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Ali Hirèche au musée Jacquemart-André (Paris 8), le 27 janvier 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quelle découverte ! La saison 2023 organisée par Autour du piano – qui ne sait pas écrire le “Ali” d’Ali Hirèche sans “e”, disons avec le sens de l’euphémisme qui nous caractérise que c’est carrément pas super élégant – au musée Jacquemart-André vient de commencer, et c’est déjà une évidence : il ne faut pas ébruiter la nouvelle car les places sont rares… et pour cause !

  • Le lieu est magnifique (un superbe hôtel particulier transformé en musée au cœur du huitième arrondissement et désormais géré par culturespaces) ;
  • l’organisation est aux petits oignons ;
  • le concept est nickel avec des concerts courts mais gorgés d’œuvres saisissantes – on regrette juste l’absence d’audaces (même en restant dans les périodes de musique bourgeoisement correctes, y a plein de compositeurs méconnus à faire résonner, entre deux noms de superstars pour attirer le chaland…) ; et
  • la programmation est plus qu’appétissante.

Elle inclut par exemple

Après un coquetèle servi avec style dans le grand salon, tandis que chacun peut déambuler dans le magnifique rez-de-chaussée, une flûte à la pogne, rendez-vous est fixé dans le salon de musique. Le lieu est phénoménal pour les ploucs dont nous sommes : c’est un grand salon avec, au balcon, un autre étage où se produisaient les zicos pour faire danser les gens chic. Le maître de cérémonie raconte, avec des mots choisis et une parcimonie bienvenue, quelques autres détails croustillants sur le lieu – de quoi se rendre compte que, à un siècle où les pauvres et les exploités ne manquaient pas (non, je ne parle pas du vingt et unième), quelques-uns n’étaient pas malheureux. Rien à voir avec la musique ? Ben si, quand même, parce que la musique, ça se partage universellement, mais faut pas se raconter la messe : souvent, l’universalité est plus universelle pour certains que pour d’autres.
Conscience de classe non pas mise à part mais éveillée, et c’est loin d’être une mauvaise chose, il est l’heure d’aborder le concert sous les meilleurs auspices.

 

Un soir au musée. Photo : Rozenn Douerin.

 

Pour renforcer l’aspect intime du récital, peut-être respecter des contraintes plus règlementaires que pécuniaires, à moins que ce ne soit précisément pour ménager davantage de sièges, le piano est seulement un quart de queue. Pas de quoi handicaper Ali Hirèche qui, pour sa première collaboration avec Autour du piano, a testé avec professionnalisme la bête à sa disposition et l’acoustique sèche – d’autant plus sèche que la salle est blindée de chez blindée.
Pour décapsuler son heure musicale, l’artiste offre un pré-bis non prévu au programme, avec un lied de Schubert remixé par Franz Liszt qu’il exécute sans effet de manche, avec une évidence quasi benoîte. Il a choisi cette méditation pour servir de prélude, signe d’un souci louable de construire le récital même après s’être rendu compte que 44′ de musique hors bis, ça risquait de paraître un peu court. L’artiste en profite pour démontrer d’emblée

  • sa liberté dans la gestion du tempo (à l’intérieur de la règle, la juste souplesse est de mise),
  • sa solidité digitale (admirables trilles),
  • son exigence de clarté dont témoigne l’usage chirurgical et jamais facilitateur de la pédale de sustain.

Plus qu’une performance, bien que cette impression d’aisance en soit une, l’interprète propose une narration qui met en évidence une force que nous feindrons d’expliquer au long de cette notule alors que c’est un mystère ou un sortilège : l’homme arrive à subsumer la dimension composite de la rhapsodie sans la nier ni la gommer. En presque clair, on comprend que le morceau est composé de plein de morceaux différents, et pourtant on s’accroche à l’interprète comme à un réalisateur de film où un grand méchant pose une bombe avec un retardateur. Au fond, on sait que Bruce Willis va finir par désamorcer le tictac, mais on fait semblant de croire qu’on ne le sait pas. La rhapsodie par Ali Hirèche, c’est un peu ça : on sait que c’est un patchwork d’atmosphères, mais on arrive à se faire croire que toute la pièce est coupée dans le même tissu.
(Hum, je sais pas si la comparaison cinématographique était super claire, mais faut tenter des trucs, on n’est pas dans Diapason, que diable.)
L’artiste ne se dérobe pas davantage devant les maléfices de la “Marguerite au rouet” annoncée, elle, au programme. Sa virtuosité sans affèterie offre la clarté du lied sur son double matelas d’arpèges et d’accompagnement. Le musicien claque une interprétation du redoutable golden hit qui sait être à la fois

  • déliée,
  • intime et
  • habitée.

Or, tout cela n’est qu’un prélude. Arrive le bouquet principal de la set-list

 

Un soir au musée. Photo : Rozenn Douerin.

 

Voici venue la sonate en si mineur de Franz Liszt compositeur et non plus transcripteur. En vue, une demi-heure de confrontation entre le pianiste, son clavier et une partition hérissée de difficultés techniques qu’il peut être tentant de transformer en astuces de frime. Prenons une autre parabole : l’astuce de frime, c’est celle du body-builder qui a un muscle proéminent et huilé mais plein de vide, par opposition au corps pas très joli mais entraîné d’un boxeur semi-pro, employé municipal “dans la vie” et frappeur en salle puis, les week-ends où il a la chance de choper une bourse à condition de boxer dans la catégorie supérieure, à l’occasion de réunions plus qu’un peu pourries où il défend pourtant sa vie. L’un joue sa mignonnitude, l’autre sa life. Liszt, c’est ça, son problème, aujourd’hui : il ne peut être défendu que par des gens super armés techniquement ; mais certains sont des body-builders qui vont faire risette aux spectateurs en se servant de la partition pour gonfler leurs gros muscles ; d’autres vont faire sentir aux énergumènes qui ont payé pour venir les voir qu’ils ont mis leurs muscles au service de quelque chose d’un peu plus important.
Révélons-le tout rond, Ali Hirèche n’est pas un body-builder. Dès les premières notes, il annonce la couleur – ce sera celle de l’émotion. Donc de l’attente, d’abord. Il n’y a pas d’émotion sans attente. Sans lenteur non plus. On aura bien le temps d’aller vite plus tard. Pour l’instant, le temps est suspendu

  • aux accords,
  • aux unissons,
  • aux silences.

Cela n’empêche point de délier les saucisses dès qu’il le faut ; cela n’interdit pas de traverser le clavier avec énergie ; cela n’est nullement contradictoire avec la mise en évidence de la puissance des octaves de rupture qui vont bien. Mais cela offre au spectateur la certitude que le gars au nœud papillon a conscience de son job : nous garder dans la tension entre flux et reflux. En clair, il y a des moments mégaspeed de ouf et des moments hyperplus cool, façon premier round d’un combat de muay thay au Lumpinee. Pour parvenir à faire vibrer l’assistance avec un mélange d’action et de suspense, l’artiste développe quelques astuces patentes parmi lesquelles :

  • caractériser les différentes atmosphères par un toucher spécifique afin de laisser percevoir que les moments spectaculaires ne sont pas les seuls à mériter de nous scotcher ;
  • entretenir une impression d’improvisation organisée – d’improvisation, donc – parce que l’interprète joue par cœur, selon la tradition, et semble retenir la musique par la seule nécessité de la créer devant nous ;
  • donner à ressentir moins les archétypes romantiques que le frottement entre

    • la puissance du tumulte créatif,
    • le surgissement musical et
    • le possible pianistique.

La réussite de la méthode Hirèche est telle que la performance technique – quelque furieusement acrobatique soit-elle – devient presque invisible. Le pianiste place en évidence les leitmotivs dont les passages à défriser les permanentes les mieux laquées sont des déclinaisons d’une même histoire que les développements moins fulgurants ou les transitions les plus hoquetantes. En préservant le fil musical, consubstantiel à cette sonate, Ali Hirèche parvient à trouver l’unité stéréophonique entre

  • le lyrisme,
  • les roulades épatantes,
  • la percussion martelante,
  • les effets d’attente,
  • les surprises par à-coups,
  • les tuilages entre crescendi et decresendi.

L’envie de fugue, toujours hypertrophiée chez Franz Liszt, est prise staccato avec une fougue revigorante, précise et néanmoins audacieuse. On est dans la bagnole du copain sympa qui fait des burns sur la petite départementale de Normandie. On frissonne mais on veut croire que c’est sans risque, le mec gère – même si en bon bourgeois, on réprouve et on se répète qu’on ne veut pas crever dans une voiture retournée, ça ferait moche sur l’avis de décès tenant lieu de faire-part dans Le Figaro. Sauf que, comme le copain automobiliste, l’interprète n’a cure de notre prudence l’incitant à la modération au cas où un obstacle surviendrait. Même pas peur ! Et, de fait, le diable a de la ressource et de la grâce. Son sens de l’éclairage musical n’est jamais didactique. En sus et sans supplément, son exécution associe le côté WTF (c’est difficile ? ah bon ?) et le côté YOLO (hé ! j’ai travaillé pour ça, et on n’a qu’une vie).
Au long de cette sonate qui paraît de plus en plus brève à mesure que les mesures affichent leur démesure (yo, si des slameurs cherchent un parolier, merci de contacter mon agent, donc moi), Ali Hirèche prouve qu’il n’est pas un chipoteur. Il ne raconte pas des trucs mignons. Il ne joue pas pour les mijaurées. Il ne joue pas non plus au génie pénétré de son propre génie, ni au poseur submergé lui-même par l’émotion qu’il est censé inoculer à ses spectateurs. Avec ses doigts, ses poignets, sa sensibilité, par le truchement de Liszt, il joue notre vie. Il la balance sans ménagement sur la départementale normande de son quart de queue, et ça rugit, ça couine, ça se suspend à un quart de millimètre du vide, et cette angoisse, ce stress, ce jet d’eau glacée en pleine poire te rappellent brusquement pourquoi tu vas au concert alors que y a plein d’autres choses à faire, par exemple rien. Ainsi, portée à ébullition par Ali le sorcier, l’inquiétude parfois bruitiste de Franz se drape dans un jeu étincelant qui ne recule ni devant la suspension ni devant la mutation, et qui sait se faire poétique, sautillante, envoûtante – bref, admirable mais pas seulement monstrueusement admirable. Un moment tellurique.

 

Un soir au musée, autour du piano. Photo : Rozenn Douerin.

 

Retour à un semblant de calme avec la Première ballade en sol mineur op. 23 de Frédéric Chopin. En sortant quelques secondes, le pianiste a l’intelligence de faire précéder la pièce d’un break. De la sorte, il se laisse une petite respiration et offre un sas de décompression indispensable à ses auditeurs après la violence haletante de la sonate – l’apaisement du finale ne l’atténue évidemment en rien, au contraire.
Bientôt, le thème tubesque se faufile. Tantôt inventeur de tremblements de terre, Ali Hirèche se métamorphose soudain en ingénieur des sons, mixant la mélodie et l’énergie avec l’accompagnement qui sait être à sa double place d’accompagnateur et d’impulseur de groove. Les doigts du musicien courent sans jamais perdre leur précision, guidés par une solide conception globale qui évite de segmenter l’œuvre en surjouant les contrastes d’atmosphères. L’extraterrestre excelle dans l’art

  • de tuiler sans écraser les différenciations,
  • d’éclater le récit sans le morceler,
  • de maîtriser le cap sans gommer le plaisir de l’inattendu ou, a minima, du surgissement créatif.

On cherche ce qui pourrait faire défaut (il s’agit de jouer au critique donc de critiquer, quand même, ne serait-ce que la ductilité du mélisme dont on aurait aimé qu’elle présentât un je-ne-sais-quoi de moins ciselé et de plus gourgandin dans la façon de sculpter le galbe mélodique, des conneries dans le genre), mais on est contraint de s’incliner devant

  • la fantaisie et la mélancolie,
  • le brio et l’intériorité,
  • la gravité de la joie et la mutabilité des choses de la vie.

 

 

Bien que le programme ait été habilement pensé et troussé, le triomphe réservé à l’interprète valait bien de prolonger quelques instants la rencontre. Le musicien offre un premier bis surprenant, rappelant l’étendue de sa palette, qui, loin de s’en tenir aux monuments du romantisme tant recherchés par les programmateurs, taquine autant Bach que les grands compositeurs russes et les créateurs espagnols, connus ou méconnus tels Federico Mompou, Manuel de Falla et Antonio Ruiz-Pipó, célébrés dans un disque paru sur le label Genuin. Après un programme harmoniquement très encadré jusque dans ses foucades, l’auditeur ne peut que goûter l’énigmaticité de la marche harmonique toute simple mais modulante que l’on dirait pétrie et cuite sur place, sous nos yeux et devant nos esgourdes ébaubies. Ali Hirèche en soigne les contours et l’aménagement, travaillant avec finesse des plans sonores tour à tour

  • étagés,
  • fusionnés,
  • intervertis et
  • confrontés.

Un second bis renvoie le public dans ses pénates avec le Deuxième intermezzo op. 118 de Johannes Brahms. Un peu de douceur, oui, mais une douceur allégée de toute mièvrerie grâce à

  • une main gauche qui ne minaude point,
  • une partie B tonique sans être bruyante, et
  • un sens patent de cet équilibre qui, autour de nous, manque peut-être encore davantage que la douceur.

Bref, une fin idéale pour un récital remarquable, renvoyant les spectateurs rassérénés dans un monde de “barreaux de mains trop maigres” pour y poursuivre leurs “fécondes trahisons”, selon les mots de Denise Desautels (L’Ange noir de la joie [2011], Gallimard, “Poésie”, 2022, pp. 118-119).