec 1 se tue vu que, de toute façon, Femme 2 ne voulait que Mec 2.

Le scandale : une fois de plus, Vincent Morell et Julien Joguet exceptés, 19 membres de l’équipe artistique (sur 21 cités dans le cast remis aux spectateurs, soit plus de 90 %), sont étrangers : Mikhail Tatarnikov, Dmitri Tcherniakov, Elena Zaytseva, Gleb Flishtinsky, Tieni Burkhalter, José Luis Basso, Aida Garifullina, Yuriy Mynenko, Martina Serafin, Maxim Paster, Thomas Johannes Mayer, Elena Manistina, Vladimir Ognovenko, Franz Hwalata, Vasily Gorshkov, Carole Wilson, Vasily Efimov, Pierpaolo Palloni, Olga Oussova. L’art a-t-il des frontières ? L’art, non, peut-être, quoi que je serais bien en peine d’apprécier la prestation d’une danseuse du ventre ou une représentation de nô, bref. Toutefois, on admettra peut-être qu’il est scandaleux de voir un Opéra dit « national » donner si peu d’occasions aux artistes nationaux de s’exprimer. Pour double preuve : d’une part, la présence de non-russophones d’origine (mais non-francophones) parmi les chanteurs de premier plan ; d’autre part, la proportion, certes moindre mais quand même, d’étrangers dans Carmen. Ce qui est ahurissant, ce n’est pas tant que l’opéra coûte si cher à l’État, c’est qu’il apporte si peu aux artistes de cet État (même si l’on pourrait revenir aussi sur la part d’artistes étrangers formés avec les subsides de l’État français au détriment des amateurs hexagonaux, bref).

Le chœur a posteriori, façon Meistersinger 2016. Photo : Bertrand Ferrier.

L’œuvre : reconnaissons-le, bien que Nikolaï Rimski-Korsakov ait écrit, peu ou prou(t), avoir, avec Snegoroutchka, composé le plus grand opéra de tous les temps, il ne s’agit pas, dramatiquement, d’un véritable cheffe-d’œuvre. Réparti en deux mi-temps (Prologue + acte I, 1 h 20’, mi-temps de 35’, Actes II à IV, 1 h 50), il exige souvent des spectateurs une concentration malléable. Quand la tension du récit dérivera, ce que résume admirablement le jeu de scène du tsar (Maxim Paster) demandant à Koupava (Martina Serafin) d’accélérer sa narration poétique, on se reportera sur les gags que les acteurs apportent. Entretemps, on se laissera fasciner par une orchestration formidable (utilisation du tutti comme des soli de clarinette, de harpe, de piano, etc.), par une partition d’une variété fascinante (changements d’instrumentarium, styles allant de l’opéra borodinien au folklore classicisé en passant par une multitude de climats différents et de « trucs » différents, feat. le leitmotiv post-wagnérien, que le compositeur révèle volontiers), et par des airs solistes virtuoses – tous, en l’espèce, admirablement exécutés.

Vasily Efimov (L’esprit des bois), Quelqu’un, Vladimir Ognovenko (le Père gel), Maxim Paster (le Tsar), Martina Serafin (Koupava), Thomas Johannes Mayer (Mizguir), Aida Garifullina (Snegourotchka), Yuriy Mynenko (Lel), Elena Manistina (Dame Printemps) et Franz Hawlata (Bermiata). Photo : Bertrand Ferrier.

La représentation : la médiocrité moyenne des mises en scène vues cette saison (et modifiant mon choix de catégorie pour l’an prochain) impacte forcément l’analyse de cette création de l’Opéra national de Paris. Pas de nazis avec bergers allemands, cette fois, juste du Dmitri Tcherniakov. Donc beaucoup de couleurs vives, articulées autour d’un décor de base (une prairie moussue qu’envahit la forêt mobile ou un ensemble d’isbas) et d’un décor spécial prologue où « les collines rouges, près du quartier des marchands » sont remplacées par une salle de classe de danse. Ben, parce que, le metteur en scène est au-dessus de l’opéra et de ta gueule. D’ailleurs, ta gueule. Cependant, stipulons que le palais du tsar n’existe pas, et la vallée finale est une forêt. Pas une forêt vallonnée, juste une forêt. Même pas scandaleux, à peine WTF, à l’aune de Bastille. Faute d’idées, on nous ressert quand même l’indispensable folle (gestes manuels maniérés de Yuriy Mynenko au I) et des gens qui courent nus au III avant de se poser au milieu des chanteurs habillés – pourquoi ? Pfff, on sait pas, mais mets-y des gens à poil, ça fait toujours son p’tit effet. En plus, les dames qui s’emmerdent pourront mater de la boustiquette tandis que les gros cochons se satisferont de nichons qui se dandinent – ou de la fesse qui frétille, for that matters. En sus, pour être moderne, cette production confie le rôle de la contralto à un contre-ténor brillant, reconnaissons-le, mais absolument pas convaincant dans son rôle de grand séducteur. Est-ce pour signifier que les homos efféminés (ou ceux qui les incarnent sur scène) sont les vrais hommes à femmes ? Le débat nous intéresse presque aussi peu qu’il devait intéresser le compositeur. Cette obsession de la médiocrité-qui-fait-metteur-en -scène-des-années-2010 pourrait gâcher le plaisir si (passées les dix premières minutes pour la plupart des gros rôles) les vraies voix ne prenaient le dessus sur une mise en scène sans intérêt notable, c’est-à-dire sans capacité à susciter un tilt quand le livret faiblit, ou une émotion supplémentaire quand le livret grandit – la scène où Fleur de neige est censée fondre et où, en fait, elle s’effondre, suffirait à elle seule à révéler, au choix, l’incompétence, le lacanisme décadent ou le je-m’en-foutisme du metteur en scène, soulignée par la sortie grand-guignolesque de Mizguir, qui aurait dû être, bordel, un moment poignant.

Aida Garifullina à Bastille, le 17 avril 2017. Photo : Bertrand Ferrier.

La musique : sous la direction de Mikhail Tatarnikov, l’orchestre met surtout en valeur ses précisions, à quelques décalages près notamment dans le IV (bien excusables après une telle débauche de finesse et d’énergie)… et ses solistes, remarquables, cor compris en dépit d’une introduction quasi injouable dans le I. Comme, ô nouveauté digne des 70’s, le chœur, efficace mais plus utile scéniquement que musicalement, batifole en figurants pendant l’entrée des spectateurs, les honteuses et détestables répétitions de dernière minute qu’inflige l’orchestre aux clients, sans la moindre considération pour eux, insupporte moins que d’ordinaire, même si leur côté insultant n’échappe à nul être sensé. Côté plateau vocal, on remarque surtout que certains chanteurs semblent avoir omis de faire leur voix. Il faut du temps avant que Vladimir Ognovenko, au rôle pourtant court, chante ; même remarque pour Maxim Paster, dont la voix finale laissait pourtant espérer mieux. Quoique allergique aux contre-ténors et à leurs pénibles voix si insincères, on ne peut que louer le sens des nuances de Yuriy Mynenko, même si la présence conventionnelle d’une femme travestie aurait, sans le moindre doute, mieux convenu. Partant, on apprécie avec moins de réserve l’abattage des parents d’adoption que forment Vasily Gorshkov et Carole Wilson. Côté vedettes, on se réjouit de retrouver Martina Serafin en victime machiavélique : son incarnation ambiguë de la femme bafouée et manipulatrice est portée par une voix sûre qui ne souffre pas d’une pourtant longue exposition scénique. Thomas Johannes Mayer, chouchou de Bastille, nous semble posséder un russe exotique ; cependant, cela ne l’empêche pas de s’efforcer de jouer (le blessé, le choqué, l’incomprenant…) avec des réussites diverses mais une conduite de voix toujours royale. Chapeautée par une Elena Manistina perruquée en croisement de Margaret Thatcher et de Marie-Antoinette, et inégale selon le registre de sa tessiture, la vedette de la soirée reste Aida Garifullina. Pourtant, la brillante gamine inquiète d’entrée : après trois airs pyrotechniques, ce petit bout de femme tiendra-t-elle ? Il tiendra, le bon petit bout. Avec sensibilité, souffle, projection, contrastes et constance. Cela, et non la mise en scène entre insipide et agaçante, valait bien des bravos à rallonge.